milieu; mais, comme il applique ce nom ailleurs aux actions qui sont hors de la principale, et qui lui servent d'un ornement dont elle se pourroit passer, je dirai que, bien que ces trois actes s'appellent épisode, ce n'est pas à dire qu'ils ne soient composés que d'épisodes. La consultation d'Auguste au second de Cinna, les remords de cet ingrat, ce qu'il en découvre à Æmilie, et l'effort que fait Maxime pour persuader à cet objet de son amour caché de s'enfuir avec lui, ne sont que des épisodes; mais l'avis que fait donner Maxime par Euphorbe à l'empereur, les irrésolutions de ce prince, et les conseils de Livie, sont de l'action principale; et dans Héraclius, ces trois actes ont plus d'action principale que d'épisodes. Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l'action principale pourroit se passer, ou des intérêts des seconds amants qu'on introduit, et qu'on appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à l'action principale, c'est-à-dire y servir de quelque chose; et particulièrement ces personnages épisodiques doivent s'embarrasser si bien avec les premiers, qu'un seul intrique brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épisodes détachés 1, et dit : « que les mauvais poëtes « en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens, pour « leur donner de l'emploi. » L'infante du Cid est de ce nombre, et on la pourra condamner ou lui faire grace par ce texte d'Aristote, suivant le rang qu'on voudra me donner parmi nos modernes. Je ne dirai rien de l'exode, qui n'est autre chose que notre cinquième acte. Je pense en avoir expliqué le principal emploi, quand j'ai dit que l'action du poëme dramatique doit être complète. Je n'y ajouterai que ce mot: qu'il faut, s'il se peut, lui réserver toute la catastrophe, et même la reculer vers la fin, autant qu'il est possible. Plus on la diffère, plus les esprits demeurent suspendus, et l'impatience qu'ils ont de savoir de quel côté elle tournera est cause qu'ils la reçoivent avec plus de plaisir : ce qui n'arrive pas quand elle commence avec cet acte. L'auditeur qui la sait trop tôt n'a plus de curiosité; et son attention languit durant tout le reste, qui ne lui apprend rien de nouveau. Le contraire s'est vu dans la Mariamne, dont la mort, bien qu'arrivée dans l'intervalle qui sépare le quatrième acte du cinquième, n'a pas empêché que les déplaisirs d'Hérode, qui occupent tout ce dernier, n'ayent plu extraordinairement; mais je ne conseillerois à personne de s'assurer sur cet exemple. Il ne se fait pas des miracles tous les jours; et, quoique son auteur eût bien mérité ce beau succès par le grand effort d'esprit qu'il avoit fait à peindre les désespoirs de ce monarque, peut-être que l'excellence de l'acteur, qui en soutenoit le personnage', y contribuoit beaucoup. 4 Un épisode inutile à la pièce est toujours mauvais; et en aucun genre ce qui est hors d'œuvre ne peut plaire ni aux yeux, ni aux oreilles, ni à l'esprit. Nous avons dit ailleurs que le Cid réussit malgré l'infante, et non pas à cause de l'infante. Corneille parle ici en homme modeste et supérieur. (V.) Voilà ce qui m'est venu en pensée touchant le but, les utilités, et les parties du poëme dramatique. Quelques personnes de condition, qui peuvent tout sur moi, ont voulu que je donnasse mes sentiments au public sur les règles d'un art qu'il y a si long-temps que je pratique assez heureusement. Pour observer quelque ordre, j'ai séparé les principales matières en trois discours. Dans le premier, j'ai traité de l'utilité et des parties du poëme dramatique ; je parle au second des conditions particulières de la tragédie, des qualités des personnes et des événements qui lui peuvent fournir de sujet, et de la manière de le traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire. Je m'explique dans le troisième sur les trois unités, d'action, de jour, et de lieu. Cette entreprise méritoit une longue et très exacte étude de tous les poëmes qui nous restent de l'antiquité, et de tous ceux qui ont commenté les traités qu'Aristote et Horace ont faits de l'art poétique, ou qui en ont écrit en particulier : mais je n'ai pu me résoudre à en prendre le loisir; et je m'assure que beaucoup de mes lecteurs me pardonneront aisément cette paresse, et ne seront pas fachés que je donne à des productions nouvelles le temps qu'il m'eût fallu consumer à des remarques sur celles des autres siècles. J'y fais quelques courses et y prends des exemples quand ma mémoire m'en peut fournir. Je n'en cherche de modernes que chez moi, tant parceque je connois mieux mes ouvrages que ceux des autres, et en suis plus le maître, que parceque je ne veux pas m'exposer au péril de déplaire à ceux que je reprendrois en quelque chose, ou que je ne louerois pas assez en ce qu'ils ont fait d'excellent. J'écris sans ambition et sans esprit de contestation; je La Mariamne de Tristan eut en effet long-temps une très grande réputation. Nous avons entendu dire au comédien Baron que, lorsqu'il voulut débuter, Louis XIV lui fesait quelquefois réciter des vers de Mariamne : les belles pièces de Corneille la firent enfin oublier. (V.) l'ai déja dit. Je tâche de suivre toujours le sentiment d'Aristote dans les matières qu'il a traitées; et comme peut-être je l'entends à ma mode, je ne suis point jaloux qu'un autre l'entende à la sienne. Lecommentaire dont jem'y sers le plus est l'expérience du théâtre, et les réflexions sur ce que j'ai vu y plaire ou déplaire. J'ai pris pour m'expliquer un style simple, et me contente d'une expression nue de mes opinions, bonnes ou mauvaises, sans y chercher aucun enrichissement d'éloquence. 11 me suffit de me faire entendre. Je ne prétends pas qu'on admire ici ma façon d'écrire, et ne fais point de scrupule de m'y servir souvent des mêmes termes, ne fût-ce que pour épargner le temps d'en chercher d'autres, dont peut-être la variété ne diroit pas si justement ce que je veux dire. J'ajoute à ces trois discours généraux l'examen de chacun de mes poëmes en particulier, afin de voir en quoi ils s'écartent ou se conforment aux règles que j'établis. Je n'en dissimulerai point les défauts, et en revanche je me donnerai la liberté de remarquer ce que j'y trouverai de moins imparfait. Balzac accorde ce privilége à une certaine espèce de gens, et soutient qu'ils peuvent dire d'eux-mêmes par franchise ce que d'autres diroient par vanité. Je ne sais si j'en suis; mais je veux avoir assez bonne opinion de moi pour n'en désespérer pas. 000 SECOND DISCOURS SUR LA TRAGÉDIE, ET SUR LES MOYENS DE LA TRAITER SELON LE VRAISEMBLABLE OU LE NÉCESSAIRE. Outre les trois utilités du poëme dramatique dont j'ai parlé dans le discours précédent, la tragédie a celle-ci de particulière que par la pitié et la crainte elle purge1 de semblables passions. Ce sont les termes dont Aristote se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux choses: l'une, qu'elle excite la pitié et la crainte; l'autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. II explique la première assez au long, mais il ne dit pas un mot de la dernière; et de toutes les conditions qu'il emploie en cette définition, c'est la seule qu'il n'éclaircit point. Il témoigne toutefois dans le dernier chapitre de ses Politiques un dessein d'en parler fort au long dans ce traité, et c'est ce qui fait que la plupart de ses interprètes veulent que nous ne l'ayons pas entier, parceque nous n'y voyons rien du tout sur cette matière. Quoi qu'il en puisse être, je crois qu'il est à propos de parler de ce qu'il a dit, avant que de faire effort pour deviner ce qu'il a voulu dire. Les maximes qu'il établit pour l'un pourront nous conduire à quelques conjectures pour l'autre ; et sur la certitude de ce qui nous demeure, nous pourrons fonder une opinion probable de ce qui n'est point venu jusqu'à nous. 4 Nous avons dit un mot de cette prétendue médecine des passions dans le commentaire sur le premier discours. Nous pensons avec Racine, qui a pris le phobos et Teleos pour sa devise, que, pour qu'un acteur intéresse, il faut qu'on craigne pour lui, et qu'on soit touché de pitié pour lui: voilà tout. Que le spectateur fasse ensuite quelque retour sur lui-même, qu'il examine ou non quels seraient ses sentiments, s'il se trouvait dans la situation du personnage qui l'intéresse; qu'il soit purgé ou « Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un << malheur qu'ils ne méritent pas, et nous craignons qu'il ne nous « en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos sem<< blables. » Ainsi la pitié embrasse l'intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce passage seul nous donne assez d'ouvertu 'ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie. La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d'un pareil pour nous; cette crainte, au desir de l'éviter; et ce desir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l'effet il faut retrancher la cause. Cette explication ne plaira pas à ceux qui s'attachent aux commentateurs de ce philosophe. Ils se gênent sur ce passage, qu'il ne soit pas purgé, c'est, selon nous, une question fort oiseuse. Paul Beny peut rapporter quinze opinions sur un sujet aussi frivole, et en ajouter encore une seizième. Cela n'empêchera pas que tout le secret ne consiste à faire de ces vers charmants tels qu'on en trouve dans le Cid : Va, je ne te hais point. Tu le dois. Je ne puis... Il n'y a point là de purgation. Le spectateur ne réfléchit point s'il aura besoin d'être purgé. S'il réfléchissait, le poëte aurait manqué son coup. Et quocumque volent animum auditoris agunto. (V.) et s'accordent si peu l'un avec l'autre, que Paul Beny marque jusqu'à douze ou quinze opinions diverses, qu'il résute avant que de nous donner la sienne. Elle est conforme à celle-ci pour le raisonnement, mais elle diffère en ce point, qu'elle n'en applique l'effet qu'aux rois et aux princes, peut-être par cette raison que la tragédie ne peut nous faire craindre que les maux que nous voyons arriver à nos semblables, et que n'en faisant arriver qu'à des rois et à des princes, cette crainte ne peut faire d'effet que sur des gens de leur condition. Mais sans doute il a entendu trop littéralement ce mot de nos semblables, et n'a pas assez considéré qu'il n'y avoit point de rois à Athènes, où se représentoient les poëmes dont Aristote tire ses exemples, et sur lesquels il forme ses règles. Ce philosophe n'avoit garde d'avoir cette pensée qu'il lui attribue, et n'eût pas employé dans la définition de la tragédie une chose dont l'effet pût arriver si rarement, et dont l'utilité se fût restreinte à si peu de personnes. Il est vrai qu'on n'introduit d'ordinaire que des rois pour premiers acteurs dans la tragédie, et que les auditeurs n'ont point de sceptres par où leur ressembler, afin d'avoir lieu de craindre les malheurs qui leur arrivent : mais ces rois sont hommes comme les auditeurs, et tombent dans ces malheurs par l'emportement des passions dont les auditeurs sont capables. Ils prêtent même un raisonnement aisé à faire du plus grand au moindre; et le spectateur peut concevoir avec facilité que si un roi, pour trop s'abandonner à l'ambition, à l'amour, à la haine, à la vengeance, tombe dans un malheur si grand qu'il Iui fait pitié, à plus forte raison lui qui n'est qu'un homme du commun doit tenir la bride à de telles passions, de peur qu'elles ne l'abyment dans un pareil malheur. Outre que ce n'est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre. Celles des autres hommes y trouveroient place, s'il leur en arrivoit d'assez illustres et d'assez extraordinaires pour la mériter, et que l'histoire prît assez 1 de soin d'eux pour nous les apprendre. Rois, empereurs, princes, généraux d'armée, principaux chefs de républiques, il n'importe; mais il faut toujours dans la tragédie des hommes élevés au-dessus du commun, non seulement parceque le destin des états dépend du sort de ces personnages importants, mais parceque les malheurs des hommes illustres exposés aux regards des nations font sur nous une impression plus profonde que les infortunes du vulgaire. Je doute beaucoup qu'un paysan de Leuctres, nommé Scédase, dont on a violé deux filles, fût un aussi beau sujet de tragédie que Cinna et Iphigénie. Le viol d'ailleurs a toujours quelque chose de ridicule, et n'est guère fait pour être joué que dans le beau lieu où l'on prétend que sainte Théodore fut envoyée, supposé que cette Théodore ait jamais existé, et que jamais les Romains aient condamné les dames à |