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pour me remettre en train de bien faire. Je ne respirais qu'avec beaucoup de peine, et le sommeil par malheur commençait à vouloir me surprendre. J'avais beau, pour l'écarter de mes sens, faire tous les efforts possibles, il répandait sur moi ses plus doux pavots; la lime me tombait des mains; je m'endormais debout. L'armurier qui m'observait, ne trouvant pas son compte à mes petits assoupissements, me réveilla la première fois d'un ton de voix si terrible, que d'un demi-quart d'heure il ne me prit envie de m'endormir; mais le sommeil était trop attaché à sa proie pour l'abandonner, et je cédai de nouveau à ses vapeurs. Alors le patron, employant pour me réveiller un moyen plus efficace, m'appliqua sur l'omoplate un coup de lime des plus furieux, et dont je fus grièvement blessé. Il n'en fallait pas tant pour dissiper entièrement mon sommeil et me mettre en fureur contre l'armurier. Je lui déchargeai à l'instant sur la tête un si rude coup du canon de fusil que je limais, qu'il n'eut pas besoin d'un second pour tomber à mes pieds sans sentiment. Sitôt que je le vis à terre et noyé dans son sang, je sortis de sa maison et pris la fuite sans savoir où je devais me réfugier.

....

Je marchai toute la nuit, jusqu'au jour, au travers des terres, tirant toujours vers le nord, comme un homme qui avait dessein de se rendre à Cork, d'où je n'ignorais pas qu'il partait souvent des vaisseaux pour l'Amérique. Au lever du soleil je gagnai un bois, où je me reposai jusqu'à midi. Puis, je me remis en chemin. et le reste de la journée je ne m'arrêtai en aucun endroit.

La crainte de tomber entre les griffes des connétables1, m'empêchait de suivre les routes ordinaires : ce qui était cause que je faisais six fois plus de chemin que je n'en aurais fait, si je n'eusse eu rien à redouter.

1. On dit aujourd'hui les constables : ce sont les agents de police.

Le soir je soupai de quelques choux que j'attrapai en passant par un jardin. J'en mangeai les cœurs, et je me fis la nuit une couverture et un matelas des plus grandes feuilles. Une si mauvaise nourriture et la. fatigue d'une longue traite me rendirent si faible, que le troisième jour, ne pouvant plus marcher, je`fus obligé de me coucher dans une prairie, qui me servit à deux usages, à me délasser et à me faire subsister. Il est vrai que mon estomac, ne pouvant s'accommoder longtemps d'un pareil mets, ne manqua pas de s'en défaire, si bien que je tombai dans une inanition qui aurait été infailliblement suivie de ma mort, si un homme charitable, averti par des enfants qui m'avaient vu manger de l'herbe, ne fùt venu me secourir avec deux autres personnes, qui me transportèrent dans un village voisin.

Beauchêne ne parvient à s'échapper qu'à travers mille dangers auxquels tout autre que lui aurait succombé. Repris par les constables, il s'évade de nouveau, et se réfugie dans une étable à pourceaux, à moitié mort de faim, grelottant de fièvre. Il est enfin recueilli par une généreuse dame irlandaise 'qui le garde chez elle pendant deux mois, jusqu'à son entier rétablissement, et le fait embarquer, sous un faux nom, sur un navire à destination des Antilles.

En reconnaissant à Saint-Domingue le cap Tiburon, comme on fait ordinairement en allant d'Europe à la Jamaïque, le capitaine me fit descendre dans la chaloupe, et porter à terre. De là, je me rendis d'habitation en habitation au Petit-Goave, où M. de Choiseul fut extrêmement surpris de me revoir.

Il ne put sans frémir d'indignation entendre le récit que je lui fis des rigoureux traitements que j'avais reçus à la Jamaïque et en Irlande. Je les lui peignis si vivement qu'il applaudit à l'impatience que je lui témoignai de m'en venger, moi et tous les misérables qui avaient péri dans ce long et cruel esclavage. Tandis que j'étais dans une si belle disposition, il me donna un vaisseau nommé le Brave, et pour associés quatre

vingt-dix hommes qu'il sut rassembler en moins d'un mois et qui tous étaient fort propres à seconder mes intentions.

J'eus bientôt mis à la voile avec de pareils camarades. Il y avait plus de deux ans que je ne m'étais vu de coutelas au côté. Je brûlais d'impatience d'essayer sur des Anglais si je savais encore m'en servir. Au lieu d'en attendre l'occasion qui pouvait me faire languir longtemps, je l'allai chercher sur les côtes de la Jamaïque, en croisant témérairement jusqu'à la vue de ses ports.

Le premier vaisseau que nous rencontrâmes et qui était destiné à porter tout le poids de notre vengeance et de notre fureur, n'avait que dix-huit pièces de canon et cent trente hommes d'équipage. Le capitaine qui le commandait était un malin borgne qui avait déjà eu affaire à des flibustiers. Dès qu'il vit que nous en étions, et que nous nous disposions à l'attaquer, bien éloigné de prendre chasse, il parut vouloir nous tenir tête, ou du moins parlementer avec nous. Effectivement il nous envoya sa chaloupe pour nous proposer de passer chacun son chemin. Il nous fit dire qu'il croyait que nous ne pouvions prendre un meilleur parti les uns et les autres; qu'il savait bien qu'il n'y avait rien à gagner avec nous, et que si nous voulions détacher deux hommes pour aller sur son bord, il leur ferait voir qu'il ne portait rien qui valût seulement la poudre que nous tirerions, attendu qu'il avait malheu reusement pour lui manqué sa cargaison; en un mot, qu'il n'y avait précisément que des coups à attraper de part et d'autre.

Le borgne disait la vérité; nous n'en doutions nullement, et il était de la prudence de n'en pas venir aux mains avec lui; mais nous cherchions les Anglais, et nous avions plus envie de les maltraiter que de leur enlever leurs richesses. Ce capitaine ayant appris par notre réponse que nous rejetions sa proposition, toute raisonnable qu'elle était, nous fit bien connaître que

la crainte n'y avait eu aucune part. Il vint à nous, courageusement et ne refusa point l'abordage. Néanmoins il s'en trouva mal et il fut obligé d'amener après un quart d'heure de combat.

Notre prise en effet justifia ce que le capitaine nous en avait dit elle nous parut si pauvre que nous la fîmes sauter, après avoir mis à terre ce qui restait de l'équipage, et avoir fait subir à ces malheureux des traitements que le souvenir de ceux, que tant de Français avaient reçus à Kinfelt, rendait à peine excusables.

Je ne vous laisse la vie, leur dis-je, qu'afin que vous mandiez à vos correspondants d'Irlande, que je traiterai de cette façon tous les Anglais qui tomberont entre mes mains, jusqu'à ce que j'aie vengé du moins tête pour tête près de quinze cents prisonniers français qu'on a fait périr misérablement dans les prisons de Kinfelt. Qu'ils se souviennent du chevalier de Beauchêne, ajoutai-je : ils connaissent bien ce nom. Ce n'est ici qu'un prélude de ce qu'ils doivent attendre de moi. » (Aventures de Beauchêne, II.)

Chez les Hurons.

Le quatrième livre des Aventures de Beauchéne est en grande partie rempli par l'histoire romanesque d'une jeune Parisienne Mu Du Clos, qui, forcée de se retirer en Amérique à la suite de chagrins de famille, gagna la confiance d'une peuplade de Hurons, et fut malgré elle élevée à la dignité de Sakgame (ou souveraine). Un des amis de Beauchêne, le comte de Monneville, va lui rendre visite et raconte ce qu'il a vu dans ce pays.

Un des messagers de Mlle Du Clos, s'étant détaché des autres pour lui porter la nouvelle de mon prochain départ pour sa cour, fit si grande diligence, que le deuxième jour de notre marche, quoiqu'il eût eu plus de soixante lieues à faire, nous rencontrâmes une escorte qu'il amenait au-devant de nous, et qui nous

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conduisit plutôt en ambassadeurs qu'en simples particuliers. Je ne doutai plus alors que cette demoiselle n'eût une grande autorité sur ce peuple. J'en fus surpris; mais mon étonnement augmenta bien encore, quand j'approchai du lieu de sa résidence1,

Je vis des plaines cultivées, des cabanes bâties solidement, des villages peuplés de gens de différentes professions. Cette personne adroite et politique avait rassemblé tout ce qu'elle avait pu trouver parmi ses sauvages de Français prisonniers que ce peuple gardait quelquefois pour apprendre d'eux l'art de faire la guerre, ou de soldats déserteurs qui s'accommodaient mieux de la vie libre que de la discipline militaire de leur nation. La Sakgame, par le moyen de ces étrangers, avait établi des espèces d'écoles où les Hurons pour la plupart s'exerçaient et réussissaient parfaitement aux arts les plus utiles à la société. Une vingtaine de cabanes, construites autour de celle de la souveraine, semblaient plutôt une bourgade dans ces déserts qu'une habitation de sauvages. Ces cabanes sont fort longues, elles contiennent chacune cinq ou six familles, et chaque famille souvent est composée de deux cents personnes. Comme on pouvait appeler cet endroit la capitale du pays, on n'y manquait de rien, et la police y était telle que les chefs de toutes ces cabanes s'assemblaient chaque jour chez la Sakgame pour tenir conseil avec elle sur ce qu'ils avaient à faire pour le bien public.

Comme ami de leur souveraine, je fus reçu avec des acclamations étonnantes. Elles étaient étonnantes en effet, et paraissaient plus propres à effrayer qu'à faire honneur. Le jeune homme qui m'accompagnait m'avoua dans la suite qu'il en avait eu peur, et qu'il s'était imaginé que ces sauvages s'applaudissaient par ces cris

1. Cette Mu Du Clos ressemble par bien des côtés au Père Aubry d'Atala: il semble que Chateaubriand, dans la description qu'il fait de l'idéal village des Missions, se soit souvenu des Hurons de Lesage.

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