Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[blocks in formation]

DISCOURS QUI ONT OBTENU EX ÆQUO LE PRIX De l'académie FRANÇAISE PAR M. GIDEL, par M. GILBERT.

Les histoires littéraires aiment les dates précises. La publication des Provinciales, par exemple, est une de ces dates, de ces époques mémorables (1656, 1657). On avait eu précédemment l'époque du Cid, celle du Discours de la Méthode (1636, 1637). Mais, indépendamment de ces monuments écrits qui marquent, il y a la société d'alentour, dans laquelle se retrouve plus

(1) Cet article a paru d'abord dans le Journal des Savants. (2) 3 volumes petit in-8°, Techener, 1866.

ou moins la même langue, et qui compte des gens d'esprit non écrivains de profession, et maîtres pourtant dans leur genre, maîtres à leur manière, sans y viser et sans le paraître.

Ainsi, en 1657, au moment où Pascal achevait de lancer les Provinciales, il ne tient qu'à nous de compter dans la haute société française les hommes distingués par la parole ou par la plume et qui étaient en possession de plaire : Saint-Évremond, Bussy, La Rochefoucauld, Retz, les prochains auteurs de Mémoires, mais qui causaient dès lors comme ils écriront. Jamais langue plus belle, plus riche, plus fine, plus libre, ne fut parlée par des hommes de plus d'esprit et de meilleure race.

Ils ont tous (et ceux que je viens de nommer, et les autres qu'ils représentent, moins en vue et plus effacés aujourd'hui), ils ont tous ce point commun d'être gens du monde, de qualité, avant d'être écrivains. Mêlés aux plaisirs, aux affaires, aux intrigues de leur temps, ils ont vécu de la vie la plus remplie, la plus animée et agitée, ils y ont développé et aiguisé leur esprit, leur goût; et, lorsque ensuite ils ont pris la plume, leur langage y a gagné. Ils ont vérifié en un certain sens ce qui est dit de l'éloquence dans le Dialogue des orateurs; « Nostra civitas donec erravit, donec se partibus et dissensionibus et discordiis confecit, etc. » « Il en fut de même de notre république : tant qu'elle s'égara, tant qu'elle se laissa consumer par des factions, par des dissensions, par la discorde; tant qu'il n'y eut ni paix dans le forum, ni concorde

dans le sénat, ni règle dans les jugements, ni respect pour les supérieurs, ni retenue dans les magistrats, elle produisit une éloquence sans contredit plus forte et vigoureuse, comme une terre non domptée qui produit des herbes plus gaillardes... »

Cela ne s'applique guère à l'éloquence de ces modernes qui, si l'on excepte Retz, n'avaient pas eu proprement à exercer leur talent d'orateur; mais cela est vrai de leur élocution, de leur langue; ils l'avaient étendue, élargie, assouplie, fortifiée en toutes sortes de relations et de rencontres bien autrement qu'en restant dans un salon comme à l'hôtel Rambouillet, ou dans un cabinet d'étude, comme un Conrart et un Vaugelas. Ils ont des façons de s'exprimer à la fois plus délicates et plus gaillardes (lætiores) pour parler avec Montaigne. C'est d'eux qu'il est vrai de dire, comme dans Homère : « La langue est flexible, et il y a une infinité de manières de dire. Le champ de la parole s'étend à l'infini. »

Saint-Évremond a surtout de la délicatesse. C'est un épicurien, non point par les livres seulement, comme le serait un savant de la Renaissance, comme l'a pu être Gassendi, le dernier et le plus distingué de ceux-là, mais un épicurien pratique, dans la morale et dans la vie. L'histoire littéraire, pour peu qu'elle soit didactique, comme celle de M. Nisard, a le droit et presque le devoir de le négliger : probablement il se soucierait peu lui-même de cette omission; il ne réclamerait pas contre il en serait plutôt flatté. L'enseignement proprement dit a peu à faire avec lui. Il est l'homme de

la conversation à huis clos et des aparté pleins d'agré ment.

Né en 1613 (1), il ne mourut qu'en 1703, à l'âge de plus de quatre-vingt-dix ans. Élevé au collège de Clermont, à Paris, chez les jésuites, il fit sa rhétorique sous le Père Canaye, qu'il a immortalisé depuis. Il termina ses études à l'université de Caen, puis au collége d'Harcourt, tout en suivant ce qu'on appelait l'Académie, c'est-à-dire l'école des jeunes gentilshommes. Il représente bien ce que pouvait être, à cette date, un jeune homme de qualité des plus instruits, un de ceux qui avaient vingt-quatre ans quand le Cid parut. Il savait la littérature latine, peu ou point de grec; il avait du goût pour les lettres, de la curiosité pour la philo sophie, et aimait la conversation des gens d'esprit et de pensée. Il s'appliqua dans sa jeunesse au métier des armes, s'acquit l'estime des généraux sous lesquels il servit, et, arrivé au grade de maréchal de camp, il pouvait prétendre à une plus grande fortune militaire, lorsqu'une lettre de lui, très-spirituelle et satirique, sur la paix des Pyrénées et contre le cardinal Mazarin, lettre adressée au marquis de Créqui et connue seulement de trois ou quatre personnes, fut trouvée dans une cassette déposée chez Mme du Plessis-Bellière, dont on saisissait les papiers. C'est à la suite de l'arresta

(1) M. Giraud le fait même naître en 1610, mais par simple supputation. Silvestre, le plus exact de ses biographes, dit qu'on n'a jamais su exactement son âge. M. Quesnault, sous-préfet de Coutances, a trouvé des actes de baptême desquels il résulterait que Saint-Évremond n'a pu naître avant 1614 et n'est peut-être né qu'en 1616. En ce cas il se vieillissait.

tion du surintendant Fouquet : tout était crime en ce moment. La pièce, commentée et envenimée par Le Tellier et Colbert, zélés pour la mémoire du cardinal, irrita Louis XIV, qui condamna l'auteur à la Bastille. Cette lettre, qui a si fort compromis Saint-Évremond en son temps et brisé sa carrière, n'aura pas, je le crains, gain de cause auprès de la postérité, qui enregistre avec une sorte de révérence les faits accomplis : nous sommes devenus grands admirateurs de la politique extérieure de Mazarin. Fatalistes que nous sommes et adorateurs du résultat, nous admettons difficilement que les choses de l'histoire auraient pu prendre tout aussi bien un autre tour, pas plus mauvais que celui qui a prévalu, et qu'il n'a souvent tenu qu'à un rien qu'il en fût ainsi. Saint-Évremond pensait qu'en se pressant moins on aurait imposé une paix bien plus avantageuse, qu'on y aurait gagné la Flandre, et son opinion semble avoir été aussi celle de Turenne. Quoi qu'il en soit, Saint-Évremond, averti à temps du danger, quitta la France, se réfugia en Hollande, puis en Angleterre, alterna quelque temps entre les deux pays, opta finalement pour Londres, et ne revint jamais. Il avait quarante-huit ans au moment de sa retraite : il vécut encore quarante-deux ans d'une vie de curieux, de philosophe, de témoin indifférent et amusé, de railleur souriant et sans fiel; aimant avant tout la conversation et les douceurs d'un commerce privé, il ne regretta rien, du moment qu'une nièce de Mazarin, la plus belle et la plus distinguée de l'escadron des nièces, la célèbre Hortense, duchesse de Mazarin, fut

« AnteriorContinuar »