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de joindre l'ennemi ; & fi l'on n'en a pas envie, il eft inutile de fe former dans cet ordre. Elle fouffre bien moins de feu, parce que fon mouvement en avant est d'un cours plus vif & plus accéléré. Les bataillons marchent d'un pas lent & grave, parce qu'ils ne peuvent aller autrement fans floter & fans fe rompre, & par-là ils fe trouvent plus longtems expofez aux différentes bouches à feu ; ce qui fait perdre aux foldats cette ardeur que la vîteffe & l'élancement allument dans leur cœur, & qui les étourdit dans le péril, que le pas grave leur fait connoître : en effet l'ardeur s'éteint par la réfléxion que la lenteur des mouvemens nous donne le tems de faire dans les grands dangers.

Enfin pour derniére raison, comme il se trouve rarement des plaines affez larges & affez étendues pour qu'une grande armée (telles qu'on en voit aujourd'hui) puifle fe déplier, & combattre en pleine bataille, il me paroît qu'on ne fçauroit mieux faire que d'entrelaffer des colonnes de deux ou de trois fections dans une ligne de bataillons. En effet je ne pense pas qu'il y ait rien de plus avantageux à un Général que de chercher les endroits refferrez, particuliérement lorfqu'il fe trouve plus foible, & qu'il n'a pas un grand nombre de régimens fur la valeur defquels il puiffe compter: car alors mettant ce qu'il a de bon à la tête de les colonnes, le refte va de foi-même, outre que ce mélange engendre l'émulation. Comme ce font les têtes qui donnent & qui décident, tout dépend auffi de leur choc, comme je l'ai dit plus haut. D'ailleurs dans ces lieux refferrez l'on le trouve à l'abri du défordre qui furvient prefque toujours, lorfqu'une armée combat fur un trop grand nombre de lignes: l'on voit affez fouvent qu'au premier défavantage la premiére ligne étant enfoncée & pouffée vivement, elle fe renverfe fur la feconde, & la met en confufion, accident qui fe communique à toutes les autres fans qu'il foit poffible d'y remédier, particuliérement pour un Général qui ne feroit pas des plus habiles, outre que le canon fait un défordre épouvantable dans ces lignes ainsi redoublées. L'ordre par colonnes entrelaffées dans une premiére ligne, n'eft pas fujet à un fi grand défaut, l'effort d'une ligne ainfi difpofée eft des plus violents & des plus furieux ; l'on oppofe un plus grand nombre de troupes à une ligne lorfque l'ennemi paroît fur une moindre; ainfi je la confidére non seulement comme la reffource infaillible des foibles, mais encore comme le falut d'un Chef qui manque de cette intelligence, & du coup d'œil que l'ordre trop compofé éxige: la fimpli

Tome I.

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cité de ma Tactique fuppléant au défaut de l'autre.

Je m'apperçois d'une objection qu'on peut me faire, & dont perfonne ne s'eft encore avifé, qui n'eft pourtant qu'éblouiffante fans être folide, & dont on pourroit fort bien fe coeffer fans yprendre garde. On pourroit donc m'objecter, que fi l'on rece voit mon Syftême de Tactique, on verroit ce qu'on n'a pas encore vû dans le nôtre, c'est-à-dire une perte & un meurtre épouvantable dans les deux armées, à caufe de l'extrême profondeur de mes corps, dont les uns font fur huit de file, & les autres, véritablement en petit nombre, fur trente, fur quarante, & quelquefois fur quatre-vingt de file, en joignant les fections de chaque bataillon à la queue les unes des autres.

Un efprit peu attentif à l'éxamen d'une méthode, le penfera peut-être ainfi nous penfons tout au contraire. Qu'est-ce que nos combats & nos batailles? Nous l'avons, ce me semble, affez bien expliqué: eft-ce autre chose que des hommes rangez fans branler à une certaine diftance les uns des autres, &. fur deux lignes d'une grande étendue, à caufe du peu de hauteur des bataillons qui fe voient expofez plufieurs heures à un feu prodigieux & continuel de canon & de coups de fufils, d'autant plus meurtrier que les corps qui fe paffent ainfi réciproquement par les armes combattent fur un grand front, qui cause en peu de tems la perte d'une infinité de monde ; car fi

tous les foldats étoient auffibien éxercez à tirer que des Flibuftiers, je pose en fait qu'en deux heures de tems la perte de tous. termineroit la journée, ou du moins ceux qui feroient les meilleurs tireurs remporteroient la victoire, parce que la perte des autres les obligeroit à quitter partie. N'eft-ce pas là à peu près la méthode infenfée que nous fuivons aujourd'hui dans tous nos combats ? Car cette baionette fi redoutable ne l'est qu'aux yeux, & je ne vois pas qu'on la mette jamais en ufage, ou fort rarement, puifque la pratique de nos péres d'aller à l'ennemi & de le joindre nous eft aujourd'hui interdite, & que nos Généraux ne la veulent point. Il nous fuffit de combattre de loin, & fans aborder : c'eft pourtant cet abord qui convient le mieux au caractére d'une nation active, violente & fougueufe comme la Françoise, dont tout l'avantage confifte dans la premiére ardeur ; & dès qu'on prétend la retenir par une prudence mal entendue, & qu'on ne lui laisse pas fon libre cours, c'eft une vraie poltronnerie, c'eft tromper les foldats & leur couper les bras & les jambes. Avons-nous fait autre chofe pendant tout le cours de la derniére guerre ?

rien

Il n'en eft pas ainfi de ma maniére de combattre & de fe ranger, je laiffe là le feu, & je n'en tiens aucun compte. Je connois l'humeur & le caractère de la nation, & je la fais agir & combattre felon ce caractére, je ne la trompe point. Si je fournis des armes à nos ennemis par mes principes, comme on le prétend, j'en fournis de plus fortes à ma nation, parce que ne réfifte à fon impétuofité & à fa premiére ardeur, & que ma méthode lui convient beaucoup mieux qu'aux autres nations plus flegmatiques & moins ardentes, qui combattent pourtant avec plus d'avantage avec leurs bataillons minces contre les nôtres qui ne font pas plus épais, parce qu'elles font plus éxercées à tirer que nous ne le fommes, & que nous négligeons d'en venir aux mains, qui eft ce que nous avons de plus redoutable. Ce n'eft pas peu que de leur enlever l'avantage qu'ils ont dans leur feu, & particuliérement les Hollandois, en fuivant la méthode que je propose, & l'on va voir que je ne leur enléve pas feulement ce rempart, mais encore tous leurs avantages.

1o. Parce que je marche droit à eux pour les joindre & les aborder, & que leur feu ne dure qu'autant de tems qu'il m'en faut pour arriver fur ces tirailleurs par pelotons. Ils feront une décharge d'un peu loin, j'y confens; ils en feront une feconde, je l'accorde: mais n'en attendez pas une troifiéme, je ferai fur eux, & leur feu n'a plus lieu dès l'instant même qu'on eft fur eux; je perds donc beaucoup moins de monde que fi j'effuiois leurs feux fans les joindre, & si je marchois à eux selon la coutume, & non felon la mienne.

2°. Parce que mes corps étant rangez fur une moindre étendue, & fur plus de hauteur, font moins en prife au feu de l'ennemi, & ceux qui y feroient expofez en combattant felon la coutume ordinaire, s'en trouvent à l'abri, à caufe que mes bataillons ont beaucoup moins de front & plus de hauteur; & quant à mes Colonnes, elles fe trouvent beaucoup moins expofées, par la raifon qu'elles combattent fur un très-petit front, & fur une très-grande profondeur.

30. Parce que mes manoeuvres font plus dégagées, plus fimples & plus promptes, que je fuis auffitôt fur l'ennemi, & que j'ôte le flotement des corps, & ce flotement eft la chose du monde la plus dangereufe, & qu'on ne fçauroit éviter dans ceux qui combattent fur trois ou quatre de file.

4o. Parce que me trouvant en très-peu d'efpace fur l'ennemi, la pefanteur du choc de mes bataillons eft telle que les au

tres ne fçauroient jamais y réfifter ; & comme il fuffit de percer en plufieurs endroits, & qu'on le peut par tout contre des bataillons minces, la journée eft tout auflitôt terminée. Il y a donc moins de fang répandu, puifqu'il y a moins de feu de part & d'autre, que le combat eft moins obftiné, & qu'il n'y a que les têtes de mes corps qui donnent, outre que les rangs qui fuivent les trois ou quatre premiers de la tête ne fervent que pour les pouffer, & pour donner plus de poids & de force au choc de ceux qui les devancent, de forte que ces rangs ne peuvent fouffrir que du feu du canon: mais ce feu n'est qu'un feu de paffage, qui ceffe dès qu'on en eft aux mains, au lieu qu'il eft très-dangereux dans notre façon de combattre : Malplaquet en est une bonne preuve. D'ailleurs mes Colonnes rendent ce canon bien peu redoutable, parce que je mets le mien à la queue, qui tire fans ceffe, & marche toujours en fûreté à couvert des fections. C'est une remarque que plufieurs Officiers d'artillerie très-expérimentez ont faite, car ils ne défirent rien tant dans les batailles que d'être en état de fuivre les lignes, & de tirer au plus près lorfqu'ils fe fentent bien foutenus: nous ne fçaurions mieux l'être, difent-ils, que par ces Colonnes.

Suppofons maintenant que les deux partis combattent felon mes principes, car il ne faut point douter qu'on n'y vienne un jour ceux qui ne les approuvent pas ne les ont pas entendu, & leurs décisions ne font pas article de foi, je foutiens qu'on perdra une infinité moins de monde.

1o. Parce que, comme je l'ai déja dit, on effuiera moins de feu de part & d'autre, la raison eft qu'il n'y aura que les têtes qui donneront & qui fe trouveront exposées à l'arme blanche, & que la victoire dépendant uniquement de pénétrer & de percer quel, que part, les Généraux y mettront toute leur attention.

20. Parce que les Colonnes étant difficiles à découvrir à caufe qu'elles font engagées dans les lignes, ou qu'elles peuvent se former en marchant à l'ennemi, on fera toujours incertain de l'endroit ou l'on veut faire le principal effort de l'attaque.

3°. Parce que le ralliement de celui qui eft ouvert devient impoffible ou très-difficile, à caufe du partage des Colonnes qui fe jettent à droit & à gauche fur les flancs des corps qui viennent d'être rompus, choc dont ils ne fçauroient fe garantir, attaquez qu'ils font en même tems de front par les bataillons d'entre les Colonnes; de forte que n'y aiant plus de reméde, la journée eft finie en fort peu de tems: car c'est le tems qu'on emploie pour

la victoire & le feu continuel qui font périr tant de monde. J'écarte une infinité de chofes que je pourrois dire fur la Colonne; car comme ces chofes embraffent ma Tactique dans toute fon étendue, nous les traiterons felon l'occafion dans le cours de cet Ouvrage, fans pourtant entrer dans le fond de cette Tactique : les raifons que nous en avons font plus importantes que l'on ne penfe, on peut être emploié ; & lorfqu'on a perdu toute efpérance de l'être, on ne perd pas celle de tout donner & de tout découvrir.

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Autoritez & éxemples de la Colonne.

A plupart des gens qui ne s'appliquent pas, font fi prévenus en faveur de l'ufage, que tout ce qui lui est contraire les révolte & les bleffe; les preuves, les raisons les plus fortes & les plus preffantes, les véritez les plus démontrées font à peine probables: donnez-leur des autoritez, ils ne s'en paient point; que faire avec de telles gens? Il faut, dira-t-on, les fatisfaire par quelque chofe de plus fort. Il leur faut des faits, des éxemples de quelques grands hommes qui aient pratiqué ce qu'on propofe; nous les prendrons donc par cet endroit-là, puifque nous n'avançons rien par l'autre : encore Dieu veuille qu'ils ne les révoquent pas en doute; en ce cas il n'eft pas jour. en plein midi, comme dit Horace.

Une autorité comme celle de Céfar, feroit d'un grand poids dans le fujet que je traite: mais il me paroît que la Colonne lui. fut inconnue, je n'en vois aucune trace dans fes Commentaires, aucun de fes Hiftoriens n'en a parlé ; mais Scipion, qui ne lui étoit pas beaucoup inférieur, s'en fervit avec avantage contre Annibal à Zama. Ce grand homme combattit fur une ligne de colonnes parfaites à fon infanterie. Polybe, qui nous en donne la defcription en homme de guerre, eft celui de tous les Historiens qui nous l'explique avec plus de précifion & de clarté.

Le Prince Louis-Guillaume de Naffau nous a donné un plan de ce fameux ordre de bataille dans un Ouvrage de fa façon qui est assez rare, il ne me paroît pas que les raifonnemens qu'il fait fur cette bataille foient conformes aux vûes de Scipion, non plus que ceux de Polybe.. Le Romain fe forma dans cet

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