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du grand poëte et le charme de la belle reine furent dignement représentés par Mme d'Heygendorf. A la fin de cette soirée toute poétique, je me promenais dans le parc avec le fils de Goethe et quelques amis; nous approchâmes de sa petite maison sans faire de bruit. Tout se taisait; mais une fenêtre était encore éclairée. Là il veillait. Peut-être il ajoutait d'une main presque octogénaire une dernière perfection à ses ouvrages! Peut-être il repassait cette journée; peutêtre il donnait un souvenir fugitif à cette heure où je lui ai dit adieu!

« Je m'arrête, monsieur; il est difficile de ne pas se laisser entraîner à quelque émotion quand on parle des souvenirs les plus doux et les plus mémorables de sa vie. >>

Notre siècle aime ces détails intimes, il n'en a jamais trop. Ne serait-il pas permis toutefois de relever ici une sensibilité littéraire un peu prolongée, une émotion un peu voulue et un peu factice? Ampère ne s'en est pas toujours préservé.

On sera peut-être curieux de savoir comment Chateaubriand, qui régnait dans le salon de Mme Récamier, accueillait ces louanges en l'honneur de Goethe, et cette admiration qui tenait du culte et qui s'adressait de son vivant à un autre que lui. Quelques remarques ici, pour ceux qui tiennent à savoir les nuances de société (et nous sommes en ce moment avec un littérateur, homme de société), ne seront peut-être pas inutiles. Ampère avait commencé avec Chateaubriand par une certaine colère secrète et un sentiment de répulsion assez compliqué, soit qu'il vît en lui le rival radieux qui, dans la pensée de Béatrix, occupait la première place et le rejetait lui-même au second plan,

soit qu'il lui en voulût, comme ami, de certaines souffrances et de certains ennuis dont il avait été témoin ou confident, et qu'avait ressentis la Béatrix elle-même, dans les moments où elle se croyait sacrifiée à d'autres amitiés moins dignes. J'ai indiqué précédemment un léger indice, une velléité d'émancipation et d'indépendance. Malgré tout, Mme Récamier avait triomphe de difficultés plus grandes, et elle sut si bien, à la longue, adoucir et mater Ampère sur cet article délicat de Chateaubriand, qu'à partir d'un certain jour le jeune écrivain se fit une loi de ne plus rien publier, ne fût-ce qu'un simple morceau, sans trouver moyen d'y glisser au moins une fois le glorieux nom qui, dans le principe, l'avait si fort offusqué. Et plus tard, à des années de là, voyageant en Grèce, Ampère lui fit la galanterie de couper à Delphes, à son intention, une branche du laurier qui existe aujourd'hui - ou qui existait dans l'enceinte du réuevos, « laurier descendant en droite ligne de feu Daphné », ainsi métamorphosée, si l'on s'en souvient, et il l'envoya à Chateaubriand avec quatre pages de compliments (1).

Les choses n'en étaient pas tout à fait là encore à ce moment du voyage en Allemagne, mais déjà la paix et l'harmonie régnaient dans les cœurs. Certainement Ampère, quelques années plus tôt, s'il avait visité lord Byron en Italie, n'aurait pu en écrire librement à Mme Récamier, comme il fit de Goethe, sans choquer par là même et désobliger Chateaubriand. Byron était un des

(1) Extrait d'une lettre d'un compagnon de voyage et témoin oculaire, M. Mérimée.

antipathiques de l'illustre auteur de René, qui le considérait comme un rival, et pis que cela, presque comme un plagiaire. Il n'y avait pas assez de place dans le ciel poétique pour tous deux, deux soleils à la fois! Un jour que Chateaubriand entrait chez Mme de F..., fille de la marquise d'Aguesseau, et qui, née en Angleterre, avait le culte de Byron, il vit sur une console un buste nouvellement placé, et il demanda en souriant qui c'était; sur la réponse que c'était lord Byron, il fit un geste en arrière, et son noble visage ne put réprimer une de ces grimaces soudaines auxquelles il était trop sujet. Mais ici, avec Goethe, les rapports étaient tout différents : Goethe était déjà un ancien; Werther appartenait à un autre siècle. L'Allemagne aussi était plus loin, plus séparée de la France. que l'Angleterre; le contact, le conflit des deux gloires n'avait pas eu lieu. Pour le chevaleresque et galant auteur du Dernier Abencerage, un homme de lettres, si illustre qu'il fût, un poëte octogénaire qui recevait son monde en robe de chambre de flanelle blanche, ne pouvait être un rival: c'était un patriarche. L'amourpropre, ici, était tout à fait désintéressé dans la question (1), et la critique libérale d'Ampère en profita pour se donner pleine carrière.

De Weimar Ampère alla à Berlin, et de là il passa en Suède. On peut se faire une idée parfaite de ce qu'il

(1) C'est une remarque que Quintilien a faite en termes excellents dès que l'idée de rivalité a disparu, dès que l'amour-propre est désarmé, il n'y a plus que bienveillance; quoties discessit @mulatio, succedit humanitas (De l'Inst. de l'Orat., liv. XI, chap. 1),

X.II.

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était alors en causant,

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fin, par l'agréable relation qu'il a donnée de ce premier voyage. Je viens de la relire après quarante ans : je ne sais rien de plus vif, de plus léger, de plus juste dans la touche et dans le dessin. Quoique Ampère eût de mauvais yeux, et qu'évidemment la nature ne l'eût point formé pour le pittoresque, il s'en tire à force d'esprit et d'intelligence. Il est suffisamment paysagiste pour quelqu'un qui dessine et ne peint pas. Son crayon exact se trouve être même assez coloré quand il le faut. Il a le premier sentiment très-vrai, et qu'il nous rend très-fidèlement, des divers pays qu'il parcourt avec lui, la physionomie des lieux se montre aussitôt à nous en elle-même et dans son rapport moral avec le caractère des habitants; car ce qui m'en plaît chez Ampère voyageur, c'est que l'homme n'est jamais absent, ni loin. On nous a gâtés depuis en fait de descriptions; la littérature a fait concurrence à la peinture et s'est piquée de l'égaler ou de l'éclipser. On a aussi poussé à bout le principe de naturalisme et de physiologie, le rapport des lieux et des habitants; on a fait les uns à l'image des autres; on a montré et accusé le lien qui les unit jusqu'à le grossir et le forcer. Ampère, dans sa manière rapide et son heureux instinct, se contente de toucher sans appuyer; il indique l'harmonie entre le moral et le physique, sans aller jusqu'à une complète identification; il laisse place à un certain jeu des facultés. Il n'est nullement étranger d'ailleurs à la science: s'il remarque en passant un pli géologique du sol, on sent à l'exactitude du signalement l'ami d'Élie de Beau

on

mont; s'il parle de la végétation, s'i rattache un pays,
un degré de latitude à une plante, à une mousse,
sent l'ami d'Adrien de Jussieu; s'il montre du doigt la
tour de Tycho-Brahé, et s'il caractérise d'un mot «le.
ciel agrandi » que le patient observateur livra au génie
et aux lois de Kepler, on sent le fils d'Ampère, nourri
dans ces choses de science et qui parle naturellement
la langue de sa maison. En tout, il est ainsi : une
prompte intelligence le guide, et chaque trait porte
il faut. Tout cela est fin, net et proportionné. Il n'a fait
qu'effleurer la Laponie, mais l'aperçu qu'il en a tracé
est vivant et s'anime, jusque dans sa réalité, d'un
souffle de sympathie humaine. Les profils qu'il donne
des hommes distingués du Nord, des poëtes et littéra-
teurs de talent, les font aussitôt comprendre par les
côtés principaux qui nous intéressent Atterbom,
ŒElenschlæger, Tégner, désignés par lui en quelques
mots, cessent de nous être étrangers. Il des accents
particulièrement vrais pour nous exprimer la science
et l'érudition locale, profonde, originale, communica-
tive et naïve, à laquelle il a dû des heures d'affectueux
commerce et de douce hospitalité : il a su s'en assi-
miler l'esprit et l'âme en courant. Dans tout ce qu'il a
vu si vite et qu'il a si bien saisi, il choisit les points
qui nous laissent une agréable idée et qui donnent
envie d'en savoir davantage. Des rapprochements ingé-
nieux, imprévus, un fonds de bonne humeur spirituelle,
une pointe de plaisanterie et de gaieté, se font jour à
chaque instant dans son récit et amènent le sourire.
Enfin ces cent pages relues sont intéressantes d'un

:

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