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obtint contre lui un ordre pour lui faire garder les arrêts pendant quelques jours, en se fondant sur la nécessité de tenir les chefs d'état-major des corps dans la dépendance du major général. Une lettre de Jomini, écrite sous le coup de cet affront, nous peindra mieux que tout l'exaltation de sa douleur et de son désespoir :

« (Liegnitz, le 24 juin 1813.) Mon cher Monnier, je viens de recevoir votre lettre du 20; vous devez juger à quel point j'en suis atterré. Le même courrier qui me l'apportait m'a remis l'agréable épître du prince de Neuchâtel. Il ne s'est pas contenté de me mettre aux arrêts, il m'a fait mettre à l'ordre de l'armée comme remplissant mal mes fonctions; et, pour donner plus de solennité à cette punition, il me l'envoie par un courrier du cabinet, honneur ordinairement réservé aux princes et aux ambassadeurs, et que je serai obligé de payer à mes frais. Vous voyez, mon cher, que le persécuteur n'a rien négligé pour me faire avaler la ciguë jnsqu'à la lie. Il n'a que trop atteint son but. Depuis six heures, une fièvre ardente me dévore!... Envoyé aux arrêts, mis à l'ordre comme un chef d'état-major incapable, après ce que je viens de faire à Bautzen, et au moment où j'attends une promotion pour prix d'une conduite que peu d'officiers auraient osé tenir!!... Ah! mon cher, c'en est fait jamais je ne supporterai un affront si cruel!... Je me regarderais comme le plus misérable des hommes, si j'étais capable de servir un quart d'heure de plus. Officier étranger, me dévouant à la France et au grand capitaine qui la gouverne, servant l'un et l'autre avec enthousiasme, sans aucun lien ni avantage national, je recevrais pour prix de mon zèle des injures et l'infamie!... Et dans quel temps, grand Dieu! quand l'armée, habituée depuis six ans à un avancement sans exemple, voit de toutes

parts des sous-lieutenants devenus rois, et des officiers trèsordinaires devenus généraux en six ans !...

« Ce qu'il y a de plus terrible dans mon affaire, c'est que le misérable état de situation qui en est le prétexte arrivait sans doute à Dresde au moment même où le courrier qui vient de me déshonorer aux yeux de l'armée en partait.

« On dit que le courrier prochain nous apportera les promotions sollicitées par le maréchal. Puisqu'on me signale à l'armée comme un imbécile, il n'est guère probable qu'on me fasse figurer snr ce tableau, et alors ma perte devient inévitable je ne pourrais jamais supporter cette exclusion. Dans deux jours, je saurai si je suis définitivement condamné; car vous pensez bien que, dans cette horrible position, il s'agit d'être ou de ne pas être (to be or not to be) : et si je ne suis rien après un événement comme celui de Bautzen, quel espoir me restera-t-il? Il faut un concours inouï de circonstances pour amener un officier général à rendre un service pareil; et Dieu sait qu'en dix campagnes je n'en aurai pas d'occasion... »

Vingt jours s'écoulèrent encore avant qu'il eût fait la démarche irrévocable. Il attendait, il hésitait, il espérait toujours; il faisait et refaisait en tous sens à sa manière le monologue de Coriolan prêt à passer aux Volsques. Il ruminait (à travers toutes les dissemblances) le fier et amer souvenir du connétable de Bourbon. Il se croyait plus résolu intérieurement qu'il ne l'était : il eût suffi jusqu'au dernier moment sans doute d'un retour de justice pour l'arrêter et faire rebrousser le cours de ses pensées. Ce n'est que le 13 août, à l'annonce des promotions pour le 15, et en se voyant exclu, qu'il prit le parti suprême, le parti

désespéré de changer d'aigles et de passer son Rubicon.

« Ce 13 août 1813. - Enfin, mon cher Monnier, la mesure est comblée le courrier vient d'arriver avec toutes les promotions; il n'y en a pas moins de 700 (1) pour notre corps d'armée. Tous ont reçu des signes de satisfaction et de gloire celui seul qui, au dire du maréchal lui-même, avait le plus contribué à la victoire, est récompensé par les arrêts!... Une fièvre brûlante me consume. Demain, hélas! j'aurai abandonné des drapeaux ingrats où je n'ai trouvé qu'humiliation, et qui ne sont pas ceux de ma patrie !.....

« J'écris une longue épître à l'Empereur pour lui expliquer tous les motifs de ma démarche...

« Je n'ai pas besoin de vous dire où je vais : le souverain généreux qui m'a donné asile en 1810 doit disposer dès aujourd'hui de la dernière goutte de mon sang. Là, du moins, je ne serai ni vexé ni humilié, si jamais je trouve des occasions et une position qui me permettent de rendre des services de l'espèce de ceux que je crois avoir rendus. Je désire que ma lettre à l'Empereur parvienne jusqu'à vous elle ajoutera, j'en suis sûr, aux regrets que vous pourrez éprouver de notre séparation.

« Adieu!... la fièvre me force à vous quitter ; je n'en puis plus. Conservez-moi quelques sentiments de bienveillance. En prononçant ce cruel adieu, mon cœur est oppressé; il me semble que j'aime plus que jamais le petit nombre d'amis que je laisse en France... >>

Il laissait des amis non-seulement dans le civil, tels que celui à qui il écrivait, mais aussi dans le militaire, et de vraiment intimes je ne citerai que le général Guilleminot.

(1) Ailleurs il a dit cinq ou six cents.

L'armistice était rompu, ou du moins dénoncé. Les hostilités allaient reprendre le 17. Le 14, Jomini quittait l'armée française et franchissait la ligne ennemie. En arrivant au territoire neutralisé, il rencontra des camps d'infanterie épars sur toute la ligne de la Katzbach, et de l'artillerie séparée de ses attelages et aventurée ainsi sur un front que rien ne couvrait. Ney avait obéi à une confiance chevaleresque. Jomini l'avait averti, dès le 13, qu'il était temps de se mettre à l'abri d'une surprise. Lui-même en partant, il prit sur lui d'ordonner à toutes les compagnies du train d'artillerie de se rassembler au plus tôt, et à la cavalerie légère de faire un mouvement pour couvrir les camps et le quartier général. Ney fut bien étonné tout le premier de voir s'opérer autour de lui ces mouvements et marches qu'il n'avait pas commandés. Ayant ainsi pourvu jusqu'aux derniers instants aux soins de son office, et après s'être mis autant que possible en règle avec le passé, Jomini alla joindre l'empereur Alexandre à Prague. Il n'emportait ni plans à communiquer, ni secrets militaires quelconques; il n'emportait avec lui que son bon sens, son bon conseil, sa justesse de coup d'œil, sa connaissance précise des hommes et des choses. C'était beaucoup trop.

Cette « démarche violente », comme lui-même la qualifie, coïncidait avec l'arrivée de Moreau au quarfier général des Alliés : elles se lièrent et se confondirent dans la pensée des contemporains. Toutefois le cas de Jomini était très-distinct, et Napoléon au plus fort de sa colère le reconnut. On a dans la Correspon

XIII.

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dance imprimée la première explosion de cette colère. Quelque pénible qu'il soit d'avoir à transcrire de tels passages, il est impossible de les dissimuler :

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<< (Au prince Cambacérès. Bautzen, 16 août 1813.) L'Autriche nous a déclaré la guerre. L'armistice est dénoncé et les hostilités commencent. Nous sommes en grande manœuvre. Une partie de l'armée russe et prussienne est entrée en Bohême. J'augure bien de la campagne. Moreau est arrivé à l'armée russe. Jomini, chef d'état-major du prince de la Moskowa, a déserté. C'est celui qui a publié quelques volumes sur les campagnes, et que depuis longtemps les Russes pourchassaient. Il a cédé à la corruption. C'est un militaire de peu de valeur; c'est cependant un écrivain qui a saisi quelques idées saines sur la guerre. Il est Suisse... >>

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Et à Maret, le même jour :

Le général Jomini, que vous connaissez, a passé à l'ennemi. »

Et à Clarke, ministre de la guerre :

Moreau, arrivé à l'armée

« (Goerlitz, 18 août 1813.) des Alliés, a ainsi entièrement levé le masque et a pris les armes contre sa patrie. Le général de brigade Jomini, chef de l'état-major du prince de la Moskowa, a déserté à l'ennemi, sans avoir auparavant cessé ses fonctions: il va être jugé, condamné et exécuté par contumace. »>

Cette dernière menace n'eut aucun effet; on avait désormais assez d'autres procès à suivre. Et quant au jugement même porté par Napoléon dans sa colère, l'histoire ne l'enregistrera point sans l'avoir discuté.

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