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d'un événement femblable? Je m'étendrai plus particuliérement fur cette bataille, lorfque l'occafion s'en préfentera dans le cours de cet Ouvrage. L'efquiffe, que j'en donne ici, n'eft que pour faire voir aux gens du métier que la perte de la plûpart des batailles eft plus dans l'opinion que dans la chofe même les hommes braves, audacieux & entendus, s'élèvent dans les plus grandes infortunes, bien loin d'y fuccomber: rien ne manque où il y a du courage.

durée. Weimar & Rohan, les deux plus grands Capitaines de leur fiécle, perdirent tout à cette malheureufe journée, hors le courage & la confiance de leurs foldats, aufquels il ne refta que leurs feules armes, & le défir d'avoir leur revanche. C'eft beaucoup, lorfqu'ils ont à leur tête des Généraux vifs, hardis & braves, & à qui la cervelle ne tourne pas aifément. Une partie de cette armée avoit été prife, ou taillée en piéces: l'autre s'enfuit, & ne borna fa courfe qu'à cinq ou fix lieues du champ de bataille. C'eft là que le Duc de Weimar recueillit les triftes débris de fon armée. Le voilà défolé. Il se voit fans vivres, fans équipages, fans munitions: en un mot réduit dans l'état du monde le plus défefpérant. Que faire ? Que devenir? Le Duc de Rohan, l'homme du monde le plus fécond en expédiens & en reffources hardies & vigoureufes, lui dit qu'il n'y a rien de défefpéré avec de f braves foldats. Il propose à Weimar de remarcher aux ennemis. Celui-ci goûte cet avis, qu'il trouve digne de fon courage, de fa verde l'extrémité où il fe voioit réduit. On fonde la volonté des Of

ficiers des corps, & ceux-ci celle des foldats: ils répondent tous unanimement, qu'ils font prêts à tout faire. On les rallie, & chacun joint fon drapeau : l'on force une marche de nuit avec une incroiable diligence. On arrive au point du jour fur l'ennemi, qui ne s'attendoit à rien moins qu'à une telle vifite: on le furprend, & fans lui donner le tems de fe reconnoître, il eft attaqué & battu fans prefque aucune réfiftance: tout s'enfuit, tout s'en va, & rien ne demeure: le canon, les bagages, les munitions de guerre, rien n'échape à l'avidité du vainqueur. A-t-on jamais ouï parler

Si le Maréchal de Boufflers eût été de l'humeur du Duc de Weimar, après la perte de la bataille de Malplaquet, fi tant eft qu'une bataille obftinément foutenue, cédée enfin fans perte, & qui ne finit que par la bleffure du Général, & la lâcheté de quelques corps qui abandonnent leurs poftes, peut être mise au rang des batailles que l'on ne peut revendiquer : fi, dis-je, le Maréchal de Boufflers, un des plus braves hommes, & le meilleur Citoien que la France ait jamais eu, fans écouter les confeils de certaines perfonnes, dont l'excès de prudence étoit un effet de nos infortunes paffées, eût marché quelques jours après cette bataille droit aux ennemis qui affiégeoient Mons, il les eût furpris, & leur eût fait boire le même vin que les Bavarrois bûrent à Rhinfelt.

Une bataille n'eft complette & décifive qu'autant qu'on en fçait profiter dès l'inftant que la victoire s'eft déclarée, fans nulle équivoque, qu'au cun corps ne refte en entier, que tout s'enfuit, que tout court à la débandade. Le Général victorieux doit bien fe garder alors de faire un lieu de repos du champ de bataille; mais imiter ce que fit Céfar dans toutes fes victoires, & particuliérement dans celle de Pharfale. Il n'a

pas

pas plutôt vaincu Pompée, que tout fur le champ il marche à l'infulte de fon camp, qu'il emporte; ce n'eft pas encore affez, il le fuit fans refâche, & à marches forcées. Il l'oblige de monter fur mer; il y monte auffi, & avec la même promptitude, de peur qu'il ne lui échape: belle leçon pour les victorieux, qui ne le font jamais qu'à demi.

On doit laiffer là tous les bleffez, les gros bagages, la groffe artillerie, enfin tout ce qui peut retarder la marche d'un feul moment, camper fur les traces des vaincus, afin qu'ils n'aient pas le tems de fe reconnoître, & de recourir aux reffources.

Ordinairement une armée battue cherche fon falut par différentes routes & diverses retraites: on doit partager fon armée en plufieurs corps dans un très grand ordre, les envoier aux trouffes des fuiards, tâcher de les atteindre pour les accabler, & ruiner le tout. Si les vain

cus fe réuniffent & fe raffemblent fous le canon de la place la plus voifine, l'attaquer brufquement à la faveur de la nuit, ou dans le plein jour: on effuie un feu de paffage, mais dès qu'on en eft aux mains ce feu n'a plus lieu. Combien l'Hiftoire nous fournit-elle d'éxemples de ces fortes d'entreprises? Sans épuifer cette matiére, fur laquelle nous ne taririons pas, on doit feulement confidérer qu'il y a certaines bornes d'où l'on ne fçauroit s'écarter après une victoire : c'eft en quoi confifte l'habileté du Général. Il y a un certain point jufqu'où il eft permis de pourfuivre fes avantages. Ce n'eft pas connoître fes forces, ni même celles de fes ennemis, que de n'ofer aller jufques-là, ou de vouloir aller plus loin, lorfque la défaite n'eft pas entiére. Bien des Généraux ont été battus après une victoire, faute de connoître la jufte étendue qu'ils auroient pû lui donner.

Tome I.

Ff

CHAPITRE XII.

Prife d'Erite par Amilcar. Différentes tentatives des deux Généraux l'un contre l'autre. Amilcar affiège Eryce. Nouvelle flote des Romains commandée par C. Lüctatius. Bataille d'Egufe.

L

A dix-huitième année de cette guerre, les Carthaginois. aiant fait Général de leurs armées Amilcar, furnommé Barcas, ils lui donnérent le commandement de la flote. Celui-ci partit auffitôt pour aller ravager l'Italie; il fit le dégât dans le païs des Locriens & des Bretiens: de là il prit avec toute fa flote la route de Palerme, & s'empara d'Erce, place fituée fur le bord de la mer (a) entre Eryce & Palerme, &

(a) Et s'empara d'Eryce, place fituée fur le bord de la mer. ] Nous ignorons aujourd'hui son éxiftance, ou du moins n'en fommes-nous pas trop affurez: c'étoit une ville de Sicile. La defcription que Polybe en fait ne fent point la négligence des anciens Auteurs. Il étoit d'une extrême importance pour l'inftruction de fes Lecteurs, qu'il nous la donnât dans toute l'éxactitude, non feulement d'un Géographe, mais encore d'un homme de guerre. Cette defcription n'a aucun rapport à celle de Baudrand dans fon Dictionnaire Géographique. Il dit qu'à deux milles de Drepane, ou Trapani, il y a un bourg appellé TrapaniVecchio, où l'on prétend qu'étoit l'ancienne ville de ce nom, qui portoit anciennement celui d'Erix, auffi-bien que la montagne. Baudrand fe trompe bien fort. Notre Auteur diftingue l'une de l'autre, puifqu'il place Erix entre Drépane & Palerme. Elle étoit célébre par deux endroits, par un Temple fameux dédié à Venus, qu'on appelloit Erycine, & par la guerre d'Amilcar Barcas, pere du grand Annibal, contre les Romains. Il s'étoit cantonné dans ce pofte & fur la montagne, où il mit en œuvre tout ce que l'art a de plus profond, de plus fin & de plus rufé. Je ne pense pas qu'il fe foit rien vû ni pratiqué de pareil à la guerre, & de plus digne de l'admiration des connoiffeurs, quoique ce grand homme foit admirable dans toutes fes guerres.

Il roula fes ennemis par tant de méthodes différentes, & par tant de chicanes pendant

le cours de trois années, qu'il mit à bout leur patience : de forte qu'ils n'étoient guéres plus avancez le dernier jour, que la paix se fit, que le premier de cette guerre. C'est en cela feul que je trouve Erix recommandable: car pour ce qui regarde fon Temple, c'eft un conte à renvoier aux Juifs, comme dit Horace, une fable dont Polybe ne fait aucune mention: car il eft rare de le yoir donner à travers de ces fortes de légendes. Le Lecteur ne fera peut-être pas fâché de fçavoir ce que c'eft que ce conte. Il eft jufte de le fatisfaire. Entre les chofes rares qui diftinguoient le Temple qu'avoit Dame Venus fur la montagne d'Eryce, on admiroit le grand Autel, fur lequel, quoiqu'il fut tout à découvert, la flamme fe confervoit nuit & jour, fans que l'on vît ni braises, ni cendres, ni tifons; fans que la rosée se séchât, & que les herbes discontinuaffent de renaître toutes les nuits.

Le Paganisme avoit fes béats, fes dévots & les controuveurs de miracles & de prodiges. Les religions les plus ridicules & les plus folles, font celles qui ont le plus de befoin de ces fortes d'étaîs, & de fraudes pieufes. C'étoit un grand foulagement pour les Prêtres des Dieux. J'aurois crû que cette fonction leur appartenoit en propre ; mais je vois que tout le monde s'en mêloit & s'érigeoit en créateur de miracles pour réchauffer la dévotion, la libéralité & la crédulité des peuples. Et Dieu fçait quels miracles. Sur une colline proche d'Agrigente on mettoit fur l'Autel des farments verts, &

très-commode pour y loger une armée même pour longtems. Car c'est une montagne qui s'élevant de la plaine jusqu'à une affez grande hauteur eft efcarpée de tous côtez, & dont le fommet a du moins cent ftades de circonférence. Au deffous de ce fommet tout autour, eft un terrain très - fertile, où les vents de mer ne fe font pas fentir, & où les bêtes venimeufes font tout à fait inconnues. Du côté de la mer, & du côté de la terre, ce font des précipices affreux, entre lefquels ce qu'il refte d'efpace eft facile à garder. Sur la montagne s'élève encore une butte qui peut fervir comme de donjon, & d'où il eft aifé d'obferver ce qui fe paffe dans la plaine. Le port a beaucoup de fond, & femble fait exprès pour la commodité de ceux qui vont de Drépane & de Lilybée en Italie. On ne peut approcher de cette montagne que par trois endroits, dont deux font du côté de la terre, & un du côté de la mer, & tous trois fort difficiles. Ce fut dans ce dernier qu'Amilcar vint camper. Il falloit qu'il fût auffi intrépide qu'il l'étoit pour fe jetter ainfi au milieu de fes ennemis, (a) n'aiant ni ville alliée, ni espérance

le feu y prenoit de lui-même : feu fi doux & fi benin, que quoiqu'il fe jettât fur les af fiftans, il n'incommodoit perfonne. En Lydie dans deux villes il y avoit un Temple, ou dans une Chapelle on voioit fur l'Autel descendres d'une façon particuliére; un Magicien entroit là une tiare autour de la tête, & aiant mis du bois fur le foier, après quelques prières, une flamme brillante fortoit du foier fans que l'on eût mis le feu au bois. Ne voilà pas de grands miracles? Il n'y a pas aujourd'hui de petit Phyficien qui ne foit capable d'en faire autant avec les deux fortes de Phosphore. Je m'étonne que les Prêtres Grecs ne s'avifent pas de cet expédient, pour faire du feu aux fêtes de Pâque dans leur Chapelle du S. Sepulcre. Cela feroit plus ingénieux & plus impofant que de battre fous la cuftode un fufil qui peut quelquefois être mauvais, & les expofer à des railleries défagréables.

(a) Il falloit qu'Amilcar fût auffi intrépide qu'il l'étoit, pour fe jetter ainfi au milieu de fes ennemis. ] Polybe s'exprime d'une façon qui feroit foupçonner d'abord quelque acte d'imprudence heureuse dans la conduite d'Amilcar, ou quelque chofe qui en approche extrêmement. On fent bien qu'il veut louer ce grand Capitaine de fa hardieffe à entreprendre les chofes les plus difficiles, les plus embaraffantes dans l'éxécution, & qui femblent même au deffus des

forces humaines. On fent bien, dis-je, la pensée; mais le terme ne me paroît nulle ment propre à exprimer ce qu'il veut dire : il y eft même tout oppofé, & par-là il s'en faut beaucoup qu'il le loue. En effet fon entreprise semble d'abord jufte au sens véritable du terme, par la confidération des forces de Barcas, fi difproportionnées en nombre à celles des Romains; & qu'estce que ces Romains? Sont-ce des Barbares, contre lefquels le petit nombre fuffise pour les vaincre Il s'en faut bien: car outre qu'ils font fupérieurs en nombre aux Carthaginois, ils le font encore par la fituation des lieux & du pofte qui tout parfemé de chicanes, peut être défendu par peu de monde, & cependant il y en a au-delà de ce qu'il en faut, & ceux contre lesquels Barcas va combattre font, les plus braves hommes du monde, les mieux difciplinez & les plus aguerris. Cela feroit d'abord croire par tant de difficultez, que le terme d'intrépide dont notre Auteur fe fert, convient parfaitement au Général Carthaginois, & pourroit le faire paffer pour un homme qui s'expofe imprudemment, & prefque fans réfléxion, dans une guerre très-dangereufe, & même très-folle. Čar c'est ce qu'infinuent ces paroles de Polybe, n'aiant ni ville alliée, ni espérance d'aucun secours. Encore une fois, ne diroit-on pas que le terme d'intrépide lui fiéd à merveille? A une demie

d'aucun fecours. Malgré cela il ne laiffa pas de livrer de groffes batailles aux Romains, & de leur donner de grandes alarmes. Car d'abord fe mettant là en mer, il alla défolant toute la côte d'Italie, & pénétra jufqu'au païs des Cuméens: enfuite

vertu qui marche avec connoiffance.

:

L'intrépidité qui n'eft liée à aucun correctif, n'a qu'une face: c'est un mépris déterminé de la mort, une ivreffe de courage qui nous ôte le jugement, un emportement plein de fougue qui nous aveugle fur les périls, & nous les rend tout à fait méprifables. Cette définition, que je m'imagine, me femble jufte fi j'avois à louer un Amilcar, un Sertorius, un GuftaveAdolphe, un Condé, un Turenne, & quelques autres grands Capitaines, qui ont entrepris les chofes les plus difficiles, je dirois que ces grands hommes ne manquoient en rien de cette intrépidité éclairée qui nous conferve libres & tranquilles dans les grands dangers, qui marche avec connoiffance à l'éxécution des entreprifes les plus hériffées de difficultez, qui paroiffent même témé

page de là l'on fe trouve tout étonné de voir un homme qui n'entreprend rien que par des moiens & des mefures très-fages, trèsprudentes & très - profondes qui donne tout à cela, & rien à la fortune: il y a bien loin de l'idée d'un Général intrépide & téméraire, à celle d'un homme fage & concerté dans fes deffeins. Je ne voudrois jamais me fervir du terme d'intrépide pour répréfenter un grand Capitaine, fans l'accompagner d'un bon correctif pour arrêter l'imagination du Lecteur dans fa courfe, & l'empêcher d'aller trop loin: car de l'intrépidité à la témérité, quoique l'une foit moins vice que l'autre, il n'y a qu'un tour de manivelle à donner pour les joindre enfemble. Ce tour de manivelle ne gâte rien de la réputation d'un foldat, ou d'un avanturier, qui cherche à faire fortune à quelque prix que ce foit: mais celle d'un Généraires & infurmontables aux efprits & aux ral d'armée eft toute faite, puifque toute la fortune d'un Etat eft dans fon armée, dont la confervation dépend de la fageffe & de fa prudence, & non d'un coup de témérité, ou d'intrépidité.

M. de la Rochefoucaut, dans ses maximes, définit l'intrépidité fans aucune exception du coup de manivelle. Il l'appelle une hardieffe, une affurance, une force extraordinaire de l'ame qui s'élève au deffus des défordres & des émotions, que la vûe des grands périls pourro't exciter en elle. Cette définition me femble défectueufe, elle ne fournit point une idée affez diftinéte de l'intrépidité, qui nous paroît très-volfine de l'inconfidération & de la brutalité.

Saint - Evremont diftingue Pune de l'autre, fans être à mon fens plus éxact. La brutalité méne quelquefois, dit-il, auffi avant dans le péril que l'intrépidité: mais celle-ci marche avec connoiffance, & l'autre par un emportement aveugle & féroce. Qu'est-ce donc que ceci ? Perfonne n'auroitil pris garde à cette contradiction? Je penfe que non quoi, cette intrépidité, qui marche avec connoiffance, avance autant dans le péril que la brutalité aveugle & féroce. Si celle-ci eft l'un & l'autre, elle doit de beaucoup enchérir fur la premiére: elle doit fe précipiter dans les dangers les plus terribles & les plus affurez; ce que ne fait pas une

:

les

courages mediocres, & dont elle vient à
bout: bien moins par la force & par le
nombre, que par la fcience & la grandeur
du génie de celui qui en eft orné,
& par
reffources qu'il trouve en lui-même.
Je ne fçai fi on peut appeller une action
intrépide dans Amilcar, ce qui n'eft qu'un
effet de l'habileté de cet excellent Chef de
guerre. On dit qu'un Général d'armée eft
intrépide & déterminé, lorfqu'avec des for-
ces très au deffous de celles de fon ennemi,
& le défavantage des lieux, il va le com-
battre & l'attaquer de droit front, & le bat.
Cette hardieffe furprend & étonne, & cha-
cun tombe en admiration. Il faut voir, di-
ront les experts, fur quoi cette admiration
eft fondée. Il ne faut pas juger d'un Géné-
ral fur l'événement: il faut éxaminer les
moiens qu'il a choifis pour vaincre. Si l'on
ne remarque rien que de médiocre & de
fort commun dans la conduite, fi l'on n'y
voit qu'un homme qui donne tout à la for-
tune par un défir immodéré de gloire, ou
par une boutade qui lui aura pris, voilà l'hom-
me intrépide tout court, qui s'élance fans
réfléxion au deffus de tous les obftacles :
il vient de les vaincre, mais il ne les eût
peut-être pas regardé d'un œil fixe s'il les
eût connus. L'on peut dire qu'il eft heu-
reux s'il réuffit une feconde fois dans une
avanture auffi périlleufe, mais il n'en fera

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