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n'est pas besoin d'être du métier pour se les permettre. Quand des ressorts si secondaires, mais pourtant essentiels, de la pièce, sont négligés à ce point, faut-il s'étonner que le résultat ne réponde pas à la conception? La tragédie a beau être bien dessinée à l'avance, il y a des scènes entières de manquées dans le dernier acte.

A Eylau et dans toute cette campagne d'hiver en Pologne, les conditions d'une guerre régulière, raisonnée, savante, d'une stratégie dirigée par le conseil (consilium) et serrée de près dans l'exécution, étaient dépassées. Les reconnaissances ne se faisaient plus, les ordres envoyés n'arrivaient pas. Les distances, les boues, les glaces, les neiges, les hasards, jouaient le principal rôle. La force des choses commençait à tenir le dé, à prendre le dessus décidément sur le génie humain, et, quoique à la guerre les plus belles combinaisons soient toujours à la merci d'un accident, ici l'accident était tout, le calcul n'était presque pour rien. C'est ainsi qu'on frise un Pultava. Eylau en donna f'idée. Ce n'était plus le cas, tant s'en faut! où Napoléon aurait pu dire comme à Austerlitz: « Mes grands desseins se succédaient et s'exécutaient avec une ponctualité qui m'étonnait moi-même. » Eylau, pour un homme sage ou capable de sagesse, et si Napoléon avait été un Frédéric, aurait dû être une de ces leçons qu'on n'oublie jamais (1).

(1) Jomini a donné un jugement de la bataille d'Eylau, et dès f'année même, pendant qu'elle était encore toute fumante (1807). Au tome III (page 393 et suivantes) de son grand Traité, il rap

prochait cette bataille de celle de Torgau, livrée par Frédéric en 1760, faisant remarquer toutefois que « s'il y avait de la ressemblance dans les résultats des deux affaires, il y avait une grande différence dans les dispositions antérieures et dans l'ordonnance du combat. » Il s'attachait à faire ressortir ce qu'il y avait de grand dans la combinaison première de Napoléon, «< indépendamment de ce qu'il avait pu y avoir de fautif dans l'exécution. » Au sujet du retard de Ney, il l'attribuait à ce que l'aide de camp s'était « égaré en chemin », et, supposant les ordres donnés à temps, il concluait que « ce sont de ces choses qu'un général peut ordonner, mais qu'il ne peut pas forcer. » Il est à remarquer que cette phrase d'excuse et apologétique a disparu depuis dans l'édition définitive du Traité (chapitre xxvi), et qu'un paragraphe a été ajouté pour dire au contraire, par manière de critique, que «< ces deux sanglantes journées prouvent également combien le succès d'une attaque est douteux, lorsqu'elle est dirigée sur le front et le centre d'un ennemi bien concentré; en supposant même qu'on remporte la victoire, on l'achète toujours trop cher pour en profiter. Autant il convient d'adopter le système de forcer le centre d'une armée divisée, autant il faut l'éviter quand ses forces sont rassemblées. » Jomini, dégagé de ses liens, pouvait exprimer toute sa pensée. Mais il n'a jamais varié sur la part personnelle à faire à la présence d'esprit et au courage de Napoléon pendant l'instant critique où il l'avait vu à l'œuvre.

Mardi 15 juin 1869.

LE GÉNÉRAL JOMINI

Mauvais vouloir de Berthier.

III.

Jomini, chef d'état-major de Ney.

Guerre d'Espagne. Jomini envoyé à Napoléon après

Wagram. 11 perd l'appui de Ney.

Démêlé avec Berthier.

Retraite en Suisse; premières liaisons avec la Russie. Raccommodement; Jomini, général de brigade.

Russie.

Retraite de

Dans cette bataille d'Eylau, après le moment critique passé, mais avant l'arrivée de Ney sur la fin de l'action, Napoléon, rentré dans la ville, hésitait sur ce qu'il ferait le lendemain. Il pensait d'abord à se retirer pour rallier les corps de Bernadotte et de Lefebvre. Cependant, pour masquer cette retraite et ne pas céder le champ de bataille aux Russes, qui étaient peut-être assez affaiblis déjà pour nous l'abandonner, Napoléon eut l'idée de laisser Grouchy avec l'arrière-garde, mais en plaçant près de lui Jomini, chargé d'une commission éventuelle. Il s'agissait de ne pas bouger si les

XIII.

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Russes se retiraient les premiers et d'éviter le désagrément de leur céder le terrain; sinon, et s'ils tenaient ferme, de se replier soi-même, tout en faisant bonne contenance : « Vous resterez avec Grouchy,» lui dit l'Empereur,« pour le diriger selon mes intentions. « On vous accréditera auprès de lui à cet effet; vous << n'aurez point d'autre ordre. » L'arrivée de Ney dispensa de cette combinaison, et Napoléon n'eut qu'à rester. Mais on entrevoit combien cette position facultative de Jomini au quartier général de l'Empereur, position en partie confidentielle et nullement hiérarchique, prêtait à l'équivoque et ne pouvait se prolonger sans inconvénient.

Sa santé, qui ne fut jamais robuste, avait souffert dans cette campagne d'hiver, et le 8 mars 1807, du quartier général d'Osterode, Berthier avisait le ministre directeur de l'administration de la guerre « d'un congé de quatre mois pour raison de santé, accordé par l'Empereur au colonel Jomini, attaché à l'état-major impérial. » Le 9 avril, il était dans son pays natal, à Payerne, hésitant entre les eaux de Baden et celles de Schinznach. Le 17 juin, à la première nouvelle des ! mouvements de l'armée, interrompant le traitement commencé, il s'était rendu en poste au quartier général de l'Empereur. Mais il était arrivé trop tard pour la grande action, il avait manqué la victoire de Fried land, remportée le 14.

C'est ici que nous allons assister à une tracasserie misérable de Berthier. Ney, qui sent la valeur de l'homme, redemande son aide de camp. Le 18 octobre

1807, Berthier annonce à Clarke, ministre de la guerre, que, « par décision du 16 octobre, l'adjudant-commandant Jomini, provisoirement appelé près de l'Empereur dans les dernières campagnes, doit retourner auprès de Ney, qui l'a demandé. » De son côté Ney écrit au ministre Clarke, de Fontainebleau, le 5 novembre 1807 :

« Excellence, l'Empereur a daigné me promettre à Friedland de nommer M. l'adjudant-commandant Jomini chef de l'état-major du 6 corps d'armée; je vous prie d'obtenir une décision définitive de Sa Majesté à cet égard. M. Jomini est très-propre à cet emploi qu'il a déjà rempli avec dis tinction près de moi pendant la campagne d'Autriche. Votre Excellence m'obligera très-particulièrement si elle veut bien prendre quelque intérêt au succès de cette demande. >>

Et dans une note de la main de Clarke :

« L'Empereur a accordé cette demande et m'a donné ses ordres verbalement à ce sujet. Il faut envoyer M. Jomini au 6o corps d'armée et en prévenir le prince de Neuchâtel. »

La décision de l'Empereur est du 11 novembre.

Voilà les faits extérieurs. Mais que s'était-il passé dans les coulisses ou dans les couloirs, car les étatsmajors en ont aussi? Le chef d'état-major de Ney, le général Dutaillis, l'homme de Berthier, avait eu un bras emporté dans la dernière campagne; Ney tenait à s'en défaire, et Berthier à le maintenir. L'objection de Berthier, quand Ney le pressait, était que Jomini n'avait rang que de colonel et ne pouvait être chef d'étatmajor, vu que tous étaient généraux. Cependant la

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