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La chofe ne fut pas peu embaraffante. Ils n'avoient pas alors d'ouvriers qui fçüffent la construction de ces bâtimens à cinq rangs, & perfonne dans l'Italie ne s'en étoit encore fervi. Mais c'eft où fe fait mieux connoître l'efprit grand & hardi des Romains. Sans avoir de moiens propres, fans en avoir même aucun de quelque nature qu'il fût, (a) fans s'être jamais fait aucune idée de la mer, ils conçoivent ce projet pour la premiére fois, & l'éxécutent avec tant de courage, que dès-lors ils ofent attaquer les Carthaginois, à qui de tems immémorial on

(a) Sans s'être jamais fait aucune idée de la mer. ] Notre Auteur fe contredit furieufement dans ce paffage; qui voudroit le concilier avec lui-même, s'y trouveroit très-embaraffé. Ce qu'il dit dans ce premier Livre ; il l'oublie dans fon troifiéme, où il rapporte des Traitez très-anciens entre les Romains & les Carthaginois. Il y en a un pris de fi haut qu'il fut fait peu après l'expulfion de Tarquin, c'eft-à-dire fous les premiers Confuls près de 250.ans avant la premiere guerre Punique, & un autre en 402. où l'on voit manifeftement que les Romains ne trafiquoient pas feulement fur mer, mais qu'ils avoient des Navires propres pour toute autre chofe que pour le trafic & qu'ils fe méloient même de piraterie, car Polybe fpéc'fie dans le Traité les differentes efpeces de bâtiments après avoir parlé de vaisseaux en général. Si ces vaiffeaux n'euffent été que marchans, pourquoi cette distinction les Romains couroient donc les mers foit en bien foit en mal, quoique le métier de Corfaire, qui n'eft pas autrement fort honnête en ce tems-ci, fût alors très-honorable, c'eft Polybe & Thucydide qui nous l'appré

nent.

Le paffage de Pyrrhus en Italie ne produifit-il pas un traité d'alliance entre Rome & Carthage, l'an 473. de Rome? je renvoie mon lecteur à M. Huet, qui me foulage beaucoup dans cette affaire-ci, j'ignorois qu'il eût écrit fur la navigation des Anciens, ce qui ne m'eft guere pardonnable. Il cite Tite-Live fur le Traité dont je viens de parler qui prétend que c'eft le quatriéme. A ces faits, ce poli & fçavant Ecrivain, avec lequel je ne pouvois éviter de me rencontrer , ajoute; Il paroît par ce Traité que les Romains avoient alors négligé le foin de la mer. Car ils ftipulent que les Carthaginois leur fourniront des vaisseaux dans le befoin & pour les voiages, & pour la guerre ; & au furplus les conditions des Traitez précedens font renouvellez. Outre ces Tome 1.

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preuves que nous tirons de Polybe, contre lui-même, continuë-t'il, nous lifons que de Rome 416. qui préceda la feconde guerre Punique de 74-ans. Les Romains avoient ruiné le port des Antiates, & s'étant empare de leur flotte, qui étoit de 22. Galéres, entre lefquelles il s'en trouvoit fix armées d'éperons, orna de ces éperons la Tribune aux harangues dans la place publique, brûla les navires dépouille de cette défense & fit remonter les autres jufqu'à Rome, & les mettre dans le lieu destiné à la garde & à la fabrique des vaiffeaux. Ce qui prouve invinciblement que dès ce tems-là les Romains s'appliquoient aux affaires de la marine.Nous lifons de plus, dit-il quelques lignes plus bas, que les Romains avoient en mer une flotte de dix vaiffeaux couverts & armezavant la guerre des Tarentins, c'est-à-dire environ 18. ans avant la premiere guerre Punique. Ce fut cette flotte qui donna occafion a la guerre contre Tarente. Il dit ailleurs que ceValérius, qui commandoit, exerçoit, felon le témoignage de Tite-Live, la charge de Duumvirs naval, dont l'office étoit d'équiper,de réparer & d'entretenir les flottes. Ces charges de Duumvirs furent créées l'an de Rome 443. c'est-à-dire environ 50. ans avant le tems où Polybe prétend que les Romains commencérent à s'appliquer à la mer.

Il est donc confiant que les Romains s'appliquoient à la mer dès le tems de leurs Rois, premierement pour le négoce

enfuite beaucoup plus pour la guerre ; mais que les ennemis qui environnoient leur état dans l'Italie leur fufcitérent tant d'affaires, qu'ils furent contraints de fe relâcher dans le foin de la marine jusqu'au tems de la premiere guerre Punique; car alors ils la reprirent avec tant d'ardeur & un fi prodigieux fuccez que tout ce qu'ils avoient fait auparavant, ne mérita pas en comparaison d'être compté pour rien. Et c'eft en ce sens qu'il faut entendre & expliquer Polybe..

K

Faute du Conful &

n'avoit contesté la fupériorité fur la mer. Mais voici une autre preuve de la hardieffe prodigieufe des Romains dans les grandes entreprises: lorfqu'ils réfolurent de faire paffer leurs troupes à Meffine, ils n'avoient ni vaiffeaux pontez, ni vaiffeaux de transport, pas même une felouque; mais feulement des bâtimens à cinquante rames, & des galéres à trois rangs, qu'ils avoient empruntées des Tarentins, des Locres, des. Eleates & des Napolitains. Ce fut fur ces vaiffeaux qu'ils oférent transporter leurs armées.

Lorfqu'ils traverférent le détroit, les Carthaginois étant venus fondre fur eux, & un vaiffeau ponté qui s'étoit présenté d'abord au combat, aiant échoué & étant tombé en leur puiffance, ils s'en fervirent comme de modéle (a) pour conftruire toute leur flotte: de forte que fans cet accident, n'aiant aucune éxpérience de la marine, ils auroient été contraints d'abandonner leur entreprise. Pendant que les uns étoient occupez à la fabrique des vaiffeaux, les autres amaffoient des matelors & leur apprenoient à ramer. Ils les rangeoient la rame à la main fur le rivage dans le même ordre que fur les bancs. Au milieu d'eux étoit un Commandant. Ils s'accoutumoient à fe renverfer en arriére, & à fe baiffer en devant tous ensemble, à commencer & à finir à l'ordre. Les matelots éxercez, & les vaiffeaux conftruits, ils fe mirent en mer, s'éprouvérent pendant quelque tems,, & voguérent le long de la côte d'Italie.

Cn. Cornelius qui commandoit la flotte, après avoir donné orAnnibal dre aux pilotes de cingler vers le détroit dès que l'on feroit en état de partir, prit avec dix-fept vaiffeaux la route de Meffine, pour y tenir prêt tout ce qui feroit néceffaire. Lorsqu'il y fut arrivé, une occafion s'étant présentée de furprendre la ville des Lipariens, il la

(a) Ils s'en fervirent comme de modèle pour construire toute leur flotte. ] Voici un paffage qui n'eft pas tout à fait indigne d'être rélevé. Les Romains paflent le détroit, non pas feulement fur des bâtimens He cinquante rames, c'est-à-dire des galées de bas bord; Mais encore fur des trifemies, qui étoient des vaiffeaux ou galéres de guerre qu'ils avoient empruntez de leurs Voifins, Polybe nous dit après cela, que fi le afeau Carthaginois n'eût échoué fur la core, & dont ils fe faifirent, les Romains auroient été contraints d'abandonner leur entreprise: je ne comprens rien à cela. N'avoient-ils pas traverfe le détroit avec des bâtimens propies pour la guerre ? Mais, dira-t-on, ces

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galéres ou vaiffeaux, fi on l'aime mieux, n'étoient pas pontez, & l'Auteur entend parler de ces fortes de batimens. Se moquei-on ? Quoi, ces bâtimens fi extraordinairement élevez, pouvoient être autren ent que pontez, qui peut douter qu'ils ne le fuffent,, & même à deux ponts? Qui empêchoit les Romains d'en conftruire fur le même modéle de ceux fur lesquels ils avoient passé de détroit Polyhe auroit ce me femble mieux fait de nous dire que celui qu'on prie fe trouva d'un gabarit plus avantageux & plus propre pour les manœuvres legéres ;; mais il ne pouvoit être différent des autres que dans la coupe qui dût leur paroître pluss fine.

faifit trop légérement, & s'approcha de la ville. A cette nouvelle Annibal, qui étoit à Palerme, fit partir le Sénateur Boode avec une efcadre de vingt vaiffeaux. Celui-ci avança pendant la nuit, & envelopa dans le port celle du Conful. Le jour venu, tout l'équipage le fauva à terre: & Cornelius épouvanté, ne fçachant que faire, fe rendit aux ennemis; après quoi les Carthaginois retournérent vers Annibal, menant avec eux, & l'efcadre des Romains, & le Conful qui la commandoit. Peu de jours après, quoique cette avanture fit beaucoup de bruit, il ne s'en fallut prefque rien qu'Annibal ne tombât dans la même faute. Aiant appris que les Romains rangeant la côte d'Italie approchoient, il voulut fçavoir par lui-même combien ils étoient, & dans quel ordre ils s'avançoient. Il prit cinquante vaiffeaux; mais en doublant le promontoire d'Italie, il rencontra les ennemis voguant en ordre de bataille. Plufieurs de fes vaisseaux furent pris, ce fut un miracle qu'il put fe fauver lui-même avec le reste.

&

Les Romains s'étant enfuite approchez de la Sicile, & y aiant appris l'accident qui étoit arrivé à Cornelius, ils envoiérent à C. Duillius, qui commandoit l'armée de terre, & l'attendirent. Sur le bruit que la flotte des ennemis n'étoit pas loin, ils fe difpoférent à un combat naval. Mais comme leurs vaiffeaux étoient mal conftruits, & d'une extrême pefanteur, quelqu'un fuggéra qu'il falloit fe fervir de ce qui fut depuis ce tems-là appellé des Corbeaux. (a) Voici ce que c'étoit.

Une pièce de bois ronde, longue de quatre aunes, groffe de trois palmes de diamétre, étoit plantée fur la proue du navire: au haut de la poutre étoit une poulie; & autour, une échelle clouée à des planches de quatre pieds de largeur, fur fix aunes de longueur, dont on avoit fait un plancher percé au milieu d'un trou oblong, qui embraffoit la poutre à deux aunes de l'échelle. Des deux côtez de l'échelle fur la longueur, on avoit attaché un garde-fou qui couvroit jufqu'aux genoux. Il y avoit au bout du mât une efpéce de pilon de fer pointu, au haut duquel étoit un anneau ; de forte que toute cette machine paroiffoit semblable à celles dont on fe fert pour faire la farine. Dans cet anneau passoit une corde, avec laquelle, par le moien de

(a) De ce qui fut depuis appellé Corbeau.] La defcription de ce corbeau, laquelle fe trouve dans tous les manufcrits du Vatican, eft fort différente de celle-ci. On en voit une traduction Latine dans le Vegetius de l'édition de Plantin. Je m'étonne qu'on ait

fi peu réuffi dans la découverte de cette machine. Le lecteur curieux peut en voir la figure & tout ce que j'ai pensé fur les différens corbeaux des anciens, dans les obfervations fuivantes.

Bataille de

Myle.

la poulie qui étoit au haut de la poutre, on élevoit les corbeaux lorfque les vaiffeaux s'approchoient, & on les jettoit fur les vaifseaux ennemis, tantôt du côté de la proue, tantôt fur les côtez felon les différentes rencontres. Quand les corbeaux accrochoient un navire, fi les deux étoient joints par leurs côtez, les Romains fautoient dans le vaiffeau ennemi d'un bout à l'autre ; s'ils n'étoient joints que par la proue, ils avançoient deux à deux au travers du corbeau, Les premiers fe défendoient avec leurs boucliers des coups qu'on leur portoit en devant ; & les fuivans pour parer les coups portez de côté, appuioient leurs boucliers fur le garde-fou. Après s'être ainfi préparé, on n'attendoit plus que le tems de combattre.

que Duillius eût appris l'échec

que

l'armée navale

Auflitotilant aux Tribuns le commandement de l'armée

avoit reçû
de terre, il alla joindre la flotte: & fur la nouvelle que les en-
nemis faifoient le dégât fur les terres de Myle, il la fit avancer
toute de ce côté-là. A l'approche des Romains, les Carthagi-
nois mettent avec joie leurs cent trente vaiffeaux à la voile: in-
fultant prefque au peu d'expérience des Romains, ils tournent
tous la proue vers eux, fans daigner (eulement fe mettre en or
dre de bataille. Ils alloient comme à un butin qui ne pouvoit leur
échaper. Leur Chef étoit cet Annibal, qui de nuit s'étoit fur-
tivement fauvé avec les troupes de la ville d'Agrigente. Il mon-
toit une galére à sept rangs de rame, qui avoit appartenu à Pyr-
rhus. D'abord les Carthaginois furent fort furpris de voir au
haut des proues de chaque vaiffeau, un inftrument de guerre
auquel ils n'étoient pas accoutumez. Ils ne laifférent cependant
pas d'approcher de plus en plus, & leur avant-garde, pleine de
mépris pour les ennemis, commença la charge avec beaucoup
de vigueur; mais lorsqu'on fut à l'abordage, que les vaisseaux
furent accrochez les uns aux autres par les corbeaux, que les
Romains entrérent au travers de cette machine dans les vaif-
feaux ennemis, & qu'ils fe battirent fur leurs ponts ; ce fut alors
comme un combat fur terre, une partie des Carthaginois fut
taillée en piéces, les autres effraiez mirent bas les armes. Ils
perdirent dans ce premier choc trente vaiffeaux & tout l'arme-
ment. La galére Capitaineffe fut auffi prife, & Annibal au
défefpoir fut fort heureux de pouvoir fe fauver dans une cha-
loupe. Le refte de la flotte des Carthaginois faifoit voile dans le
deffein d'attaquer les Romains ; mais lorsqu'ils virent de piès la
défaite de ceux qui les avoient précédez, ils se tinrent à l'écart

& hors de la portée des corbeaux. Cependant à la faveur de la légéreté de leurs bâtimens, ils avancérent les uns vers les côtez, les autres vers la poupe des vaiffeaux ennemis, comptant fe battre par ce moien fans courre aucun rifque; mais ne pou vant, de quelques côtez qu'ils tournaffent, éviter cette machine, dont la nouveauté les épouvantoit, ils fe retirérent avec perte de cinquante vaiffeaux. Une journée fi heureuse redouble le courage & l'ardeur des Romains. (a) Ils fe jettent dans la Sicile, font lever le fiége de devant Egefte, qui étoit déja ré

(a) Une journée fi heureuse redouble le courage l'ardeur des Romains. ] Ceux qui ont fouvent été battus, ou qui par la perte de quelque combat, ou le fouvenir de feur derniere difgrace, fe font iinaginé que leurs ennemis ont plus d'adreffe, d'habileté & d'expérience fur mer; ceux-là mêmes fentent redoubler leur courage, & prennent de nouvelles efpérances, lorsqu'il leur arrive quelque bonheur à plus forte raifon lorfqu'ils remportent une victoire complette, auffi continuent-ils la guerre avec plus de courage & de fierté que ne font les vainqueurs. Cela paroît encore plus dans ceux qui ont éprouvé tous les maux d'une guerre très-malheureufe, & dont ils croient ne pouvoir jamais fe relever; un retour de fortune, un changement fi inefperé produit des effets furprenans, & remet toute la machine du cœur auparavant démontée par la crainte de l'ennemi. Cela ne fe remarque pas feulement dans les foldats, mais encore dans les peuples. La. joie qu'ils reffentent d'un bonheur prefque inattendu, les porte naturellement à fournir pour la continuation de la guerre des molens qu'on croioit taris. Une bataille perdue caufe fouvent la même révolution, lorfque les foldats & leurs Generaux ont combattu avec tout le courage & l'intrépidité poffible. La bataille de Malplaquet quoique perdue, peu s'en faut que je ne d fe en apparence, puifqu'on abandonna le champ de bataille fans aucune néceffité, & qu'une heure de répit nous donnot la victoire que l'ennemi penfoit à nous céder. Cette bataille, dis-je, eft un bel éxemple de ce que je viens d'avancer. On ne vit jamais dans les peuples plus d'empreflement & d'ardeur à fournir dequoi réparer. la perte que l'on avoit faite dans cette cé lebre journée.

Pour revenir aux Romains, cette victoire de Duillius leur éleva fi fort le cur, & les remplit de tant d'efpérance, que ce Général

obtint des honneurs auffi nouveaux que le fut fon triomphe car il fut le premier des Romains qui triomphât après victoire navale, fpectacle qu'on n'avoit pas encore vû dans Rome. On fit plus, on lui érigea une colonne roftrale, ainfi appellée à cause des proues de navires dont on ornoit ces colonnes, autre nouveauté dans l'architecture. On déterra un morceau de celle-ci vers la fin du XVI. fiècle.

Le triomphe & la colonne. ne parurent pas dignes d'une fi grande victoire. On pouffa plus loin la reconnoiffance. Un triom-phe ne dure qu'une journée, après cela l'en: n'en parle plus, & l'on vouloit s'en souven'r tant qu'il y auroit des Duillius de la race du premier. On fit un decret public, qui devoit paffer à fes defcendans, par lequel on lui accordoit l'honneur de le faire conduire à fon logis aux flambeaux & au fon des flûtes, toutes les fois qu'il fouperoit en ville chez ses amis. Il y avoit dequo entretenir tous les joueurs de Aites de Rome, fans doute qu'il s'en munit abondamment. Il ne faut pas douter que fes defcendans ne s'en muniffent auffi, & qu'ils ne foupaffent trèsfouvent en ville fans fe faire beaucoup prien, pour ne pas perdre un priv lege fi honorable & fi glor eux dans la famille. Il y a bien des Auteurs qui prétendent qu'il s'arrogea cette efpéce de triomphe nocturne. Je renvo e le lecteur au Dict onaire de Bayle, qui a épuifé cette mat ere. Il n'y a rien de plus beau dans les Princes, & de plus capable d'engendrer l'émulation & la reconnoiffance, que de continuer les graces & les honneurs aux defcendans de ceux qui leur ont rendu des e vices fignalez. Les defcendans de Themistocle, dit Plutarque, fix cens ans après la mort de ce grand homme, confer-. voient encore à Magnefie certains honneurs. que le Roi de Perie Artaxerxès lui avoit ace cordez.

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