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sourds à tout ce qui n'est pas eux et l'écho de leur propre pensée. Le choix des hommes leur est à peu près égal, et ils prendraient volontiers même les moins bons au préjudice des meilleurs, tant ils sont persuadés qu'ils sont l'homme seul, l'homme nécessaire et qui suffit à tout dans la situation donnée. Et cela, jusqu'à un certain point, est vrai : car, même avec tous ces défauts, avec toutes ces lacunes et ces creux qui se révèlent dans leurs pensées habituelles et dans la forme de leur caractère, la société ébranlée est encore trop heureuse de les avoir rencontrés un jour et de s'être ralliée à deux ou trois des qualités souveraines qui sont en eux : elle doit désirer de les conserver le plus longtemps possible, et tant qu'il porte et s'appuie sur leurs épaules même inégales, il semble que l'État dans son penchant ait encore trouvé son meilleur soutien.

Mais si l'un de ces seconds Césars s'avisait, par culte, de vouloir écrire l'histoire du premier, gare à l'application naïve et crue qu'il ferait de son système ! On sentirait aussitôt le plaqué. Tout ce qui est du petit-fils de Vénus aurait disparu...

(Ici s'arrête le manuscrit de M. Sainte-Beuve.)

L'article quo nous allons reproduire, et qui est resté inachevé, sur les Mémoires de M. le comte d'Alton-Shée, est le dernier auquel ait travaillé M. Sainte-Beuve. C'était sur la fin de l'été et de sa vie, en 1869, après la publication, dans le Temps, de sa grande étude sur Jomini. Il se remettait presque immediatement à l'ouvrage, et tenait à donner, en ce moment même, une marque éclatante d'amitié à M. d'Alton-Shée. Il était seulement indécis sur le choix du lieu où il insérerait cet article, ne pouvant, pour des raisons que l'on comprendra en le lisant, le destiner au Temps. Il l'eût peut-être fait entrer, comme un Lundi inédit, dans un de ses volumes. Il m'en avait déjà dicte onze feuillets, et il venait, selon sa coutume, de me les reprendre des mains, un matin, pour les relire l voulut, comme il disait et faisait toujours en pareil cas, amorcer la suite : il ajouta encore trois lignes de sa propre main, mais il n'eut pas la force de continuer. Il rejeta la plume, disant : « Je ne puis pas... » avec un geste indiquant la fatigue, l'épuisement et la souffrance.

C'était la première fois depuis huit ans que je lui voyais ainsi tomber la plume des mains! Il n'avait plus alors trois mois devant lui. Il devait expirer le 13 octobre.

M. d'Alton-Shée, son ami et son parent, venait le visiter une fois par semaine. Il avait adopté le mardi soir, de cinq à six heures. Il n'y manqua pas une seule fois pendant trois ans. Il publiait en ce temps-là ses Mémoires. Je ne me contentais pas de les lire, je les entendais raconter. Double profit pour un secrétaire de M. Sainte-Beuve, qui y trouvait sor heure de récréation hebdomadaire, et l'une des mille joies intellectuelles attachées à la profession.

MÉMOIRES

DU

COMTE D'ALTON-SHÉE "

Je ne voudrais pas empiéter sur la politique proprement dite. J'avais dessein de dire quelques mots de ces Mémoires avant les dernières élections et avant tout le bruit qui s'est fait autour du nom de l'auteur (2); je voudrais faire aujourd'hui l'article que je projetais auparavant je ne pourrai m'empêcher toutefois d'accentuer davantage quelques traits.

Bien des personnes qui n'ont connu son nom que par ce dernier conflit ont conçu l'idée la plus fausse de M. d'Alton-Shée, dont les origines sont en effet assez complexes et dont la formation intellectuelle n'est pas simple. Et tout d'abord à le voir qualifié « ancien pair

(1) Deux volumes in-8°, à la librairie Internationale, boulevard Montmartre, 15.

(2) M. d'Alton-Shée venait d'être porté, en 1869, on s'en souvient, en concurrence avce M. Thiers, dans la deuxième circonscription électorale de la Seine, par le parti républicain radical.

de France, » plusieurs se sont figuré M. d'Alton-Shee comme un survivant de l'ancien régime, peu s'en faut comme un émigré et un revenant. Des hommes de plus de soixante ans vous disaient naïvement de lui: << Mais il est bien âgé, on dit qu'il est sourd, il radotera... » Remarquez que c'étaient les plus doux qui parlaient ainsi. A ces honorables sexagénaires, on aurait pu faire remarquer que M. d'Alton-Shée n'avait pas encore soixante ans; que dans son geste, son allure, dans toute sa personne, il y a toute la prestesse et la vivacité d'un homme encore jeune : il est vrai que la vue lui fait défaut. Oui; mais il a pris sa revanche par sa mémoire qu'il avait développée de bonne heure comme par pressentiment, qu'il a meublée de toutes sortes de beaux passages, de scènes dramatiques en prose et en vers, une vraie mémoire d'aveugle qui ressemble à celle des anciens poëtes et rapsodes, du temps où l'on n'écrivait pas : il retient, il récite, il joue. Il est orateur. Enfin, et c'est là le sens de la légère étude que je voudrais faire, il est à mes yeux l'un des plus frappants exemples du courage et de l'effort qu'il a fallu à un homme entraîné dans sa jeunesse par la fureur de la dissipation et la fièvre du plaisir, pour se ravoir à temps et ressaisir possession de lui, pour devenir un esprit sérieux, conséquent, philosophique, un citoyen convaincu, ferme et inflexible, ayant réfléchi à toutes les grandes questions sociales et s'étant formé sur toutes une opinion radicale sans doute et absolue, mais qui, j'en suis certain, se rapproche fort de ce qui prévaudra dans l'avenir.

C'est à deux générations de distance quelque chose d'assez analogue à ce qu'était sous la Restauration cet autre radical également sorti des rangs de l'aristocratie, M. d'Argenson.

Inculpé odieusement et bassement calomnié hier encore pour avoir eu l'effroyable audace de se laisser porter par une forte minorité démocratique, et de rester jusqu'à la fin en concurrence et en lutte avec un homme du plus grand talent en effet, et qui est subitement devenu l'idole des Parisiens, comme le fut autrefois M. Necker, M. d'Alton-Shée n'a répondu qu'en faisant ces jours derniers une conférence toute littéraire, où il a retracé « l'histoire de la calomnie, »> en la prenant depuis Thersite jusqu'à Iago et à Basile: cette conférence, pleine d'intérêt et de talent, et à laquelle n'a cessé de présider un goût sévère, était traversée pourtant d'éclairs soudains et d'allusions vibrantes. Il a défini la calomnie « le crime de la parole, » et il l'a poursuivie dans ses applications historiques les plus célèbres. Pascal lui a prêté tour à tour l'indignation et l'ironie pour la flétrir. Ceux qui ont calomnié M. d'Alton (et il en est qui ont un nom connu, honorable et presque illustre) auraient dû être condamnés pour toute peine à assister à cette conférence (1).

(1) M. Dufaure, président du comité électoral, qui soutenait l candidature de M. Thiers, proclamant dans la soirée du lund 7 juin 1869 le résultat du scrutin, rue Neuve-des-Petits-Champs, prononça un discours où il disait : « Vous aviez entrepris, messieur une rude tâche. Vous combattiez en réalité le gouvernement, et 27

XIII.

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