Imágenes de páginas
PDF
EPUB

de communication, & l'étendre auffi loin qu'il peut. Car fi l'ennemi court & longe fa parallèle pour tâcher de pénétrer l'autre, il faut que celui qui lui eft oppofé fe mette en état de courir & de longer la fienne, de lui faire face, & d'arriver aux autres poftes fort peu avant fon ennemi, qui pourroit bien lui donner le change par une contre-marche. Il faut une vigilance extraordinaire, & une connoiffance parfaite du païs que l'on défend, pour en empêcher l'entrée, & difputer le terrain contre un ennemi plus fort, qui n'a garde de perdre aucun tems; il eft pourtant bon de rendre tout à fait inutile fa vigilance, comme fit le Conful Romain contre Amilcar, qui faillit à lui faire perdre patience.

Ces deux habiles Généraux avoient chacun un avantage qui les difpenfoit des inquiétudes ordinaires à ceux qui peuvent être tournez. Ils ne pouvoient agir que par une tête; car bien que Polybe ne le dife pas, il eft aifé de le comprendre par leurs manœuvres & par leur conduite; ce qui eft fâcheux à celui qui veut pénétrer & paffer outre, & qui ne le peut que par le front qu'on lui oppofe. Cela paroît dans la façon de faire la guerre du Carthaginois, qui n'étoit pas toujours la même, & qu'il changeoit felon les occafions; le Conful ne varioit pas moins la fienne, s'il falloit attaquer ou fe défendre. Toute cette guerre fe paffa de la forte, en attaques & en défenses réciproques; mais Barcas, plus que l'autre, fit voir par la conduite, qu'un Capitaine excellent attend bien moins les occafions qu'il ne les fait naître dans un païs difficile & fcabreux, qui prête à la rufe & à l'artifice, & qui nous fournit mille moiens de changer une défenfive craintive en apparence, pour endormir l'ennemi, qui fe né

[blocks in formation]

,

Nous prions le lecteur de faire attention à ce paffage de notre Auteur qui nous femble remarquable, & où il fait la description du païs où les deux armées campérent. On ne peut approcher de cette montagne, dit-il, que par trois endroits, dont deux font du côté de la mer, & tous les trois fort difficiles: il falloit qu' Amilcar fut aussi intrépide qu'il l'étoit pour venir fe camper dans ce dernier. Celui-ci étoit donc le plus difficile & le plus défavantageux;mais Polybe penfe-t-il bien à ce qu'il dit? N'étoit-ce pas celui qu'il falloit qu'il prît néceffairement ? Pouvoit-il, fans une très-grande imprudence, & fans folie, fe camper du côté de la terre, puifqu'il ne pouvoit tirer les vivres que de celui de la mer? Il falloit se conferver Eryce & fon port (2), ce parti étoit donc le plus fage & le plus prudent.

Notre Auteur ne nous explique pas la fituation des deux camps ennemis, & les poftes qu'on occupoit de part & d'autre. Il ne faut pas douter un feul inftant que les Carthaginois ne campaflent entre la montagne & la mer, où ils affirent leur

camp (3), & où ils fe fortifiérent contre les Romains (4), & par cette pofition ils couvroient Eryce; mais ce n'eft pas là où je veux aller d'où vient qu'il regarde cette réfolution de Barcas, comme celle d'un homme qui paffe les bornes d'une intrépidité réglée, d'un homme qui hazarde tout & met tout en rifque ? Il dit deux ou trois pages après, que les forces des deux partis étoient égales. Or un Général qui entre dans une guerre contre un ennemi qui lui oppofe des forces égales aux fiennes, n'eft pas plus intrépide que l'autre qui lui réfifte. Il marche à lui & fe campe tout auprès cela marque feulement un feulement un homme de courage. Le Conful Romain en avoit-il moins, s'il l'attend dans fon pofte, & n'en branle pas ? Je vois bien ce que l'Auteur entend fans nous le dire, quoique deux lignes euffent fuffi pour cela. Il tire l'intrépidité d'Amilcar du défavantage de fon pofte, & de ce qu'il a ofé porter la guerre dans un païs très-avantageux aux Romains, & engagé une infinité de combats contre une armée égale à la fienne, mais plus forte par la fituation des lieux, & au voisinage au d'une autre, d'où le Conful pouvoit tirer une infinité de fecours; au lieu que Barcas n'en recevoit qu'avec peine de la mer, & que le falut ou la perte de fon armée dépendoit des forces navales des Carthaginois: car dès qu'ils eurent été battus fur mer, il fe vit bloqué par la flote Romaine, réduit dans la néceffité de toutes chofes, & contraint de faire la paix. Voilà le fujet du terme d'intrépide qu'on peut accorder au Général Carthaginois, avec beaucoup de raifon & de juftice.

L'avantage du pofte d'une armée fur l'autre, quoique toutes les deux foient égales en nombre de troupes, fait donc une très-grande difpropor

tion. Il eft auffi hors de doute qu'un Général, très-fupérieur à fon ennemi, mais mal habile, eft plus foible que l'autre qui lui oppofera, je ne dis pas un plus grand courage, car je le fuppofe égal, mais l'expérience & l'habileté.

Peut-être que Barcas eût pû choifir un pofte plus avantageux en fe campant du côté de la terre, mais il fe fût trop éloigné de la mer & du port, qu'il lui importoit de couvrir. Pour fe l'affurer, il falloit qu'il établît fon camp de telle forte qu'il fit front aux Romains, & qu'il confervât fes derriéres dans un païs tout ennemi, où il n'avoit aucune place, & dont la feule qui reftoit aux Carthaginois en Sicile, étoit investie & alliégée par une puiffante armée.

§. VI..

Quels étoient les deffeins de Barcas dans cette guerre d'Eryce. Que les pais de montagnes & de défilez, où l'on ne peut donner que par une rête, font les plus favorables pour tirer la guerre en longueur..

At la gloire du Général Cartha-A négligence du Conful Romain ginois; car s'étant rendu maître d'E-ryce par infulte ou par surprise, il remarqua que le païs aux environs étoit très-commode pour le deffein qui lui vint en tête de fecourir Lilybée, ou que s'il tentoit inutilement de le mettre à fin, il tireroit du moins la guerre en longueur, & retarderoit la prife de la place. Pour réuffir dans une entreprife de cette importance, il jugea qu'il falloit s'approcher à une très-petite diftance du camp des Ro-mains avantageufement poftez; quoiqu'il s'apperçut qu'il ne feroit pas à fon aife dans celui qu'il vouloit occuper. Il fuppléa à ce défaut par de: bons retranchemens dont il fe cou

fi

vrit, & ne craignant rien pour fes derriéres, il mit toute fon attention à ce qu'il pouvoit craindre fans ceffe de la hardieffe & de l'audace du Conful, qui s'augmentoit par le voifinage de l'armée campée devant Lilybée. Il fe détermina donc à cette grande entreprise, se fouciant peu de rifquer fon armée dans un tems & dans une fituation, où peu s'en falloit que Carthage n'eût plus rien à perdre en Sicile; au lieu qu'il y avoit beaucoup à efpérer du tems & de l'occafion outre que les avantages que Carthalon venoit de remporter par la défaite des deux flotes Romaines, l'animoient à un deffein fi hardi, dont le fuccès n'étoit pas fans fondement. Il fuffit de tenter d'abord quelque action d'éclat, elle nous méne quelquefois à l'éxécution de plufieurs autres qui naiffent de la premiére; fans compter qu'on reconnoît alors l'efprit & le caractére du Général que l'on a en a en tête, & que l'on agit felon cette connoiffance, ce qui n'eft pas un petit avantage. Car il eft des Généraux d'armées comme des Auteurs. On juge du génie, des mœurs, des inclinations, du fçavoir, ou de l'ignorance de ceux-ci par leurs écrits, & d'un Général par les actions. Une campagne fuffit à un Antagoniste habile & clairvoiant, pour difcerner le bon du mauvais. On juge s'il eft brave & hardi par ce qu'on voit qu'il peut faire, & qu'il fait effectivement; s'il eft lâche, par ce qu'il craint d'entreprendre; s'il eft habile & courageux, par les deffeins qu'il éxécute, par la réfiftance à ceux que l'on tente fur lui, par fon attention à fe prévaloir des fautes de fon ennemi, par fa vigilance, à prendre les devans pour s'empêcher d'être furpris; s'il eft négligent & pareffeux, par les avantages qu'il laiffe prendre fur lui, ou

qu'il manque lui-même de gagner faute d'exactitude & de diligence; s'il a le coup d'œil, par la fituation des poftes qu'il cherche & qu'il occupe; s'il eft hardi & audacieux, par la difficulté des entreprises dont il fe charge, & dont il vient à bout; s'il cft téméraire, par fon opiniâtreté à vouloir forcer les obstacles les plus infurmontables.

On peut reconnoître par l'idée que l'Auteur nous fournit de la guerre d'Eryce, & par ce qu'il nous apprend, environ quatre ans après, de celle des rebelles d'Afrique, qu'Amilcar fut un des plus grands Capitaines de l'antiquité; car s'il a fuivi la même méthode dans celle-ci que dans l'autre, fe peut-il rien voir, ni rien imaginer de plus merveilleux & de plus achevé dans la fcience des armes ? Ce qu'il y a de bien furprenant, c'eft qu'aucun de nos Auteurs militaires, pas même le Prince Henri de Rohan & Montécuculi, tous les deux très-profonds, très-habiles & très-grands Capitaines, n'ait fait mention des actions de cet homme célébre; à peine leur eft-il connu, & je doute qu'il l'ait jamais été aux autres. Grand fujet d'étonnement encore, qu'aucun ne fe foit encore avifé de nous donner du moins une idée de cette efpéce de guerre, qui confifte dans les poftes & dans les chicanes, & qui eft peut-être la feule dans l'art militaire qui faffe mieux connoître le mérite & le courage d'un Général d'armée. Les deux que je viens de nommer, l'ont cependant pratiquée euxmêmes: mais il s'en faut bien qu'ils l'aient fuivie & pouffée auffi loin que cet habile Carthaginois. Ce n'est pourtant pas qu'ils n'aient eu des Antagoniftes dignes d'eux. Au moins le dernier n'a pas lieu de fe plaindre à cet égard. Jamais Général n'a été plus privilégié de ce côté-là. Comme il

doit

doit à M. de Turenne les progrès qu'il a faits dans la fcience de la guerre, il lui doit auffi toute fa gloire. Car ce qui nous illuftre, ce qui fait paroître tout notre fçavoir, c'eft lorfque nous avons en tête des Généraux d'une intelligence, finon égale à la nôtre, du moins qui en approche de fort près; à plus forte raifon lorfque

l'on a un Turenne.

[ocr errors]

Il eft aifé de reconnoître que le Carthaginois l'emportoit fur le Romain en ftratagêmes, en fcience & en expérience celui-ci fe trouvoit fupérieur par le voifinage de l'armée de Lilybée, & par les avantages des poftes qu'il occupoit; l'autre malgré cela le roula de tant de fortes de maniéres, & avec un tel art qu'il le réduifit à l'extrémité. Je ne fçai fi l'on peut excuser la négligence & le peu de prévoiance du Général Romain, qui occupoit nonfeulement le haut de la montagne (5), d'où l'on pouvoit découvrir toute la campagne aux environs, & voir tout ce qui fe paffoit dans le camp Carthaginois; mais encore la ville (6), qui étoit fituée fur la pente de la montagne, où le Conful avoit fa droite, & qui lioit la communication avec les troupes qui étoient poftées fur le fommet; ce qui formoit une ligne depuis la mer jufqu'à la cime de la montagne. Tout cela tenoit Barcas dans une perpétuelle inquiétude, & dans cette attention incommode que donnent la crainte & la néceffité d'être perpétuellement fur fes gardes, ne pouvant tenter que par une tête, comme nous l'avons déja remarqué & ne voiant aucun jour ni la moindre apparence d'entreprendre fur ceux qui étoient plantez fur le fommet du mont, à caufe de fon affiette avantageufe, quoiqu'il fût le fujet du pofte & du campement de Barcas; il reconnut bientôt l'impoffibilité de

'Tome I.

[ocr errors]

s'en rendre le maître, & d'en gagner la croupe, tant que les Romains communiqueroient par la ville, qu'ils avoient à leur droite. Il vit bien que s'il pouvoit s'en faifir, il feroit peutêtre en état de couper les vivres àceux d'en haut,& de refferrer ceux d'en bas à leur flanc droit, tandis qu'il les tiendroit en refpect fur tout leur front, de leur ôter par là tout deffein fur fon camp, & peut-être d'obliger le Conful, par la prise de la ville, à quitter partie, à lui abandonner le païs, & à joindre l'armée du fiége. S'il eût réuffi dans cette entreprile il coupoit la gorge à ceux qui étoient au camp de Lilybée, en leur rompant la communication du païs, & des villes d'où ils recevoient leurs vivres. Ce deffein étoit véritablement grand, & d'un guerrier de fa force, & d'autant plus admirable, que les Romains n'avoient plus d'autre reffource pour fubfifter que celle de la mer. Pour peu que Carthage augmentât fes forces navales, il étoit moralement impoffible que l'armée du fiége pût éviter fa ruine, que par deux actions générales, l'une de mer & l'autre de terre, dont le fuccès étoit très- incertain & très-douteux. Encore une fois, je ne vois rien de plus grand & de mieux penfé que ce que cet excellent Chef de guerre s'étoit réfolu de faire. Peu s'en fallut qu'il ne réuffit: en effet il furprit la ville qui étoit fur la qui étoit fur la pente de la montagne, mais inutilement tenta-t-il d'en gagner le faîte, & encore plus inutilement le camp du Conful, qui avoit ajouté fans doute à l'avantage de la fituation tout ce que l'art lui pût fuggérer d'obftacles & de chicanes, pour le mettre à couvert d'une attaque dans les formes.

La conduite des Romains eft bien moins digne des éloges des connoiffeurs, autant qu'il eft permis d'en M m

[ocr errors]

juger par ce que l'Auteur nous en dit, que celle des Carthaginois; car ceux-ci n'oubliérent rien de ce qu'on pouvoit humainement pratiquer dans un deffein fi grand & fi profond. Ils méritoient de réuffir par la hardieffe, le courage, la prudence & la grandeur des vûes de leur Général. On verra, dans nos Observations fur la guerre contre les foldats revoltez d'Afrique, ce que c'étoit que cet homme, dont le génie pour ce qui regarde les grandes comme les moindres parties de la guerre, (fi l'on peut dire qu'il y en ait de médiocres dans une fcience qui va toute au grand & au beau, ) étoit au-deffus de tout ce que l'on peut imaginer. Jamais Capitaine ne l'a furpaffe dans la science des poftes, & dans cette forte de défenfive fimulée & trompeufe, qui tourne tout d'un coup à une offenfive ouverte & audacieuse. Fin, rufé & couvert, d'une patience & d'une conftance extraordinaire dans les entreprises les plus difficiles, jamais il ne fe rebutoit, quelque mauvais train que priffent d'abord les affaires : allant toujours à fon but, fe contentant d'en changer les routes, & d'y aller par des détours, s'il ne le pouvoit de droit front. Sur tout adroit à faifir les inftans précieux, ces momens favorables de la guerre, qui vont d'un rapide furprenant, fi le Général n'a l'œil affez vif & affez fin pour les remarquer, & les prendre comme on dit entre bond & volée. Il paroît par ce que nous fçavons de fa conduite dans les deux guerres dont notre Auteur fait la defcription, que l'éxercice ordinaire de fon efprit étoit de bien connoître la fituation des lieux, & d'en remarquer les endroits propres à fe pofter avantageufement: nul Général de l'antiquité ne l'a égalé dans ce talent admirable, & dans celui de rétablir

les affaires que les autres regardent comme défefpérées. Il pénétroit avec une vivacité étonnante dans les deffeins des autres, & dans ce qu'ils pouvoient ou devoient faire. Sa prévoiance & fa vigilance n'étoient jamais furprises.

Ce que je trouve de plus admirable en lui, & qu'on voit rarement dans les autres, c'eft qu'il n'entreprenoit jamais rien qu'il n'eût auparavant éxaminé s'il feroit avantageux à fa patrie, fe fouciant fort peu de la gloire d'un combat, s'il ne le menoit à ce but. Il comptoit très-peu fur le nombre de fes ennemis. Sa capacité lui tenoit lieu de tout. Trésexpert & très-adroit dans l'art de difcipliner & de former une excellente milice, de l'aguerrir & de l'endurcir dans les travaux de la guerre, quand il fe vit dénué de foldats après la révolte de l'armée d'Eryce, qu'il avoit dreffée lui-même, & dans la fâcheufe néceffité d'en former une nouvelle compofée de Citoiens de Carthage, il en prit un fi grand foin qu'il la rendit capable de réfifter contre les rebelles, & de les battre par la fuite. Voit-on beaucoup de Généraux douez de talens si rares & fi extraordinaires ?

Le portrait que je fais ici n'eft certainement pas tiré de ma tête, felon la louable coutume des Auteurs qui fe mêlent d'en faire, mais uniquement de fes actions. Pour ce qui regarde fes qualitez morales, il feroit fuperflu d'en parler; c'eft au lecteur à les remarquer: j'aurois trop à faire, & cela n'appartient pas à mon fujet.

« AnteriorContinuar »