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qu'ils cuffent pris fur ces connoiffances la réfolution de nous attaquer le jour même, ou pour mieux cacher leur entreprise, le lendemain avant le jour, après avoir renforcé leur droite d'une grande partie des troupes de leur gauche, & qu'ils fuffent tombez fur la nôtre à lafaveur des ténébres,où en étions-nous? Car tout ce que nous avions de redoutable étoit à notre droite, je ne fçai pourquoi; ainfi l'ennemi nous accablant de fes forces, il étoit difficile que nous pûffions jamais lui réfifter, en fuppofant même que le ravin n'eût apporté aucun obftacle aux fecours que nous pouvions tirer de notre droite, qui fe trouvoit trop éloignée de la gauche. Celle-ci battue, ou plutôt accablée du nombre, l'ennemi n'avoit autre parti à prendre qu'à gagner le ravin, le border jufqu'au village de Vilerval, où il n'y avoit perfonne, & delà s'étendre jufqu'à la Scarpe au deffous d'Arras, où nous avions nos ponts. Je laiffe à penfer ce que feroit devenu le refte de notre armée, qui fe trouvoit enfermé entre la Scarpe & les ennemis. Voilà une belle occafion manquée : s'ils en euffent fait usage, dans quelle paffe n'auroient-ils pas été ?

Si le Maréchal de Villars eût été le maître, hardi & entreprenant comme il eft, il eût fait au-delà de ce que les alliez pouvoient faire, car leur perte étoit inévitable en combattant dans l'ordre que nous avions propofé. Quel eft donc cet ordre, dira quelqu'un ? Le voici.

On propofa de combattre par coIonnes, l'infanterie (2) en premiére ligne, les bataillons fur huit de profondeur les brigades entrelaffées des colonnes (3) deux groffes au centre (4), pour ouvrir & pénétrer l'ennemi de ce côté-là, & le féparer de fes aîles. La cavalerie (5) en feconde

& troifiéme ligne (6), les efcadrons entrelaffez de pelotons ou de compagnies de grenadiers (7), chaque brigade appuiée à un bataillon (8) fur douze de hauteur. Les aîles couvertes d'une colonne (9) de trois bataillons pour un plus grand effort. Les dragons (10) en réferve, & pour le porter où il feroit befoin. Par cette difpofition chaque arme fe trouvoit en la place, & le foutenoit réciproquement. Tout le fecret confiftoit à marcher & à joindre l'ennemi. Quand les redans euffent été mille fois plus formidables qu'ils n'étoient, on n'avoit que faire de les attaquer, il falloit paffer outre car ce qu'on avoit à en effuier n'étoit qu'un feu de paffage : n'étant pas poffible que l'ennemi eût pû foutenir contre le poid d'une attaque fi terri ble,contre des colonnes & des bataillons à huit de hauteur, & contre une cavalerie foutenue par des pelotons, au feu defquels le flanc des efcadrons ennemis fe trouvoit expofé, & qui les tournoit de toutes parts. L'ennemi ouvert à fon centre, ne pouvoit tirer aucun fecours de fes aîles attaquées en même tems. S'il eût été battu, je demande par où il auroit pû fe retirer. La Deule à fes derriéres, des marais impraticablés à fa droite, & un feul pont au village de Courriére, leur circonvallation à leur gauche, qui n'avoit que ce feul azile: encore leur retraite devenoitelle très-difficile,le marais continuant le long de la Scarpe jufqu'à fon confluant dans l'Efcaut. D'ailleurs les garnifons de Bouchain, de Valenciennes & de Condé, n'euffent pas manqué de s'avancer de l'autre côté de la circonvallation; il étoit librealors aux affiégez de tenter une for-tie générale, & de fe joindre avec ces garnifons, les affiégeans aiant abandonné le côté de la circonval--

lation lorfque nous entrâmes dans la plaine, de forte que fi tout fe fût joint ensemble, cette armée formidable difparoiffoit comme une ombre, & le maflacre eût été d'autant plus affreux, que la retraite devenoit impoffible, ou très-difficile.

Cette difpofition convenoit parfaitement au terrain & à la pofition des ennemis; on s'étoit très-bien expliqué dans le projet, on l'avoit accompagné d'un plan de l'ordre de bataille, la Cour en avoit même reçû une copie, il falloit fatisfaire à tout; c'étoit un nouveau fyftême de tactique, & pour faire recevoir les chofes nouvelles, il eft befoin de beaucoup d'adouciffemens, de temperamens, & même de tours étudiez. Le projet ne fut point approuvé, on avoit d'autres vûes. D'ailleurs dans la guerre comme dans la médecine, la nouveauté fouléve & déplaît. Le Médecin aime mieux voir périr les malades, que de les guérir par les remédes des autres outre qu'on n'ole guéres les prendre les premiers. Sans entrer davantage dans les raifons qui nous obligérent à changer de réfolution à la vûe des objets,ou à ne rien faire de ce que leMaréchal vouloit indépendamment de mon projet, ni dans celles qu'avoient les alliez de ne pas profiter de leurs avantages, toutes raifons dont le Prince Eugéne a donné la folution, on ne laiffera pas d'appliquer aux Chefs des deux partis ce qu'Antigonus difoit de Pyrrhus, qu'il étoit comme les joueurs, à qui le hazard fait venir beau jeu, mais qui ne fçavent pas s'en fervir. ahsants

§. VI.

Entreprises fur les camps. Qualitez néceffaires dans un Général pour ces fortes d'actions.

L'A 'Art des surprises d'armées eft une des parties de la fcience militaire, auffi rare dans la pratique, que facile & aifée dans l'éxécution. Ce que les Anciens en ont écrit n'eft pas parvenu jufqu'à nous: & quant aux Modernes, il cft aisé de voir qu'ils ont à peine effleuré la matiére. Cette partie de la guerre eft uniquement renfermée dans leséxemples & dans les faits, de forte que je me crois obligé de les tourner en préceptes & en méthode, & par là de réduire en art ce qui ne rouloit auparavant que fur quelques maximes incertaines & peu fûres, fouvent vraies par un effet du hazard, & dans un Général imprudent & téméraire; fouvent fauffes dans un autre plus habile, qui n'a qu'elles pour fe conduire dans les mêmes deffeins.

Ces fortes d'entreprises demandent un grand courage, beaucoup de hardieffe & de promptitude dans l'éxécution, un esprit fin & rufé, un grand fens, une connoiffance éxacte du païs, une prévoiance précautionnée en un mot une grande intelligence de la guerre guerre: car ces fortes de deffeins font fujets à mille cas fortuits, à mille incidens qu'on peut détourner par la bonne conduite, par le fecret & la célérité d'une marche inopinée & bien concertée, qui prévienne les avis des efpions, des transfuges, ou des partis que l'ennemi peut avoir en campagne. Il faut qu'il fçache qu'on eft venu, & qu'il ignore qu'on doit venir. Prius veniffe, quam venturum fciant hoftes. Il faut qu'il fe trouve

dans

dans le piège, fans l'avoir craint ni foupçonné.

Ce que nous allons traiter ici ne regarde pas les furprises d'un petit corps de troupes, ou l'enlévement d'un quartier ; il n'y a rien de moins rare que cela à la guerre. Un détachement fuffit pour ces fortes d'avantures, elles font toujours promptes & fubites. Une armée entière ne fe meut pas avec la même vîteffe qu'un corps de deux ou trois mille hommes. Il y a peu de Généraux qui ofent entreprendre fur toute une armée, & qui veuillent même écouter les perfonnes qui propofent des coups de cette nature, ils les croient trop hazardeux & d'un trop grand détail. Il faut beaucoup d'intelligence, une grande netteté & un grand ordre dans la marche, une difpofition de combat très- méditée, toujours différente de celle de l'ennemi, & par conféquent plus rufée & plus fûre. On doit de plus avoir égard à la nature de fes forces, au tems, aux lieux, aux conjonctures, à l'heure que l'on part autant qu'au tems que l'on arrive. Il faut aller encore audevant des accidens qui peuvent arriver, & cela n'eft pas au deffus de la prévoiance humaine. Le plus embaraffant de l'éxécution, eft de s'empêcher d'être découvert. Les efpions, les donneurs d'avis, les partis en campagne, & les transfuges, font ce qu'il y a de plus à craindre. Nous fournirons des moiens pour empêcher qu'on n'échoue ni par cet endroit ni par les autres. Il eft certain que de telles entreprises font hériffées de mille difficultez: mais il faut avouer auffi, que les pointes s'en émouffent aisément, par l'ordre, le fecret & la bonne conduite. Ceux qui ont concerté de longue main ce qu'ils doivent faire, ne tardent point à éxécuter ce qu'ils ont réfolu, &

Tome I.

prennent leurs ennemis au dépourvû, mais les autres ne fçavent où ils en font lorfque les malheurs arrivent. En effet comme les furprises des camps & des armées font de tous les événemens de la guerre les plus imprévûs, les plus rares & les moins attendus, on voit rarement qu'on foit fur fes gardes, & qu'on s'y trouve préparé. Les grandes armées font ordinairement celles qui éprouvent les plus grandes infortunes contre les petites bien conduites & bien menées: la trop grande opinion où l'on eft de fes forces, produit le mépris qui naît de la difproportion, & ce mépris eft un des plus grands dangers qu'on puiffe courir à la guerre.

Les Généraux qui manquent d'expérience, de capacité & de hardieffe, ne font pas ceux qui goûtent, ces fortes de deffeins. Ils les envifagent d'abord comme téméraires, quoique dans le fond ils ne foient que hardis: comme le nombre de ces gens -là n'eft pas petit, il ne faut pas s'étonner fi ces maniéres de penser font fi ordinaires; ce qui fait que ces fortes d'entreprises font prefque toujours heureufes. M. de Turenne, le plus grand Capitaine qu'on ait vû depuis les Anciens, ne fut-il pas furpris luimême, battu & diffipé par des forces très-inférieures, & par les débris même d'une armée qu'il venoit de battre? Si un auffi grand Chef de guerre que celui-là s'eft vû furpris & envelopé dans un tel piége, que ne doit-on pas efpérer d'un autre tout femblable que l'on tend à un ennemi, qu'on fçait moins habile & moins éclairé? Je dis moins habile & moins éclairé, car depuis un tel homme jufqu'aujourd'hui, & d'aujourd'hui en trois fiécles, je doute qu'il en paroiffe jamais un qu'on puiffe lui égaler.

T

On furprend une armée dans fon camp, dans fes quartiers, dans fa marche, & fous le canon d'une place. Nous ne traiterons dans ces obfervations que des entreprifes qui regardent les camps, pour ne pas nous écarter de notre fujet.

§. VII.

Se retrancher dans fon camp, ufage des Anciens que nous avons laiffé pour un autre beaucoup moins avantageux.

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Es Anciens étoient moins expofez à ces fortes de furprises que ne font les Modernes. Les premiers fuivirent toujours conftamment l'excellente maxime de fe retrancher dans leurs camps, lors même qu'ils n'avoient rien à craindre de l'ennemi, euffent-ils dû n'y refter qu'une nuit moins par crainte, que par des raifons très-lages. Nous fuivons une autre méthode bien moins par raifon que par coutume : car ce que nous faifons pour nous garantir des infultes de l'ennemi, eft mille fois plus ruineux & plus fatiguant à une armée, que fi nous imitions les Anciens. Cette multitude de gardes de cavalerie & d'infanterie, dont nous formons comme une chaîne au loin, & fur tout le front d'une armée, ces poftes avancez, outre les partis qu'on envoie à la guerre pour ajouter à ces précautions, ne fervent dans le fond que pour nous avertir quand l'ennemi n'est qu'à deux pas de nous. Lorfqu'on peut éluder les détachemens que l'on envoie aux nouvelles, comme j'en ferai voir la facilité, le refte ne fert de rien pour retarder d'un moment le fuccez de ces entreprises. Ces grandes gardes, qui fe replient fur l'armée, lorfque l'ennemi, que l'on croioit bien loin, paroît tout d'un coup, y portent

bien plus l'épouvante & la confufion qu'ils ne la raffurent. Une armée n'étant pas retranchée, & ne fe trouvant pas préparée à une attaque, ne la foupçonnant pas même, fi l'ennemi furvient tout à coup, elle n'a rien de plus que lui à l'égard du terrain, & il a une infinité d'autres avantages: s'il eft plus fort, il nous déborde: s'il eft plus foible, nous ne pouvons nous imaginer qu'il le foit ; car qu'est-ce que l'opinion ne fait pas à la guerre Tous font ce raifonnement, viendroit-il nous attaquer, s'il ne nous furpaffoit en nombre, & s'il n'étoit même plus brave? Ajoutez à cela l'avantage de la furprife, & celui d'être le premier à attaquer.

Ces grandes gardes de cavalerie, qu'on avance pendant le jour fur tout le front d'une armée, & qui fe retirent la nuit aux petites gardes du camp, étoient inconnues aux Anciens, dont la cavalerie étoit en petit nombre; & quand ils en auroient eu tout autant que nous en avons, ils n'euffent pas moins méprifé ces fortes de précautions inutiles. On n'entreprend jamais fur une armée dans le plein jour, lorfqu'il s'agit d'une furprise, à moins que l'on n'ait affaire à un Général imbécille, igno rant & fans précautions. On choisit toujours la nuit, & dans les bonnes régles on doit attaquer une heure avant le jour : ces grandes gardes font donc inutiles, fi elles ne fervent que pour le jour. Les Anciens n'ufoient d'autres précautions contre les furprifes, que de se retrancher, d'envoier à la guerre pour avoir des nouvelles, & la cavalerie en très - petit nombre battoit fans ceffe l'eftrade. Trois cens chevaux partagez par petites troupes, ne font pas moins d'effet que cette enchaînûre de gardes, qui occupent un

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