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déja fait une grande partie de la route, & touchoit prefque aux Camariniens, lorfqu'elle fut affaillie d'une tempête si affreuse qu'il n'y a point d'expreffions pour la décrire. De quatre cens foixante-quatre vaiffeaux, il ne s'en fauva que quatrevingt. Les autres furent, ou fubmergez, ou emportez par les flots, ou brifez contre les rochers & les caps. Toute la côte n'étoit couverte que de cadavres & de vaiffeaux fracaffez. On ne voit dans l'Hiftoire aucun éxemple d'un naufrage plus déplorable. Ce ne fut pas tant la fortune que les Chefs qui en furent caufe. Les Pilotes avoient fouvent affuré qu'il ne falloit pas voguer le long de cette côte extérieure de la Sicile, qui regarde la mer d'Afrique, parce qu'elle eft oblique, & que d'ailfeurs on n'y peut aborder que très-difficilement de plus que des deux conftellations contraires à la navigation, Orion & le Chien, l'une n'étoit pas encore paffée, & l'autre commençoit à paroître. Mais ces Chefs ne voulurent rien écouter, dans l'efpérance qu'ils avoient que les villes qui font fituées le long de la côte, épouvantées par la terreur de leur dernier fuccès, les recevroient fans réfiftance. Leur imprudence leur coûta cher, ils ne la reconnurent que lorfqu'il n'étoit plus tems.

:

Tel eft en général le génie des Romains. Ils n'agissent jamais qu'à force ouverte. Ils s'imaginent que tout ce qu'ils fe propofent doit être conduit à fa fin, comme par une efpéce de néceffité, & que rien de ce qui leur plaît n'eft impoffible. Souvent à la vérité cette politique leur réuffit: mais ils ont auffi quelquefois de fâcheux revers à effuier, principalement

dû leur fervir de leçon ? Celle de Régulus, dont les commencemens furent fi heureux & fi brillans, & la fin fi honteufe au nom Romain, n'étoit-elle pas une marque évidente du pouvoir de la diverfion? Car la caufe de la ruine de fon armée ne venoit point de la difficulté & des obftacles qu'il rencontra dans l'éxécution de fon entreprife. Il n'en fut jamais de plus aifée. Les Carthaginois fe voioient bientôt réduits à leur capitale, deux places qui leur font enlevées, fans prefque aucune réfiftance, & une bataille perdue, font le coup. Que reftoitil à faire a Régulus, que d'y marcher pour en faire le fiége, ou pour combattre les ennemis, s'ils vouloient courre les rifques d'une bataille rangée à la vûe de leurs remparts? Ils s'y déterminent, & paroiffent en préfence de l'armée Romaine, à forces égales à l'égard du nombre, tant leur puif

fance étoit médiocre, dans leur propre pais; & s'ils font victorieux, on ne doit point attribuer le fuccez de leurs affaires à la valeur & au nombre de leurs troupes, mais à l'imprudence & à la fottife du Proconful, ou plutôt à celle du Sénat Romain, qui envoie cent quarante mille hommes pour une diverfion en Afrique, & les retire tout auffitôt après la prife d'Afpis, pour ne laiffer qu'un corps de quinze mille fantaffins & trois cens chevaux, dans un païs où la cavalerie étoit fi néceffaire. Cette conduite du Sénat eft-elle bien fenfée ? Et ce qu'il fait après l'eft-il plus? N'est-ce pas là une marque vifible que ce Sénat, dont on vante tant la fageffe, s'égaroit très-fouvent & très - pitoiablement? Je m'étonne que des fautes auffi marquées que cellelà, n'aient pas excité les réfléxions & la glofe de mon Auteur.

fur mer. Ailleurs comme ils n'ont affaire que contre des hommes, & des ouvrages d'hommes, & qu'ils n'ufent de leurs forces que contre des forces de même nature, ils le font pour l'ordinaire avec fuccès, & il eft rare que l'éxécution ne réponde pas au projet : mais quand ils veulent pour ainfi dire, forcer les élémens à leur obéir, ils portent la peine de leur témérité. C'est ce qui leur arriva pour lors, ce qui leur est arrivé plufieurs fois, & ce qui leur arrivera, tant qu'ils ne mettront pas un frein à cet efprit audacieux, qui leur perfuade que fur terre & fur mer tout tems doit leur être favorable.

Prife de Pa

Romains.

Le naufrage de la flotte des Romains, & la victoire ga- lerme par les gnée par terre fur eux quelque tems auparavant, aiant fait croire aux Carthaginois qu'ils étoient en état de faire tête à leurs ennemis fur mer & fur terre, ils fe portérent avec plus d'ardeur à mettre deux armées fur pied. Ils envoient Afdrubal en Sicile, & groffiffent fon armée des troupes qui étoient venues de Héraclée, & de cent quarante éléphans. Enfuite ils équipent deux cens vaiffeaux, & les fourniffent de tout ce qui leur étoit néceffaire. Afdrubal arrive à Lilybée fans trouver d'obstacle, il y éxerce les éléphans & les foldats, & se difpose ouvertement à tenir la campagne. Ce fut avec beaucoup de douleur que les Romains apprirent le naufrage de leurs vaiffeaux, par ceux qui s'en étoient échapez. Mais ce malheur ne leur abattit pas le courage; ils firent conftruire de nouveau deux cens vingt bâtimens, & ce que l'on aura peine à croire, en trois mois cette grande flote fut prête à mettre à la voile. Elle y mit en effet fous le commandement des deux nouveaux Confuls A. Attilius & C. Cornelius. Le détroit traverfé, ils reprennent à Meffine les reftes du naufrage, cinglent vers Palerme, & mettent le fiége devant cette ville, la plus importante qu'aient les Carthaginois dans la Sicile. On attache des travailleurs à deux côtez, puis on fait jouer les machines. La tour fituée fur le bord de la mer s'écroule aux premiers coups, les foldats montent à l'affaut par cette bréche, & emportent de force la nouvelle ville. L'ancienne courant risque de fubir le même fort, leur fut livrée par les habitans. Les Romains y laifférent une garnifon, & retournérent à Rome.

CHAPITRE

IX.

Autre tempête funefte aux Romains. Bataille de Palerme

Li

'Eté fuivant les Confuls C. Servilius & C. Sempronius, à la tête de toute la flote, traverférent la Sicile, & pafférent jufqu'en Afrique. Rafant la côte, ils firent plusieurs defcentes, mais qui aboutirent à peu de chofe. A l'Ifle des Lotophages appellée Ménix, & peu éloignée de la petite Syrte, leur peu d'expérience penfa leur être funefte. La mer s'étant retirée, laiffa leurs vaiffeaux fur des bancs de fable. Ils ne fçavoient comment se tirer de cet embarras. Mais quelque tems après, la mer étant revenue, ils firent le jet, foulagérent un peu leurs vaiffeaux, & fe retirérent, à peu près comme s'ils euffent pris la fuite. Arrivez en Sicile, ils doublérent le cap de Lilybée, & abordérent à Palerme. De là paffant le détroit, ils cingloient vers Rome, lorsqu'une horrible tempête s'élevant leur fit perdre cent cinquante vaiffeaux. De quelque émulation que les Romains fe piquaffent, des pertes fi grandes & fi fréquentes leur firent perdre l'envie de lever une nouvelle flote, & se bornant aux armées de terre, ils envoiérent en Sicile Lucius Cecilius & Cn. Furius, avec les légions, & foixante vaiffeaux feulement pour le tranfport des vivres. Les malheurs des Romains tournérent à l'avantage des Carthaginois, qui reprirent fur la mer la primauté que les premiers leur avoient difputée. Ils comptoient auffi beaucoup, & avec raifon fur leurs troupes de terre. Car les Romains, depuis la défaite de leur armée d'Afrique, s'étoient fait des éléphans une idée fi effraiante, (a) que pendant les deux années fuivantes qu'ils

(a) Ils s'étoient fait des éléphans une idée fi effraiante. ] La victoire de Palerme, que les Romains remportérent fur les Carthaginois, caufa moins de joie à Rome que la défaite de leurs éléphans. Ils s'en étoient fait une idée d'autant plus terrible & plus effraiante, que la défaite de l'armée de Régulus en Afrique venoit uniquement de ces animaux, qui rompirent fon infanterie, & lui pafférent fur le corps. Dans cette derniére Cécilius eut l'adreffe de les détourner, & de les pouffer contre l'ennemi lui-même, & fit voir à fes foldats

que ces animaux n'étoient pas fi redoutables qu'ils fe l'étoient imaginé, & qu'il n'étoit pas fi difficile de leur faire changer de parti. Cecilius ne fut pas le premier qui fit voir que les éléphans pouvoient auffi-bien nuire que fervir. Les Romains n'avoient peut-être pas oublié que Pyrrhus avec fes éléphans, avoit eu le fort d'Afdrubal, dans la feconde bataille qu'il donna contre le Conful Fabricius : & s'ils ne firent pas tant de défordre, c'est qu'il y en avoit beaucoup moins. Il y a une infinité d'éxemples dans l'Hiftoire, qui font affez

camperent fouvent dans les campagnes de Lilybée & de Selinonte, ils fe tinrent toujours à cinq ou fix ftades des ennemis, fans ofer fe préfenter à un combat, fans ofer même descendre dans les plaines. Il eft vrai que pendant ce tems-là ils affié

voir qu'il n'y avoit pas trop à fe fier à de telles bêtes; car l'éléphant le mieux inftruit, dit Céfar, peut autant nuire aux fiens qu'aux autres dans le combat. Il y avoit bien d'autres moiens que celui de Cecilius, & bien plus fimples pour les repoufler; témoin le porc d'Edeffe, dont nous parlions il n'y a pas longtems. Dans la bataille donnée près de Canufe entre Annibal & Marcellus, les légions étant effraiées des éléphans qu'Annibal avoit fait ranger au front de fa phalange, un Tribun enfonça la hampe de fon enfeigne dans le corps d'un, & cela Luffit pour culbuter les autres.

J'admire dans cette action la conduite. du Conful Cecilius. Il feint d'avoir grand peur de ces animaux. Il étoit campe près de Palerme, il léve fon camp fur l'avis qu'Afdrubal marchoit à lui pour le combattre, & fe jette dans cette place, foit par foibleffe, foit par la crainte des éléphans, dont la multitude l'épouvantoit; ce qui ne feroit pas incroiable: ou foit enfin qu'il eût prémédité la rufe dont il fe fervit, & qu'il fallût pour réuffir dans fon deffein qu'il ufat d'une peur fimulée , pour obliger l'ennemi de paffer la rivière, & le faire donner dans le piége par ce coup d'imprudence; car la riviere couloit tout auprès des murs de la ville je crois qu'il n'étoit pas plus de la prudence en ce tems-là de hazarder une affaire fous les machines, & fous les armes de jet d'un rempart, qu'en celui-ci fous le feu de nos canons & de nos fufils. Lorf qu'une armée fe trouve obligée de s'enfermer dans une ville, on croit plutôt que c'est par la crainte qu'on a de nos forces que pour tout autre deffein. On marche avec moins de précaution, on s'en approche fans rien craindre du défavantage du terrain où l'on fe pofte, parce qu'on ne croit pas l'ennemi affez hardi pour fortr, & ofer tenter le moindre engagement. Et pendant que l'on fe croit le plus en fûreté contre un coup d'éclat, on le voit tout d'un coup paroître, & l'on a affaire à toute une armée lorsqu'on ne croit avoir affaire qu'à quelques elcarmoucheurs. Il est rare qu'un Général rempli de l'opinion de fes forces, & de fon courage, ne tombe dans.

quelque défaut : & cette opinion où il est que l'ennemi a très-grand peur, le fait aller plus avant. Il voit peu de monde au dehors, il expofe quelques troupes, qu'il fait foutenir par un grand corps, & fouvent par toute fon armée en bataille, pour. donner plus de terreur & morguer fon ennemi, comme fit Afdrubal. Il n'y a rien. à gagner là lorfqu'on a affaire à des hommes comme un Cecilius; on fait tuer du monde, & au bout du compte tout cela ne nous. méne à rien, s'il ne nous conduit à notre perte. A la guerre il faut avoir un but, ne rien hazarder qui n'ait quelque fin folide.. On voit des murailles bordées de toutes fortes. d'armes de jet, & quelques troupes en dehors qui s'en trouvent protegées, ou toutes prêtes de l'être. fi elles font repouffées,. elles ont différentes retraites pour s'échaper & pour difparoître. On ne voit pas.. tout ce qui fe paffe dans la ville, ou dans. un foffé fec, ou dans un chemin couvert & l'un & l'autre peuvent être remplis de troupes, & toutes prêtes à fortir par une infinité d'iffues. L'ennemi peut-il s'appercevoir de cela, & que celui qui fembloit tantôt défaillir de peur reviendra de fon épouvante? Car l'occafion eft un élixir.. très-puiffant pour changer la crainte en audace, & ce changement eft de tous le plus redoutable. Afdrubal arrive devant Palerme, paffe la riviére, fe met en bataille en deçà dans un très-bon ordre, j'y confens: quelques troupes fortent de la ville, je le veux auffi; il les fait attaquer. par fes éléphans, foutenus de toute la ligne: voilà qui eft le mieux du monde ; elles font repouffées, il n'y a pas dequoi s'en faire fête, on les verra bientôt revenir & recommencer une même manœuvre. Voilà

un amufement, on ne peut s'imaginer que cela puiffe devenir férieux, le Général & toute fon armée le penfent ainsi, l'escarmouche groffit, on s'échauffe, on se pique: enfin au jeu, & l'affaire devient générale. fans l'avoir crû..

Cecilius n'eft pas fans doute le premier.. qui nous fournit un tel éxemple, bien d'autres qu'Afdrubal y ont été attrapez: il y a une infinité de ces fortes de bons tours dans l'Hiftoire ; mon Auteur

A a iij

gérent Therme & Lipare; mais ce ne fut qu'en fe poftant fur des hauteurs prefque inacceffibles. Cette fraieur fit changer de réfolution aux Romains, & les fit revenir en faveur des armées navales. Après l'élection des deux Confuls C. Attilius

nous en fournit un affez bon nombre; car dès l'entrée de fon Ouvrage, il ouvre la fcéne par un ftratagême de cette nature, quoiqu'il ne foit pas tout à fait femblable dans fes circonftances; mais feulement dans la fin, qui eft une fortie générale de toute une armée enfermée dans une place. Les Romains ont rarement manqué de ces fortes de ftratagêmes, & de coups de maîtres: les modernes nous en fourniffent quelques-uns, mais de loin à loin, parce qu'ils font moins habiles & moins profonds dans la fcience des armes. L'on peut dire qu'à cet égard les arbres étoient plus gros & plus grands il y a deux mille ans qu'ils ne le font aujourd'hui, contre le fentiment des dé vots de la fecte de Perrault, & de l'un de fes Prédicants le plus redoutable, dans fa Digreffion fur les Anciens & fur les Modernes, qui fait un fujet de comparaifon des arbres de l'antiquité avec les nôtres, lorfqu'il veut donner la préférence aux derniers fur les premiers, ou du moins les faire courir fur la même paralléle.

:

Notre Auteur, tout concis & ferré qu'il eft, n'étrangle point la narration du ftratagême du Conful Romain. Tout y eft digne d'un Capitaine très -entendu, & nullement hazardeux. Il prévoit tout ce qui doit arriver par la jufteffe de ces metures, & ces mefures le conduisent où il faut aller s'il peut fe délivrer des éléphans, & les rejetter fur fes ennemis, par le moien de fon armûre légère, & de quelques péfamment armez qu'il mettra à leurs trouffes; il fera une fortie générale, & tombera fur la gauche de l'armée Carthaginoife, pendant que les éléphans comme une maffe de fuiards, porteront le trouble & la confufion fur tout le front de l'infanterie ennemie. Cela arriva comme il l'avoit très-fagement prévu. Il borde les murs de la ville de toutes les armes de jet, fait fortir tous fes gens de traits (2) & les range le long du bord du foflé. Il ordonne en même tems aux gens de métier de la place de porter des traits, de fe tenir en bon ordre au pied du mur en dehors. Il veut que tout le monde prenne part au danger comme à la gloire. Le foffe qui devoit être fec, eft rempli de ces gens-là. Les Carthaginois

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(3), qui voient cette infanterie en dehors, s'avancent en bataille vers la ville, après avoir traversé la riviére. Les éléphans (4) s'en approchent de plus près. Auffitôt Cecilius range devant le mur devant le foffé quelques foldats armez légèrement, avec ordre fi les éléphans approchoient, de faire tomber sur eux une grèle de traits,

s'ils se voient preffe de se sauver dans le foffé. Ce paffage de notre Auteur me fuggère une conjecture que je m'en vais hazarder. Je fuis prefque perfuadé que les Anciens pratiquoient des retraites dans les foflez fecs, pour fe retirer lorfqu'on fe voioit preffé de l'ennemi dans une fortie, par le moien d'un double escalier (5) pratiqué d'espace en espace dans la contrefcarpe comme nous les faisons aujourd'hui dans nos places de guerre; car le moien que ceux qui étoient dehors pûffent fe retirer dans le foffé les Anciens les faifoient à fond de cuve, & d'une très-grande profondeur.

Polybe difculpe Afdrubal du blâme d'avoir fait avancer les éléphans fi près des murs de la ville, & des gens de traits poftez fur le bord du foffé; il rejette toute la faute fur les conducteurs de ces animaux, qui furent la caufe de l'infortune de ce Général. A peine furent-ils à la portée du trait & des dards lancez par les machines, qu'ils en furent accablez & percez de toutes parts: les bêtes, quoiqu'en dife Defcartes, connoiffent les dangers, & font très - capables de faire la différence d'un grand à ́un moindre: deux ou trois hommes qui prennent l'épouvante & qui s'enfuient, en aménent une multitude : il en eft ainfi des bêtes. Rien n'eft plus fujet à la propagation que

la

peur, c'eft une traînée de poudre qui se porte rapidement d'une extrémité à l'autre, ou du centre aux deux bouts. Les éléphans, bleffez & forcenez de douleur, rebrouffent & s'enfuient, & fe jettent fur leurs propres gens. C'eft là comme le fignal de la fortie. Cecilius, qui s'apperçoit que fon ftratagême réuffit au-delà de fes efpérances, & qui voit toute l'infanterie rompue & dans une confufion épouvantable, fort de toutes parts, & tombe avec toutes fes forces unies & en bon ordre fur la gauche des Cartha

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