dans Horace et dans Pompée, dont les histoires ne sont ignorées de personne, que dans Rodogune et dans Nicomède, dont peu de gens savoient les noms avant que je les eusse mis sur le théâtre. La seule mesure qu'on y peut prendre, c'est que tout ce qu'on y ajoute à l'histoire, et tous les changements qu'on y apporte, ne soient jamais plus incroyables que ce qu'on en conserve dans le même poëme. C'est ainsi qu'il faut entendre ce vers d'Horace touchant les fictions d'ornement: Ficta voluptatis causa sint proxima veris; et non pas en porter la signification jusqu'à celles qui peuvent trouver quelque exemple dans l'histoire ou dans la fable, hors du sujet qu'on traite. Le même Horace décide la question, autant qu'on la peut décider, par cet autre vers avec lequel je finis ce discours: Dabiturque licentia sumpta pudenter. Servons-nous-en donc avec retenue, mais sans scrupule; et, s'il se peut, ne nous en servons point du tout: il vaut mieux n'avoir point besoin de grace que d'en recevoir. TROISIÈME DISCOURS SUR LES TROIS UNITÉS, D'ACTION, DE JOUR ET DE LIEU. Les deux discours précédents et l'examen de mes pièces de théâtre, que contiennent mes deux premiers volumes, m'ont fourni tant d'occasions d'expliquer ma pensée sur ces matières, qu'il m'en resteroit peu de chose à dire, si je me défendois absolument de répéter. Je tiens donc, et je l'ai déja dit, que l'unité d'action consiste, dans la comédie, en l'unité d'intrigue', ou d'obstacle aux desseins Nous pensons que Corneille entend ici par unité d'action et d'intrigue une action principale, à laquelle les intérêts divers et les intrigues articulieres sout subordonnés, un tout composé de plusieurs parties qui toutes tendent au même but; c'est un des principaux acteurs, et en l'unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu'il en sorte. Ce n'est pas que je prétende qu'on ne puisse admettre plusieurs périls dans l'une, et plusieurs intriques ou obstacles dans l'autre, pourvu que de l'un on tombe nécessairement dans l'autre; car alors la sortie du premier péril ne rend point l'action complète, puisqu'elle en attire un second; et l'éclaircissement d'un intrique ne met point les acteurs en repos, puisqu'il les embarrasse dans un nouveau. Ma mémoire ne me fournit point d'exemples anciens de cette multiplicité de périls attachés l'un à l'autre qui ne détruit point l'unité d'action; mais j'en ai marqué la duplicité indépendante pour un défaut dans Horace et dans Théodore, dont il n'est point besoin que le premier tue sa sœur au sortir de sa victoire, ni que l'autre s'offre au martyre après avoir échappé à la prostitution; et je me trompe fort si la mort de Polyxène et celle d'Astyanax, dans la Troade de Sénèque, ne font la même irrégularité. En second lieu, ce mot d'unité d'action ne veut pas dire que la tragédie n'en doive faire voir qu'une sur le théâtre. Celle que le poëte choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu, et une fin; et ces trois parties non seulement sont autant d'actions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune d'elles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. II n'y doit avoir qu'une action complète, qui laisse l'esprit de l'auditeur dans le calme; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites qui lui servent d'acheminement, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. C'est ce qu'il faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre l'action continue. Il n'est pas besoin qu'on sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même qu'ils agissent lorsqu'ils ne paroissent point sur le théâtre; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit. bel édifice dont l'œil embrasse toute la structure, et dont il voit avec plaisir les différents corps. Il condamne avec une noble candeur la duplicité d'action dans ses Horaces, et la mort inattendue de Camille, qui forme une pièce nouvelle. Il pouvait ne pas citer Théodore: ce n'est pas la double action, la double intrigue qui rend Théodore une mauvaise tragédie; c'est le vice du sujet, c'est le vice de la diction et des sentiments, c'est le ridicule de la prostitution. Il y a manifestement deux intrigues dans l'Andromaque de Racine: celle d'Hermione aimée d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus; celle d'Andromaque qui vondrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d'Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemb'e, que si la pièce n'était pas un peu affaiblie pår quelques scènes de coquetterie et d'amour, plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français. Nous avons déja dit que, dans la Mort de Pompée, il y a trois à quatre actions, trois à quatre espèces d'intrigues mal réunies; mais ce défaut est peu de chose en comparaison des autres qui rendent cette tragédie trop irrégulière. Le célèbre Caton d'Addison pèche par la multiplicité des actions et des intrigues, mais encore plus par l'insipidité des froids amours et d'une conspiration en masque: sans cela Addison aurait pu, par l'éloquence de son style noble et sage, réformer le théâtre anglais. Corneille a raison de dire qu'il ne doit y avoir qu'une action complète. Nous doutons qu'on ne puisse y parvenir que par plusieurs autres actions imparfaites. Il nous semble qu'une seule action sans aucun épisode, à peu près comme dans Athalie, serait la perfection de l'art. (V.) Si vous me demandiez ce que fait Cléopâtre dans Rodogune depuis qu'elle a quitté ses deux fils au second acte jusqu'à ce qu'elle rejoigne Antiochus au quatrième, je serois bien empêché à vous le dire, et je ne crois pas être obligé à en rendre compte : mais la fin de ce second prépare à voir un effort de l'amitié de deux frères pour régner, et dérober Rodogune à la haine envenimée de leur mère; on en voit l'effet dans le troisième, dont la fin prépare encore à voir un autre effort d'Antiochus pour regagner ces deux ennemies l'une après l'autre, et à ce que fait Séleucus dans le quatrième, qui oblige cette mère dénaturée à résoudre et faire attendre ce qu'elle tâche d'exécuter au cinquième. Dans le Menteur, tout l'intervalle du troisième au quatrième vraisemblablement se consume à dormir par tous les acteurs; leur repos n'empêche pas toutefois la continuité d'action entre ces deux actes, parceque ce troisième n'en a point de complète : Dorante le finit par le dessein de chercher les moyens de regagner l'esprit de Lucrèce; et, dès le commencement de l'autre, il se présente pour tâcher de parler à quelqu'un de ses gens, et prendre l'occasion de l'entretenir elle-même si elle se montre. Quand je dis qu'il n'est pas besoin de rendre compte de ce que font les acteurs pendant qu'ils n'occupent point la scène, je n'entends pas dire qu'il ne soit quelquefois fort à propos de le rendre, mais seulement qu'on n'y est pas obligé, et qu'il n'en faut prendre le soin que quand ce qui s'est fait derrière le théâtre sert à l'intelligence de ce qui se doit faire devant les spectateurs. Ainsi je ne dis rien de ce qu'a fait Cléopâtre depuis le second acte jusqu'au quatrième, parceque, durant tout ce temps-là, elle a pu ne rien faire d'important pour l'action principale que je prépare: mais je fais connoître, dès le premier vers du cinquième, qu'elle a employé tout l'intervalle d'entre ces deux derniers à tuer Séleucus, parceque cette mort fait une partie de l'action. C'est ce qui me donne lieu de remarquer que le poëte n'est pas tenu d'exposer à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale: il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur soit attaché, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connoître au spectateur, ou par une narration, ou par quelque autre adresse de l'art; surtout il doit se souvenir que les unes et les autres doivent avoir une telle liaison ensemble, que les dernières soient produites par celles qui les précèdent, et que toutes aient leur source dans la protase que doit fermer le premier acte, Cette règle, que j'ai établie dès le premier discours, bien qu'elle soit nouvelle, et contre l'usage des anciens, a son fondement sur deux passages d'Aristote; en voici le premier: « Il y a grande dif« férence, dit-il, entre les événements qui viennent les uns après « les autres, et ceux qui viennent les uns à cause des autres 1. » Les Maures viennent dans le Cid après la mort du comte, et non pas à cause de la mort du comte; et le pêcheur vient dans Don Sanche après qu'on soupçonne Carlos d'être le prince d'Aragon, et non pas à cause qu'on l'en soupçonne; ainsi tous les deux sont condamnables. Le second passage est encore plus formel, et porte en termes exprès « que tout ce qui se passe dans la tragédie doit << arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui l'a pré« cédé. » La liaison des scènes qui unit toutes les actions particulières de chaque acte l'une avec l'autre, et dont j'ai parlé en l'examen de la Suivante, est un grand ornement dans un poëme2, et qui sert beaucoup à former une continuité d'action par la continuité de la représentation; mais enfin ce n'est qu'un ornement, et non pas une règle. Les anciens ne s'y sont pas toujours assujettis, bien que la plupart de leurs actes ne soient chargés que de deux ou trois scènes; ce qui la rendoit bien plus facile pour eux que pour nous qui leur en donnons quelquefois jusqu'à neuf ou dix. Je ne rapporterai que deux exemples du mépris qu'ils en ont fait : l'un est de Sophocle dans l'Ajax, dont le monologue, avant que de se tuer, n'a aucune liaison avec la scène qui le précède, ni avec celle qui le suit; l'autre est du troisième acte de l'Eunuque Cette maxime d'Aristote marque un esprit juste, profond, et clair. Ce ne sont pas là des sophismes et des chimères à la Platon; ce ne sont pas là des idées archétypes. (V.) Cet ornement de la tragédie est devenu une règle, parcequ'on a senti combien i était devenu nécessaire. (V.) de Térence, où celle d'Antiphon seul n'a aucune communication avec Chrémès et Pythias, qui sortent du théâtre quand il y entre. Les savants de notre siècle, qui les ont pris pour modèles dans les tragédies qu'ils nous ont laissées, ont encore plus négligé cette liaison qu'eux; et il ne faut que jeter l'œil sur celles de Buchanan, de Grotius et de Heinsius, dont j'ai parlé dans l'examen de Polyeucte, pour en demeurer d'accord. Nous y avons tellement accoutumé nos spectateurs, qu'ils ne sauroient plus voir une scène détachée sans la marquer pour un défaut : l'œil et l'oreille même s'en scandalisent avant que l'esprit y ait pu faire de réflexion. Le quatrième acte de Cinna demeure au-dessous des autres par ce manquement; et ce qui n'étoit point une règle autrefois l'est devenu maintenant par l'assiduité de la pratique. J'ai parlé de trois sortes de liaisons dans cet examen de la Suivante : j'ai montré aversion pour celles de bruit, indulgence pour celles de vue, estime pour celles de présence et de discours; et dans ces dernières j'ai confondu deux choses qui méritent d'être séparées. Celles qui sont de présence et de discours ensemble ont sans doute toute l'excellence dont elles sont capables; mais il en est de discours sans présence, et de présence sans discours, qui ne sont pas dans le même degré. Un acteur qui parle à un autre d'un lieu caché, sans se montrer, fait une liaison de discours sans présence, qui ne laisse pas d'être fort bonne; mais cela arrive fort rarement. Un homme qui demeure sur le théâtre, seulement pour entendre ce que diront ceux qu'il y voit entrer, fait une liaison de présence sans discours, qui souvent a mauvaise grace, et tombe dans une affectation mendiée, plutôt pour remplir ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour aucun besoin qu'en puisse avoir le sujet. Ainsi, dans le troisième acte de Pompée, Achorée, après avoir rendu compte à Charmion de la réception que César a faite au roi quand il lui a présenté la tête de ce héros, demeure sur le théâtre, où il voit venir l'un et l'autre, seulement pour entendre ce qu'ils diront, et le rapporter à Cléopâtre. Ammon fait la même chose au quatrième d'Andromède, en faveur de Phinée, qui se retire à la vue du roi et de toute sa cour qu'il voit arriver. Ces personnages qui deviennent muets lient assez mal les scènes, où ils ont si peu de part qu'ils n'y sont comptés pour rien. Autre chose est quand ils se tiennent cachés pour s'instruire de quelque secret d'importance par le moyen de ceux qui parlent, et qui croient n'être entendus de personne; car alors l'intérêt qu'ils ont à ce qui se dit, |