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lous de la même manière, bien qu'ils eussent des maux différents. Jusque-là, les choses s'étaient passées sans bruit et personne, grâces au ciel, ne s'était encore révolté contre mes ordonnances; mais, quelque excellente que soit la pratique d'un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs ni d'envieux. J'entrai chez un marchand épicier qui avait un fils hydropique. J'y trouvai un petit médecin brun, qu'on nommait le docteur Cuchillo 1, et qu'un parent du maître de la maison venait d'amener pour voir le malade. Je fis de profondes révérences à tout le monde et particulièrement au personnage que je jugeai qu'on avait appelé pour le consulter sur la maladie dont il s'agissait. Il me salua d'un air grave; puis, m'ayant envisagé quelques moments avec beaucoup d'attention :

« Seigneur docteur, me dit-il, je vous prie d'excuser ma curiosité je croyais connaître tous les médecins de Valladolid, mes confrères, et cependant je vous avoue que vos traits me sont inconnus. Il faut que depuis très peu de temps vous soyez venu vous établir dans cette ville. »

Je répondis que j'étais un jeune praticien, et que je ne travaillais encore que sous les auspices du docteur Sangrado.

Je vous félicite, reprit-il poliment, d'avoir embrassé la méthode d'un si grand homme. Je ne doute point que vous ne soyez déjà très habile, quoique vous paraissiez bien jeune.

Il dit cela d'un air si naturel, que je ne savais s'il s'était moqué de moi; et je rêvais à ce que je devais lui répliquer, lorsque l'épicier, prenant ce moment pour parler, nous dit :

< Messieurs, je suis persuadé que vous savez parfaitement l'un et l'autre l'art de la médecine examinez, s'il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu'on fasse pour le guérir. »

1. Cuchillo signifie couteau.

Là-dessus, le petit médecin se mit à observer le malade; et, après m'avoir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la maladie, 1 me demanda de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter.

« Je suis d'avis, répondis-je, qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de l'eau chaude abondamment. >

A ces paroles, le petit médecin me dit en souriant d'un air plein de malice :

« Et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie?

N'en doutez pas, m'écriai-je d'un ton ferme; vous verrez le malade guérir à vue d'œil; ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes les maladies. Demandez au seigneur Sangrado!

- Sur ce pied-là, reprit-il, Celse a grand tort d'assurer que, pour guérir plus facilement un hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la soif et la faim.

Oh! Celse, lui repartis-je, n'est pas mon oracle; il se trompait comme un autre; et quelquefois je me sais bon gré d'aller contre ses opinions; je m'en trouve fort bien.

Je reconnais à vos discours, me dit Cuchillo, la pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson sont sa méthode universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses mains...

N'en venons point aux invectives, interrompis-je assez brusquement : un homme de votre profession a bonne grâce, vraiment, de faire de pareils reproches! Allez, allez, monsieur le docteur, sans saigner et sans faire boire de l'eau chaude, on envoie bien des malades en l'autre monde; et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu'un autre. Si vous en voulez au seigneur Sangrado, écrivez contre lui; il vous répondra, et nous verrons de quel côté seront les rieurs.

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Par saint Jacques et par saint Denis! interrompit-il à son tour avec emportement, vous ne connaissez guère le docteur Cuchillo. Sachez, mon ami, que j'ai bec et ongles, et que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa vanité, n'est qu'un original..

La figure du petit médecin me mit en colère. Je lui répliquai avec aigreur; il me repartit de la même sorte, et bientôt nous en vinmes aux gourmades. Nous eûmes le temps de nous donner quelques coups de poing et de nous arracher l'un à l'autre une poignée de cheveux avant que l'épicier et son parent pussent nous séparer. Lorsqu'ils en furent venus à bout, ils me payèrent ma visite et retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile que moi. (II, 4.)

Gil Blas renonce à la médecine.

Nous continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu'en moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d'orphelins que le siège de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on faisait de funérailles! Il venait tous les jours au logis quelque père nous demander compte d'un fils que nous lui avions enlevé, ou bien quelque oncle qui nous reprochait la mort de son neveu. Pour les neveux et les fils dont les pères s'étaient mal trouvés de nos remèdes, ils ne paraissaient point chez nous. Les maris étaient aussi fort discrets; ils ne nous chicanaient point sur la perte de leurs femmes : mais les personnes affligées dont il nous fallait essuyer les reproches, avaient quelquefois une douleur brutale; ils nous appelaient ignorants, assassins; ils ne ménageaient point les termes. J'étais ému de leurs épithètes; mais mon maître, qui était fait à cela, les écoutait de sang-froid. J'aurais pu, comme lui, m'accoutumer aux injures, si le ciel, pour ôter sans doute aux

malades de Valladolid un de leurs fléaux, n'eût fait naître une occasion de me dégoûter de la médecine, que je pratiquais avec si peu de succès. C'est de quoi je vais faire un détail fidèle, dût le lecteur en rire à mes dépens.

Il y avait dans notre voisinage un jeu de paume, où les fainéants de la ville s'assemblaient chaque jour. On y voyait un de ces braves de profession qui s'érigent en maîtres, et décident les différends dans les tripots. Il était de Biscaye, et se faisait appeler don Rodrigue de Mondragon. Il paraissait avoir trente ans. C'était un homme d'une taille ordinaire, mais sec et nerveux, Outre deux petits yeux étincelants qui lui roulaient dans la tête, et semblaient menacer tous ceux qu'il regardait, un nez fort épaté lui tombait sur une moustache rousse qui s'élevait en croc jusqu'à la tempe. Il avait la parole si rude et si brusque, qu'il n'avait qu'à parler pour inspirer de l'effroi. Ce casseur de raquettes s'était rendu le tyran du jeu de paume il jugeait impérieusement les contestations qui survenaient entre les joueurs, et il ne fallait pas qu'on appelât de ses jugements, à moins que l'appelant ne voulût se résoudre à recevoir de lui, le lendemain, un cartel de défi. Tel que je viens de représenter le seigneur don Rodrigue, que le don qu'il mettait à la tête de son nom n'empêchait pas d'être roturier, il fit une tendre impression sur la maîtresse du tripot. C'était une femme de quarante ans, riche, assez agréable, et veuve depuis quinze mois. J'ignore comment il put lui plaire ce ne fut pas assurément par sa beauté; ce fut donc par ce je ne sais quoi qu'on ne saurait dire. Quoi qu'il en soit, elle eut du goût pour lui, et forma le dessein de l'épouser; mais, dans le temps qu'elle se préparait à consommer cette affaire, elle tomba malade; et malheureusement pour elle je devins son médecin. Quand sa maladie n'aurait pas été une fièvre maligne, mes remèdes suffisaient pour la rendre dangereuse, Au bout de quatre jours je remplis de deuil le tripot.

La paumière alla où j'envoyais tous mes malades, et ses parents s'emparèrent de son bien. Don Rodrigue, au désespoir d'avoir perdu sa maîtresse, ou plutôt l'espérance d'un mariage très avantageux pour lui, ne se contenta pas de jeter feu et flamme contre moi; il jura qu'il me passerait son épée au travers du corps, et m'exterminerait à la première vue. Un voisin charitable m'avertit de ce serment la connaissance que j'avais de Mondragon, bien loin de me faire mépriser cet avis, me remplit de trouble et de frayeur. Je n'osais sortir du logis, de peur de rencontrer ce diable d'homme, et je m'imaginais sans cesse le voir entrer dans notre maison d'un air furieux je ne pouvais goûter un moment de repos. Cela me détacha de la médecine, et je ne songeai plus qu'à m'affranchir de mon inquiétude. Je repris mon habit brodé; et après avoir dit adieu à mon maître, qui ne put me retenir, je sortis de la ville à la pointe du jour, non sans crainte de trouver don Rodrigue en mon chemin. (II, 5.)

Où l'on retrouve le capitaine Rolando.

Après diverses aventures, Gil Blas arrive à Madrid, où il entre au service d'un seigneur castillan, Castil Blazo. Grande est sa surprise de rencontrer un jour dans une rue de la ville son ancien chef de voleurs, le capitaine Rolando en personne.

Ma surprise fut extrême de le retrouver là, et je ne pus m'empêcher de frémir à sa vue. Il me reconnut aussi, m'aborda gravement, et, conservant encore son air de supériorité, il m'ordonna de le suivre. J'obéis en tremblant, et dis en moi-même.

« Hélas! il veut sans doute me faire payer tout ce que je lui dois. Où va-t-il me mener? Il a peut-être dans cette ville quelque souterrain. Malepeste! si je le croyais, je lui ferais voir tout à l'heure que je n'ai pas la goutte aux pieds. >

Je marchais do derrière lui, en donnant toute mon

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