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L'analyfe de l'Embolon où le Cuneus des Anciens, & leur bataillon quarré ont donné lieu à la découverte de la Colonne. Ce que c'est que le Cunéus. Ce qu'on penfe de cette maniere de combattre.

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Es premiéres idées qui me vinrent de la Colonne, furent une fuite des réfléxions & d'une étude d'éxamen que j'avois faites fur les défauts du Cuneus, & de l'ordre quadrangulaire, & fur les raifons qui obligcoient les Anciens de combattre fur tant de hauteur. Ces deux évolutions étoient connues des Grecs longtems avant que de l'être aux Romains, & l'on peut dire, fans crainte de fe tromper, que la premiére est toute Gréque, & la feconde Egiptienne. Ces réfléxions me donnérent une connoiffance plus éxacte de la nature du quarré, dont l'usage nous eft affez connu ; & bien que l'autre ne nous le foit pas, je tâchai de m'en inftruire dans les Auteurs de l'antiquité, Hiftoriens & dogmatiques qui en ont écrit. Cette connoiffance me conduifit à la découverte de mon Principe des Colonnes. Je communiquai mes nouvelles idées à deux Officiers Généraux de mes amis, en qui je reconnoiffois une grande intelligence de l'infanterie. Je me flatois de les avoir oues le mier, & je m'en applaudiffois. J'ai été longtems dans cette erreur : mais il eft bon d'hésiter quelquefois à fe croire le premier auteur d'une découverte ; & venant après les Grecs & les Romains, il faut s'attendre à les rencontrer dans prefque tout ce. que l'on peut inventer de bon & de parfait fur la guerre.

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Le Cuneus des Anciens ou l'Embolon eft célébre dans l'Hiftoire. J'ai hazardé mon sentiment fur l'origine de cette évolu tion, & j'ai dit que je la croiois Gréque, fans en avoir autre preuve, finon que les Grecs étoient avant les Romains, & qu'ils étoient conftamment plus habiles & plus profonds dans la Tactique que ceux-ci, quand nous ignorerions même que Tarquin prit prefque tous les ufages des premiers à l'égard de la guerre ; je ne fçai où Denis d'Halicarnaffe avoit trouvé que les Grecs n'ignoroient pas que les Romains les euffent imitez à l'égard de leur milice; s'ils l'euffent fçû, Pyrrhus auroit-il pû l'ignorer Ce grand Capitaine en étoit fi peu perfuadé, qu'il marqua une extrême surprise lorfqu'il vit leur maniére de camper, & fans

doute celle de combattre ; il avoua qu'ils n'étoient pas fi barbares qu'il avoit cru. Les Hiftoriens Grecs qui ont écrit des guerres des Romains, nous font affez connoître que le Coin leur étoit inconnu ; il ne l'étoit pas des peuples de l'Afie, ce qui paroît affez dans mon Auteur. Ceux-ci le tenoient des Grecs, & des Capitaines fucceffeurs d'Aléxandre le Grand. Homére ni Hérodote ne font aucune mention de cette maniére de combattre ; fi elle a été connue des Juifs, ce n'a été que fort tard. Xénophon dans fa Cyropédie ne fait aucune mention de cette évolution chez les Perfes. Si le Coin n'eft pas un triangle, mais feulement un corps fur beaucoup de profondeur & peu de front, comme je panche fort à le croire, les Grecs n'ont que faire de fe donner la gloire de l'invention : les peuples de l'Afie, & particuliérement les Juifs, le connoiffoient avant eux. Il fe trouveroit encore dans Homére, qui le représente assez bien.

Le rond d'hommes, ou l'évolution circulaire, qu'on attribue fauffement aux Romains, étoit connue des Grecs longtems avant eux. Xénophon parle de cette évolution dans la retraite des dix mille, je ne l'approuve point, elle ne fert tout au plus que lorsqu'on ne peut ni avancer ni reculer. A l'égard de la tortue d'hommes, les Juifs l'ont pratiquée longtems avant les Grecs & les Romains: l'Ecriture Sainte en fait mention en plufieurs endroits, & cependant nous attribuons aux Romains tout ce que la science militaire a de plus fin & de plus profond. On verra dans le cours de cet Ouvrage, que leurs découvertes en matiére de guerre fe réduifent à affez peu de chofes, & qu'en ce genre ils n'ont prefque rien de recommandable que la gloire d'avoir perfectionné ce que les autres avoient pratiqué avant cux. Quoiqu'il en foit, je ne fais nulle difficulté d'accorder aux Grecs ce que je ne vois pas dans les autres, qui les ont précédez, & dont les hiftoires font plus anciennes: car du refte il m'importe peu de fçavoir, fi l'invention de l'ordre triangulaire eft due aux uns plutôt qu'aux autres: s'il eft tel, il n'y a pas trop dequoi fe récrier.

Il ne me feroit pas difficile de prouver par les Historiens de la premiére antiquité, que le terme de Coin ou d'Embolon a fait une très-grande illufion aux Auteurs Tactiques qui ont écrit de la milice des Anciens, comme à nos Commentateurs modernes qui ont traité cette matiére. Je m'étonne que Patritius y foit tombé comme les autres. Le Coin ne fignifie pas toujours un triangle d'hommes, & peut-être ne l'eft-il pas ; mais feulement

an corps, ou plufieurs, rangez fur beaucoup de hauteur & peu de front, & il paroît être tel dans mon Auteur comme dans Thucydide, Xénophon, Arrien, Plutarque & maints autres avant, & chez les Latins une foule, parmi lefquels je mets Céfar, TiteLive & Tacite, je me borne à celui-ci: car on me donneroit trop à courir s'il falloit citer les paffages des Hiftoriens dont je parle ; il me fuffit de dire que le terme de Cuneus ne fignifie pas toujours une figure triangulaire, mais une cohorte, cohors.

Tacite, dans fa Germanie, dit que les Allemans fe rangent en forme de coin; mais on voit bien que par ce terme il entend une cohorte , parce qu'il l'oppose à Turma, c'est-à-dire à l'escadron. D'Ablancourt ne s'y eft pas mépris; il a traduit ainsi, les Allemans combattent par bataillons & par efcadrons ; mais cet homme célébre ignoroit peut-être que ce mot Cuneus fignifioit plufieurs corps d'infanterie, rangez fur beaucoup plus de profondeur que la cohorte n'en avoit ordinairement ; & lorfqu'on doubloit ou que l'on triploit les files, on fe fervoit du mot de Cuneus. A l'égard des Allemans, on fçait feulement qu'ils combattoient en phalange coupée comme les Gaulois, c'est-à-dire avec de petits intervalles ou des retraites entre les corps, & prefque toujours unis & ferrez comme les Grecs. Cela fe voit par Céfar dans la bataille contre Ariovifte. Leur phalange fe trouvoit quelquefois plus ferrée & plus épaiffe que celle des Grecs, & telle que la représente Homére au fiége de Troie, s'il eft vrai qu'il y en eût jamais un ; car lorfque ceux-ci doubloient ou triploient les files de quelque corps d'infanterie péfamment armée, l'on emploioit le terme d'Embolon, & l'on fçavoit tout auffitôt ce que cela vouloit dire. Denis d'Halicarnaffe fe fert fouvent de ce mot dans fon Histoire, quoique les Romains ne fçûffent pas feulement fi le triangle avoit jamais éxisté.

J'ai remarqué que les Grecs, qui ont écrit des guerres des Romains, fe font fervis du terme d'Embolon, lorsque les Latins ont emploié celui de Cohors dans le détail des mêmes actions ; Tite-Live, qui a copié Polybe prefque par tout, a pris fouvent l'Embolon pour un triangle, lorfque par ce mot l'Hiftorien Grec entendoit une cohorte. Patritius n'y a pas moins été trompé, car il a donné une armée rangée par Embolons vuidez, ou en angles faillans & rentrans à l'infanterie. Elien, qui a fans doute tiré cet ordre de fa tête, l'a baptifé du nom de Peplegmenon, c'est-à-dire un ordre par lignes obliques de l'une à l'autre, ce qui me femble abfurde; fi Elien a entendu des Coins vuidez

ou pleins, comme il l'entend ainfi, Patritius a donné dans cette vifion. J'ai lieu de m'en étonner. Dans quel Auteur de l'antiquité Elien & l'Empereur Léon ont-ils trouvé cet ordre de bataille? Je fuis bien fûr qu'ils ne l'ont pris d'aucun. Ils ont trèsmal imaginé..

Tout ce que je viens de dire du Coin ou du Roftrum d'Elien, me rend plus hardi à croire qu'il n'a jamais éxisté: ceci n'est encore qu'une fimple escarmouche, on va voir bientôt le com bat en forme contre cet Auteur, & fon Coin renverfé & diffipé de telle forte, que j'efpére que les fçavans Tacticiens n'en parleront plus que pour s'en moquer. Peut-il venir dans la tête d'un fantaffin, qui fait quelque ufage de fa raison & de fon efprit qu'une évolution fabriquée de la forte, foit capable de pénétrer une phalange, ou tout autre corps que ce foit? Je préférerois l'ordre quadrangulaire vuidé à une façon de combattre fi folle. Il s'eft pourtant trouvé des gens aflez peureux pour le regarder comme très-redoutable. Il est certain que le terme d'Embolon a trompé Elien: là-deffus il a bâti cette opinion ridicule qu'Epaminondas avoit combattu en forme de Coin ou d'Embo Ton à la bataille de Leuctres. Patritius l'a crù tout bonnement; ce qui eft manifeftement faux par le témoignage même de Thucydide, que j'ai déja cité sur cette bataille.

Cette manière de combattre a duré trop longtems chez les Grecs & chez les Latins même, pour croire qu'elle fût telle qu'Elien & l'Empereur Léon nous la représentent, & tant d'autres Tactiques qui en ont été les échos. Ce font des Auteurs de la moienne antiquité, & par conféquent de très-moienne intelligence; car les Hiftoriens qui ont parlé de cette maniére de combattre, & qui ont emploié le terme d'Embolon, comme Thucydide, Xénophon & Plutarque, qui l'avoit tiré de ces deux premiers, ne parlent point d'une pointe fi fubtile; ils comparent le choc de ce corps à celui d'un bélier qui frape de fa tête contre ce qui lui eft oppofé.

Je n'ai remarqué qu'un feul endroit dans nos Historiens modernes, où il foit parlé du Triangle. Il y en a deux qui en font mention, mais le dernier pourroit bien avoir copié le premier. Celui-ci pourroit s'être fervi de ce terme plutôt que de celui de bataillon quarré, ou de quarré long, pour donner du merveilleux à fon Hiftoire. Je le foupçonne très-fort, car les Italiens n'en font guéres chiches. Cet Auteur cite l'action d'un Capitaine d'infanterie Vénitienne, qui forma un Triangle & com

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battit dans cet ordre. Il prétend que le Triangle étoit en ce temslà une évolution fort en ufage; ce qui eft conftamment faux, car aucun Historien que je fçache depuis Juftinien n'en a parlé. Quoiqu'il en foit, l'exemple me femble affez remarquable pour avoir place ici, quoique je n'aime guéres à parler de ce que je ne crois point.

En 1476. trente mille Spahis, dit l'Auteur, étant entrez dans le Frioul, y portérent tous les maux & toutes les horreurs

de la guerre, & battirent tout ce qui ofa leur résister; mais ils P. Juftiniani. ne pûrent jamais rompre un corps d'infanterie Vénitienne com- P. Jovio. mandé par Carlo Montone, Capitaine très-intelligent dans les évolutions pratiquées dans ce fiècle-là. Il forma de fes troupes un bataillon de figure triangulaire, fraifé de piquiers & de pertuifannes qui faifoient front de tous côtez, & qui rendirent inutiles tous les efforts de la cavalerie Ottomane, & fe retirérent bravement dans cet ordre jufques dans un pofte où il fut impoffible de les forcer.

Si ce corps d'infanterie, rangé de la forte, avoit été triangulaire, & non pas un quarré long, ou une colonne parfaite, il étoit impoffible qu'il réfiftât contre le choc des chevaux à fes angles trop émincez d'ailleurs on ne peut pas dire qu'un triangle faffe front de tous côtez, fi les angles n'en font pas abattus, & qu'ils puiffent au moins préfenter dix hommes, & alors ce ne feroit pas un triangle, mais un éxagone très-irrégulier. On ne peut pas dire qu'une épée fasse front à sa pointe : outre que le triangle n'eft nullement propre pour une retraite, & ne fçauroit marcher fans fe rompre & fans fe confondre, il ne feroit pas befoin de l'ennemi pour cela. Mettons cet éxemple au nombre des imaginaires à l'égard de la figure de ce corps d'infanterie. Ne doutons pas un feul moment que cet Officier n'ait formé un ordre quarré plein qui étoit alors en ufage, ou un quarré long: or fi cette évolution eft capable de réfifter à trente mille chevaux de la meilleure cavalerie Turque, que peut-on attendre d'une Colonne, qui eft un corps plus parfait & d'une figure plus fimple, & qui à toute la force du bataillon quarré fans en avoir les défauts ?

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Tome 1.`.

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