memnon ramenoit de Troie; mais il n'avoit point attenté sur sa vie, comme elle fait sur la sienne : et ces maîtres de l'art ont trouvé le crime de son fils Oreste, qui la tue pour venger son père, encore plus grand que le sien, puisqu'ils lui ont donné des Furies vengeresses pour le tourmenter, et n'en ont point donné à sa mère, qu'ils font jouir paisiblement avec son Ægisthe du royaume d'un mari qu'elle avoit assassiné. Notre théâtre souffre difficilement de pareils sujets. Le Thyeste de Sénèque n'y a pas été fort heureux : Médée y a trouvé plus de faveur; mais aussi, à le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la font paroître si injustement opprimée, que l'auditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice qu'elle se fait elle-même de ceux qui l'oppriment. C'est cet intérêt qu'on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d'en venir à cette autre manière de finir le poëme dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n'est pas un précepte de l'art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. Il étoit dès le temps d'Aristote, et peut-être qu'il ne plaisoit pas trop à ce philosophe, puisqu'il dit « qu'il n'a eu vogue que par l'imbé<< cillité du jugement des spectateurs, et que ceux qui le pratiquent « s'accommodent au goût du peuple, et écrivent selon les souhaits « de leur auditoire. » En effet, il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous facher de ses infortunes 1. Cela fait que quand il en demeure accablé, nous sortons avec chagrin, et remportons une espèce d'indignation contre l'auteur et les acteurs : mais quand l'événement remplit nos souhaits, et que la vertu y est couronnée, nous sortons avec pleine joie, et remportons une entière satisfaction et de l'ouvrage, et de ceux qui l'ont représenté. Le succès heureux de la vertu, en dépit des traverses et des périls, nous excite à l'embrasser, et le succès funeste du crime ou de l'injustice On ne sort point indigné contre Racine et contre les comédiens de la mort de Britannicus et de celle d'Hippolyte. On sort enchanté du rôle de Phèdre et de celui de Burrhus. On sort la tête remplie des vers admirables qu'on a entendus. Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir, C'est là le grand point. C'est le seul moyen de s'assurer un succès éternel; c'est le mérite d'Auguste et de Cinna; c'est celui de sévère dans Polyeucte. (V.) est capable de nous en augmenter l'horreur naturelle, par l'appréhension d'un pareil malheur. C'est en cela que consiste la troisième utilité du théâtre, comme la quatrième en la purgation des passions par le moyen de la pitié et de la crainte'. Mais comme cette utilité est particulière à la tragédie, je m'expliquerai sur cet article au second volume, où je traiterai de la tragédie en particulier, et passe à l'examen des parties qu'Aristote attribue au poëme dramatique. Je dis au poëme dramatique en général, bien qu'en traitant cette matière il ne parle que de la tragédie; parceque tout ce qu'il en dit convient aussi à la comédie, et que la différence de ces deux espèces de poëmes ne consiste qu'en la dignité des personnages, et des actions qu'ils imitent, et non pas en la façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette imitation. Le poëme est composé de deux sortes de parties. Les unes sont appelées parties de quantité, ou d'extension2; et Aristote en nomme quatre : le prologue, l'épisode, l'exode, et le chœur. Les autres se peuvent nommer des parties intégrantes, qui se rencontrent dans chacune de ces premières pour former tout le corps avec elles. Ce philosophe y en trouve six: le sujet, les mœurs, les sentiments, la diction, la musique, et la décoration du théâtre. De ces six, il n'y a que le sujet dont la bonne constitution dépende proprement de l'art poétique; les autres ont besoin d'autres arts subsidiaires : les mœurs, de la morale; les sentiments, de la rhétorique; la diction, de la grammaire ; et les deux autres parties ont chacune leur art, dont il n'est pas besoin que le poëte soit instruit, parcequ'il y peut faire suppléer par d'autres que lui, ce qui fait qu'Aristote ne les traite pas. Mais comme il faut qu'il exécute lui-même ce qui concerne les quatre premières, la connoissance des arts dont elles dépendent lui est absolument nécessaire, à moins qu'il aye reçu de la nature un sens commun assez fort et assez profond pour suppléer à ce défaut. * Pour la purgation des passions, je ne sais pas ce que c'est que cette médecine. Je n'entends pas comment la crainte et la pitié purgent, selon Aristote; mais j'entends fort bien comment la crainte et la pitié agitent notre ame pendant deux heures, selon la nature, et comment il en résulte un plaisir très noble et très délicat, qui n'est bien senti que par les esprits cultivés. Sans cette crainte et cette pitié tout languit au théâtre. Si on ne remue pas l'ame, on l'affadit. Point de milieu entre s'attendrir et s'ennuyer. (V.) Il est à croire que ni Molière, ni Racine, ni Corneille lui-même, ne pensèrent aux parties de quantité et aux parties intégrantes quand ils firent leurs chefs-d'œuvre. (V.) Les conditions du sujet sont diverses pour la tragédie et pour la comédie. Je ne toucherai à présent qu'à ce qui regarde cette dernière, qu'Aristote' définit simplement une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m'empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point; et, puisque beaucoup de savants tiennent que son Traité de la Poélique n'est pas venu tout entier jusqu'à nous, je veux croire que dans ce que le temps nous en a dérobé il s'en rencontroit une plus achevée. La poésie dramatique, selon lui, est une imitation des actions, et il s'arrête ici à la condition des personnes, sans dire quelles doivent être ces actions. Quoi qu'il en soit, cette définition avoit du rapport à l'usage de son temps, où l'on ne faisoit parler, dans la comédie, que des personnes d'une condition très médiocre; mais elle n'a pas une entière justesse pour le nôtre, où les rois même y peuvent entrer, quand leurs actions ne sont point au-dessus d'elle. Lorsqu'on met sur la scène un simple intrique, d'amour entre des rois, et qu'ils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur état, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres 3, l'action le soit assez pour s'élever jusqu'à la tragédie. Sa dignité demande quelque grand intérêt d'état, ou quelque passion plus noble et plus måle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. Il est à propos d'y mêler l'amour, parcequ'il a toujours beaucoup d'agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle; mais il faut qu'il se contente du second rang dans le poëme, et leur laisse le premier. * Corneille a bien raison de ne pas approuver la définition d'Aristote, et probablement l'auteur du Misanthrope ne l'approuva pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu'avait usurpée ce bouffon d'Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le tout, et l'accessoire pour le principal. Les principaux personnages de Ménandre et de Térence, son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de mettre des coquins sar la scène; mais il est beau d'y mettre des gens de bien. (V.) Nous avons eu déja occasion de remarquer qu'on écrivoit alors intrique, au lieu de intrigue, et qu'on donnoit à ce mot le genre masculin. • Nous sommes entièrement de l'avis de Corneille. Bérénice ne nous paraît pas une tragédie; l'élégant et habile Racine trouva, à la vérité, le secret de faire de ce sujet une pièce très intéressante; mais ce n'est pas une tragédie: c'est, si l'on veut, une comédie héroïque, une idylle, une églogue entre des princes, un dialogue admirable d'amour, une très belle paraphrase de Sapho, et non pas de Sophocle, une élégie charmante; ce sera tout ce qu'on voudra, mais ce n'est point, encore une fois, une tragédie. (V.) Cette maxime semblera nouvelle d'abord; elle est toutefois de la pratique des anciens, chez qui nous ne voyons aucune tragédie où il n'y aye qu'un intérêt d'amour à démêler. Au contraire, ils l'en bannissoient souvent; et ceux qui voudront considérer les miennes reconnoîtront qu'à leur exemple je ne lui ai jamais laissé y prendre le pas devant, et que dans le Cid même, qui est sans contredit la pièce la plus remplie d'amour que j'aye faite, le devoir de la naissance et le soin de l'honneur l'emportent sur toutes les tendresses qu'ils inspirent aux amants que j'y fais parler. Je dirai plus. Bien qu'il y aye de grands intérêts d'état dans un poëme, et que le soin qu'une personne royale doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche, s'il ne s'y rencontre point de péril de vie, de perte d'états, ou de bannissement, je ne pense pas qu'il aye droit de prendre un nom plus relevé que celui de comédie; mais, pour répondre aucunement à la dignité des personnes dont celui-là représente les actions, je me suis hasardé d'y ajouter l'épithète d'héroïque, pour le distinguer d'avec les comédies ordinaires. Cela est sans exemple parmi les anciens; mais aussi il est sans exemple parmi eux de mettre des rois sur le théâtre sans quelqu'un de ces grands périls. Nous ne devons pas nous attacher si servilement à leur imitation, que nous n'osions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de l'art; ne fût-ce que pour mériter cette louange que donnoit Horace aux poëtes de son temps: Nec minimum meruere decus, vestigia græca et n'avoir point de part en ce honteux éloge, O imitatores, servum pecus! « Ce qui nous sert maintenant d'exemple, dit Tacite, a été autre◄ fois sans exemple; et ce que nous faisons sans exemple en pourra ⚫ servir un jour. >> La comédie diffère donc en cela de la tragédie, que celle-ci veut pour son sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse; cellelà s'arrête à une action commune et enjouée: celle-ci demande de grands périls pour ses héros; celle-là se contente de l'inquiétude et des déplaisirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses acteurs. Toutes les deux ont cela de commun, que cette action doit être complète et achevée; c'est-à-dire que dans l'événement qui la termine le spectateur doit être si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque part, qu'il sorte l'esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien. Cinna conspire contre Auguste, sa conspiration est découverte, Auguste le fait arrèter. Si le poëme en demeuroit là, l'action ne seroit pas complète, parceque l'auditeur sortiroit dans l'incertitude de ce que cet empereur auroit ordonné de cet ingrat favori. Ptolomée craint que César, qui vient en Égypte, ne favorise sa sœur dont il est amoureux, et ne le force à lui rendre sa part du royaume, que son père lui a laissée par testament: pour attirer la faveur de son côté par un grand service, il lui immole Pompée; ce n'est pas assez, il faut voir comment César recevra ce grand sacrifice. Il arrive, il s'en fâche, il menace Ptolomée, il le veut obliger d'immoler les conseillers de cet attentat à cet illustre mort; ce roi, surpris de cette réception si peu attendue, se résout à prévenir César, et conspire contre lui, pour éviter, par sa perte, le malheur dont il se voit menacé. Ce n'est pas encore assez, il faut savoir ce qui réussira de cette conspiration. César en a l'avis, et Ptolomée, périssant dans un combat avec ses ministres, laisse Cléopâtre en paisible possession du royaume dont elle demandoit la moitié, et César hors de péril; l'auditeur n'a plus rien à demander, et sort satisfait, parceque l'action est complète. Je connois des gens d'esprit 1, et des plus savants en l'art poétique, qui m'imputent d'avoir négligé d'achever le Cid, et quelques autres de mes poëmes, parceque je n'y conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du théâtre. A quoi il est aisé de répondre que le mariage n'est point un achèvement nécessaire pour la tragédie heureuse, ni même pour la comédie. Quant à la première, c'est le péril d'un héros qui la constitue; et lorsqu'il en est sorti, l'action est terminée. Bien qu'il aye de l'amour, il n'est point besoin qu'il parle d'épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas; et il suffit d'en donner l'idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce seroit une chose insupportable que Chimène en convint avec Ces savants en l'art poétique ne paraissent pas savants dans la connaissance du eœur humain. Corneille en savait beaucoup plus qu'eux. Ce qui nous paraît ici de plus extraordinaire, c'est que, dans les premiers temps si tumultueux de la grande réputation du Cid, les ennemis de Corneille lui reprochaient d'avoir marié Chimène avec le meurtrier de son père le propre jour de sa mort, ce qui n'était pas vrai : au contraire, la pièce finit par ce beau vers: |