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me perfuade que vous penfez tous les deux de la même maniére. Au refte ce que vous dites eft digne d'admiration, qu'un caractére trop doux & trop tranquille ne fiéd pas à un homme, qui fort d'une fi grande Maifon. Vous faites voir par là combien vos fentimens font au deffus de ceux du vulgaire. Hé bien, je me livre entiérement à vous, & je vous offre de tout mon cœur mes fervices, pour vous rendre capable de mener une vie digne du grand nom que vous portez. A l'égard des fciences communes, vous n'avez befoin ni l'un ni l'autre de mon fecours. Il aborde tous les jours de la Gréce ici un affez grand nombre de Maîtres de cette efpéce. Mais pour ce que vous difiez tout-à-l'heure que vous étiez fâché de ne pas fçavoir, je crois, fans me flater, qu'il n'y a perfonne qui foit plus en état de vous l'apprendre que moi.

fit à

Polybe parloit encore, lorfque Scipion lui prenant les mains: ah! Polybe, s'écria-t'il, que ne vois-je le jour, où libre de toute autre affaire, & vivant avec moi, vous ne vous étudierez qu'à me former l'efprit & le cœur. C'eft alors que je me croirai digne de mes ancêtres. On ne peut exprimer le plaifir que Polybe l'ardeur que ce jeune Patricien témoignoit pour marcher fur les traces de fes aieux ; quoiqu'il craignît un peu que les grandes richeffes, qui étoient dans cette illuftre Maison, jointes aux mauvais éxemples de la jeuneffe Romaine, qui étoit alors fort dérangée, ne gâtaffent un éléve' de fi grande espé

rance.

Tel fut le commencement de la liaison qu'eut Polybe avec le deftructeur de Carthage & de Numance: liaison fi intime & fi tendre, que jamais le jeune difciple ne le quittoit d'un moment, & qu'il préféroit à toutes choses l'avantage de s'entretenir avec lui.

Auffi quelles leçons falutaires n'en reçut-il pas ? Ce grand Maître commença par lui infpirer une averfion extrême pour tous ces plaifirs dangereux, aufquels les jeunes Romains s'abandonnoient: & Scipion pendant cinq ans fe tint tellement en garde contre les appas de ces plaifirs, qu'il étoit regardé dans toute la ville comme un modéle de pudeur & de modé

ration.

De là il fut aifé de le faire paffer à la générofité, au noble défintéreffement, au bel ufage des richeffes, toutes vertus qu'il porta au fuprême dégré. La riche fucceffion qui lui étoit échûe par la mort d'Emilie, femme du grand Scipion, dont il étoit

petit

petit fils adoptif, il l'abandonna en entier à fa mére, qui, répudiée par L. Emilius, n'avoit pas de quoi foutenir la fplendeur de fon rang & de fa naiffance. Sans attendre les termes accordez par les loix pour le paiement de ce que l'on devoit à titre de dot, il fit donner par un banquier tout d'un coup vingt-cinq mille écus aux deux filles du grand Scipion, qui leur en avoit laiffé à fa mort cinquante mille, dont on ne leur avoit paié que la moitié. Tibérius Gracchus & Scipion Nafica, qui avoient époufé ces deux fœurs, étonnez d'une libéralité, dont on n'avoit pas d'éxemple à Rome, furent lui demander à lui-même, s'il étoit bien vrai qu'il eût donné ordre au banquier de leur remettre tout à la fois vingt-cinq mille écus; Scipion leur dit qu'il n'ignoroit pas quelle étoit l'indulgence des loix fur ces fortes de paiemens, qu'entre étrangers il étoit permis d'en profiter; mais qu'avec des amis & des parens, il falloit en ufer plus fimplement & avec plus de grandeur d'ame. Ce fut dans le même efprit qu'il céda à Fabius son frére la part qu'il avoit dans la fucceffion de leur pére Lucius Emilius, & cette part étoit de plus de foixante mille écus.

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Ce même frére ne pouvant fatisfaire aux frais d'un spectacle de gladiateurs qu'il avoit donné au peuple à la mort d'Emilius, Scipion donna quinze mille écus pour en acquitter du moins la moitié. Après la mort d'Emilie fa mére, quoique ce qu'elle avoit de bien vînt de fa pure libéralité, il ne laissa pas de l'abandonner tout à fes fœurs. Au camp devant Numance Antiochus Roi de Syrie, lui aiant envoie de magnifiques préfens, il ne voulut pas les recevoir en fecret, comme avoient coutume de faire les autres Commandans d'armée ; il les reçut du haut de fon Tribunal, & commanda au Quefteur de les coucher fur les registres publics, promettant de les diftribuer à tous ceux de la valeur defquels il auroit plus à fe louer.

Pour ce qui regarde la religion de ce tems-là, il faut convenir, à l'honneur de Polybe, qu'avec lui, Scipion ne devint pas fi dévot, que l'étoit, au moins en apparence, fon aieul le grand Scipion, qui paffoit les nuits dans les Temples, & que l'on difoit avoir des communications intimes avec Jupiter. On peut affûrer, fans crainte de juger témérairement, que notre Hiftorien n'avoit nulle foi à ces Divinitez qui avoient des yeux fans voir, & des oreilles fans entendre. Il cherchoit dans les régles de la prudence, de la politique & de la guerre, les raifons de tous les événemens, & foutenoit fans détours

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Tome 1.

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que quiconque avoit recours pour cela aux Dieux ou à la fortune, n'avoit point affez d'efprit pour les découvrir, ou vouloit s'épargner la peine de les chercher. Les Divinitez que Lycurgue & Scipion feignoient d'invoquer, & dont ils fe vantoient d'être infpirez, étoient, felon lui, une invention ingénieuse, , pour rendre plus fouple & plus docile la multitude, à qui ces beaux dehors impofent & font aifément illufion. Il croioit en une providence qui difpofe de tout, & conduit tout à fes fins; mais pour la fortune, à laquelle alors on rapporil tranche le mot & dit, fans fe contraindre, que c'eft une chimére.

toit tout,

Comme rien n'eft plus ordinaire aux Grands que de dédaigner ceux qui leur font inférieurs, & de s'imaginer que tout leur eft dû, & qu'ils ne doivent rien à perfonne; Polybe ne recommandoit rien tant à fon disciple que la modeftie, l'affabilité & la politeffe, jufqu'à l'exhorter de ne jamais revenir de la place chez lui, qu'il ne fe fut fait un ami.

Il ne s'appliquoit pas moins à lui former le corps que l'ef prit. L'un eft prefque aufli néceffaire que l'autre à un homme deftiné à conduire les armées. En vain fçauroit-il toutes les -régles & toutes les rufes de la guerre, fi fon corps, accoutumé à une vie molle & voluptueufe, se refuse à la peine & au travail, il ne fera jamais Capitaine que de nom. L'éxercice que notre Hiftorien croioit le plus propre à endurcir le corps aux travaux, on s'attend bien que c'étoit la chasse. Mais chaffer avec Polybe, c'étoit moins un divertissement qu'une étude: car il ne faut pas douter qu'il ne fît dans la campagne avec Scipion ce que Philopomen faifoit avec lui.

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Quand ce grand homme, dit Polybe lui-même dans TiteLive, étoit en voiage, & qu'il rencontroit quelque paffage difficile à franchir, il jettoit les yeux de tous les côtez pour bien reconnoître la nature du pofte: puis s'il étoit feul, il fe demandoit à lui-même; ou s'il étoit en compagnie, il demandoit à ceux qui étoient avec lui: fi l'ennemi paroiffoit ici, & qu'il nous attaquât ou de front, ou par notre droite, ou par notre gauche, ou par nos derriéres, que fe"rions-nous? Lequel vaudroit mieux ou fe mettre en ordre de bataille, ou fe rompre & ne prendre qu'un ordre de » marche ? Combien de troupes faudroit-il emploier? De quelle forte d'armes nous fervirions-nous ? Où mettrions»nous les bagages & notre monde inutile au combat? Quelles

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رو

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» ou combien de troupes feroit-il bon de détacher pour les
garder? Seroit-il avantageux d'avancer, ou ne feroit-il pas
mieux que nous fiffions retraite ? S'il falloit camper, où nous
» établirions-nous? Quel espace de ce terrain feroit-il à pro-
pos
de retrancher? D'où tirerions-nous commodément l'eau,
le bois, les fourages? Pour décamper, quel chemin feroit
» le plus fûr, & en quel ordre devrions-nous marcher? Quand
on bat la campagne & que l'on chaffe de cette maniére, loin
de perdre le tems, on revient chez foi plus fçavant, qu'on
n'auroit pû y devenir par de fatiguantes lectures.

On ne finiroit pas, fi l'on vouloit ramaffer toutes les inftruc-
tions que donnoit Polybe à Scipion fur l'honnête homme, fur
le bon Citoien, fur l'homme d'Etat, fur l'homme de guerre,
& qui font répandues en différens endroits ou de fon Histoire,
ou des autres Historiens. Il fuffit de remarquer que l'opinion
conftante étoit, que ce Romain n'avoit rien fait de bon, dont
il n'eût l'obligation à Polybe, & qu'il ne faifoit de fautes que cad.
lorfqu'il agiffoit fans le confulter.

Pauf. in Ar

P. 1307. &

Scipion ne fut pas le feul à Rome, qui dut fe fçavoir gré d'avoir fuivi les avis de Polybe. C'est encore à fes confeils Pol. t. It. que Démétrius fut redevable du thrône de Syrie, où jamais feq. peut-être il ne feroit monté fans lui. Ce Prince avoit été envoié à Rome parmi les ôtages qu'Antiochus fon frére avoit été obligé de donner par le Traité de paix fait entre lui & les Romains fous le Confulat de Cn. Manlius. Après la mort d'Antiochus, il s'étoit préfenté devant le Sénat pour prier qu'on le remît en liberté, & n'en avoit pû rien obtenir: non que ce DXC. qu'il demandoit fût injufte, car le Roiaume lui appartenoit de droit après la mort de fon frére; mais parce que les Romains trouvoient leur compte à laiffer le fceptre entre les mains du jeune pupille qu'Antiochus avoit fait fon fucceffeur.

Avant que de reparoître devant ces fiers Sénateurs, il fit appeller Polybe, & ils délibérérent ensemble quelles mefures il y auroit à prendre en cette occafion. Celui-ci lui dit qu'il fe gardât bien d'échouer deux fois au même écueil : qu'il n'attendît rien que de lui-même, & qu'il ofât quelque chofe digne d'un Roi. Démétrius, fans lui répondre, confulta Apollonius, un de ses Confidens, fur le même fujet, qui fut d'un avis contraire. Il retourna donc au Sénat; mais le refus qu'il en fouffrit, lui aiant fait faire de nouvelles réfléxions fur le confeil de Polybe, il s'en ouvrit à Diodore, qui l'avoit élevé, &

An de Rome

qui connoiffoit parfaitement l'état préfent de la Syrie. Diodore l'affûra que rien n'étoit plus fenfé & plus judicieux que ce con

feil, & que dans les conjonctures préfentes il n'auroit qu'à fe

montrer dans la Syrie, pour que tout le Roiaume fe rangeât fous fon obéiffance.

Là deffus Démétrius fait revenir Polybe, & le prie de lui fournir des expédiens pour s'évader. Celui-ci donna cette commission à un de fes amis, nommé Menithylle, qui fur le champ s'étant tranfporté à Oftie, & y aiant trouvé un vaiffeau Carthaginois prêt de mettre à la voile, le fréta comme pour luimême. Le jour venu pour s'embarquer, & toutes les mesures prifes, pour que cette fuite ne vînt à la connoiffance de perfonne, Polybe, qui quoique malade alors, étoit éxactement informé de tout ce qui fe paffoit, aiant appris que Démétrius donnoit un grand repas, & craignant que ce jeune Prince qui aimoit la table, ne laiffât échaper l'occafion, & ne rendît inutiles les précautions que l'on avoit eu foin de prendre, écrivit un petit billet, qu'il fit porter par un laquais à l'Echanfon de Démétrius, avec ordre de recommander à cet Echanfon de le faire lire au plutôt à fon Maître. Ce billet portoit: à force de différer, on court rifque de fe perdre, il vaut mieux éxécuter. Ofez quelque chofe, hazardez, réuffite ou non, tout plutôt que manquer à vous-même : foiez fobre, défiez-vous, ce font là les nerfs de la prudence.

de vous

Démétrius vit d'abord à quelle fin & de quelle part cet avis lui venoit. Il fait femblant de fe trouver mal, fort de la maison avec ceux qui étoient du complot, donne fes derniers ordres court à Oftie, s'embarque & fait route fi heureusement, qu'au fixiéme jour il étoit au détroit de Sicile. On ne fçut à Rome qu'il étoit échapé que quatre jours après qu'il en fut parti. C'est ce même Démétrius, qui fit aux Juifs une guerre fi cruelle du tems des Macchabées, & qui donna lieu au Traité d'alliance, que cette nation fit avec le peuple Romain..

Ce fut auffi apparemment à Rome que Polybe compofa la plus grande partie de fon Hiftoire, ou du moins qu'il assembla des Mémoires. pour la compofer. Où pouvoit-il mieux s'instruire des événemens qui s'étoient paffez pendant tout le cours. de la feconde guerre Punique, que dans la Maison des Scipions? C'étoit fous le Confulat de Publius Cornelius, bisaieul de celui qui avoit adopté fon éléve, que cette guerre avoit commencé ; c'étoit lui qui commandant à la bataille du Tefin

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