SATIRE I V. Juvenal dans la premiere partie de cette Satire, s'éleve contre un fcélérat nommé Crifpin, favori de Domicien. Il fe déchaîne contre fon extrême avarice, fon luxe, & la gourmandise; à l'occasion du reproche qu'il luy fait d'avoir acheté un Barbeau fix fefterces, il tourne en ridicule, dans la feconde partie, Domitien lui-même, qui avoit affemblé chez lui les principaux de l'Etat, pour leur demander leur avis fur la maniere de cuire & d'affaifonner un poiffon d'une énorme grandeur, qu'on lui avoit apporté. Chacun de ces importans Confeillers y eft défigné par quelque trait de fatire. V je ferai obligé qui faire fet fouvent jouer fon rôle * VOICI Crifpin, que je produis encore fur la Scène c'eft un monftre qui n'eft que vice depuis les pieds jufques à la tête fans aucune bonne qualité. C'est un efféminé, qui n'a de vigueur qu'autant que lui en donne l'amour du plaifir & de la débauche. A quoi lui fervent donc ces grands équipages, ces Portiques, ces forêts immenfes où ilfe fait promener; ces beaux jardins, & toutes ces magnifiques maifons qu'il a près de la place publique ? Un méchant homme ne fut jamais heureux; bien moins un corrupteur, un inceftueux tel que Crifpin, qu'on furprit avec une Veftale, qu'il expofoit ainfi à être enterrée toute vive. Mais ce ne font là que des bagatelles : cependant, fi tout autre que lui en avoit fait autant, le Cenfeur lui feroit fon procès: car ce que les gens de probité, un Titius, un Séius euffent crû indigne d'eux, eft affûrément le plus bel endroit de la vie de Crifpin. Que faire ? Par où invectiver contre un homme plus infâme & plus exécrable que tout ce qu'on peut s'imaginer de crimes? Il achete un Barbeau deux cens écus: au rapport de fes flatteurs qui exagerent & outrent les chofes, ce Barbeau pese tout autant que l'argent qu'il en donne, Crifpin n'eft pas mal L Confilium laudo artificis, fi munere tanto Ante domum Veneris, quam Dorica fuftinet Ançon, adroit; il en fait préfent à un vieillard opulent, veuf & fans enfans, afin que ce vieillard le déclare enfuite dans fon teftament fon premier heritier. N'auroit-il point encore quelque autre raifon? Il l'envoie chez une perfonne de qualité de fes amies & puiffamment riche, qui se fait porter dans une magnifique litiére, dont toutes les glaces font bien fermées. Rien moins que tout cela : il achete ce Barbeau pour lui feul; il a pouffé la délicateffe & le luxe... Le fameux Apicius pafferoit aujourd'hui pour frugal & pour tempérant au prix de Crifpin. Eft-il poffible, Crifpin, toi que j'ai vû vétu d'un gros canevas d'Egypte, que tu en fois venu là? Un Barbeau deux cens écus! le pêcheur auroit peut-être moins coûté que ce poiffon ! Il y a des terres hors de l'Italie, qui ne valent pas plus ; la Pouille même en vend de plus belle à ce prix. Quels feftins ne faifoit donc pas Domitien ? puifque fon affranchi, fon bouffon, qui autrefois crioit & vendoit par la ville de méchans petits poiffons, maintenant couvert de pourpre, & Colonel Général de la Cavalerie, dévore chez lui de ces gros poiffons, qui, quoique d'un prix exceffif, ne font rien en comparaison de ceux qu'on fervoit à la table de cet Empereur. Il faut nous arrêter un peu ici. Calliope foyez-moi favorable. Il ne s'agit pas d'une fiction, mais d'un fait constant & véritable. Racontez-lenous divines Muses, chaftes vierges; fçachez-moi un peu de gré du beau titre dont je vous honore. Dans le tems que le dernier de la race des Flaviens achevoit par fes cruautés de défoler l'Univers ; & que Rome gémiffoit fous la tyrannie de ce Néron le Chauve un Turbot d'une grandeur énorme, fut pris dans la mer Adriatique, vis-àvis le Temple que les Grecs, en bâtiffant Ancône, éleve rent à Vénus. Il étoit fi prodigeux, qu'il rempliffoit tout le filet; & les Palus Méotides qui en nourriffent & en engraiffent de monftrueux fous leurs glaces pendant l'hyver, n'en jettent point dans le Pont-Euxin de fi gros ni de fi pefans, quand ces glaces viennent à se fondre. Le pêcheur N Deftinat hoc monftrum cymbæ liníque magister Ut ceffit, facili patuerunt cardine yalvæ. Ifte dies; propera ftomachum laxare faginis, qui avoit pris ce monftre, le deftine à l'Empereur; car qui eût ofé le mettre en vente, ou l'acheter? on ne voïoit que délateurs fur le rivage ; & les gens commis pour garder ces Côtes, euffent d'abord intenté procès à ce pauvre Pècheur: Ce poiflon, auroient-ils dit fans hésiter, s'eft échappé des viviers de Céfar; il y a fort long-tems qu'on l'y nourrit 3 & il doit retourner à fon ancien maître; cela eft clair, fi l'on en croit les Jurifconfultes Palphurius & Armillatus, tout ce qu'il y a de rare & de beau dans la mer, en quelque endroit qu'il fe trouve, appartient au Fifc: Il faut donc vite l'y porter, de peur qu'il ne fe gâte, dit le Pêcheur. L'Automne finiffoit, & c'étoit juftement dans le tems que les malades s'attendent à la fiévre quarte: l'hyver faifoit déja fentir fes rigueurs; & ce poiffon, qui ne venoit que d'être pris, pouvoit fe conferver: cependant on fe preffe de le porter, comme fi l'on eût été dans les grandes chaleurs: Et ayant paflé le lac qui baigne les murs de la ville d'Albe, où l'on honore la Déeffe Vefta; & où le garde encore dans un Temple prefque ruiné & moins grand que celui de Rome, le feu facré des Troïens ; ils entrerent dans le Palais, où la foule du Peuple qui venoit admirer ce poiffon, les empêcha quelque-tems d'avancer: enfuite on fe retire pour les laiffer paffer: on ouvre les portes : les Sénateurs voient entrer le Pecheur avec fon poiffon, tandis qu'on leur en refufe l'entrée. Ilaborde l'Empereur, en lui difant: Grand Prince, agréez ce beau poiffon, il est d'un trop grand prix pour la table d'un particulier; paffez tout le jour dans la joie; faites un peu diette afin de manger & de goûter mieux ce turbot; les Deftins vous le réfervoient, & il eft venu lui-même se faire prendre exprèsa Quelle flatterie plus groffiére ! cependant on la goûte, on la reçoit avec plaifir. Il n'est point de louanges qu'on ne reçoive volontiers, & qu'on ne croie mériter quand on eft revêtu d'un pouvoir égal au pouvoir des Dieux-mêmes. Le point de l'affaire étoit de trouver un vafe affez grand pour ce poiffon. L'Empereur fait donc affembler les pria |