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lieu, comme pour le temps. Je l'ai fait voir exact dans Horace, dans Polyeucte, et dans Pompée; mais il faut, pour cela, oun'introduire qu'une femme, comme dans Polyeucte, ou que les deux qu'on introduit ayent tant d'amitié l'une pour l'autre, et des intérêts si conjoints, qu'elles puissent être toujours ensemble, comme dans l'Horace, ou qu'il leur puisse arriver comme dans Pompée, où l'empressement de la curiosité naturelle fait sortir de leurs appartements Cléopâtre au second acte, et Cornélie au cinquième, pour aller jusque dans la grande salle du palais du roi au-devant des nouvelles qu'elles attendent. Il n'en va pas de même dans Rodogune; Cléopâtre et elle ont des intérêts trop divers pour expliquer leurs plus secrètes pensées en mêmelieu. Je pourrois en dire ce que j'ai dit de Cinna, où en général tout se passe dans Rome, et en particulier moitié dans le cabinet d'Auguste, et moitié chez Emilie. Suivant cet ordre, le premier acte de cette tragédie seroit dans l'antichambre de Rodogune, le second dans la chambre de Cléopâtre, le troisième dans celle de Rodogune: mais si le quatrième peut commencer chez cette princesse, il n'y peut achever, et ce que Cléopâtre y dit à ses deux fils l'un après l'autre y seroit mal placé. Le cinquième a besoin d'une salle d'audience où un grand peuple puisse être présent. La même chose se rencontre dans Héraclius. Le premier acte seroit fort bien dans le cabinet de Phocas, et le second chez Léontine; mais si le troisième commence chez Pulchérie, il n'y peut achever, et il est hors d'apparence que Phocas délibère dans l'appartement de cette princesse de la perte de son frère.

Nos anciens, qui faisoient parler leurs rois en place publique, donnoient assez aisément l'unité rigoureuse de lieu à leurs tragédies. Sophocle toutefois ne l'a pas observée dansson Ajax, qui sort du théâtre afin de chercher un lieu écarté pour se tuer, et s'y tue à la vue du peuple; ce qui fait juger aisément que celui où il se tue n'est pas le même que celui d'où on l'a vu sortir, puisqu'il n'en est sorti que pour en choisir un autre.

Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois et les princesses de leurs appartements; et, comme souvent la différence ét l'opposition des intérêts de ceux qui sont logés dans le même palais ne souffrent pas qu'ils fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous faut chercher quelque autre accommodement pour l'unité de lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poëmes: autrement il faudroit pronon

cer contre beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat. Je tiens donc qu'il faut chercher cette unité exacte autant qu'il est possible; mais comme elle ne s'accommode pas avec toute sorte de sujets, j'accorderois très volontiers que ce qu'on feroit passer en une seule ville auroit l'unité de lieu. Ce n'est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville tout entière, cela seroit un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermées dans l'enclos de ses murailles. Ainsi la scène de Cinna ne sort point de Rome, et est tantôt l'appartement d'Auguste dans son palais, et tantôt la maison d'Emilie. Le Menteur a les Tuileries et la Place-Royale dans Paris; et la Suite fait voir la prison et le logis de Mélisse dans Lyon. Le Cid multiplie encore davantage les lieux particuliers sans quitter Séville; et comme la liaison de scènes n'y est pas gardée, le théâtre, dès le prenier acte, est la maison de Chimène, l'appartement de l'infante dans le palais du roi, et la place publique; le second y ajoute la chambre du roi: et sans doute il y a quelque excès dans cette licence. Pour rectifier en quelque façon cette duplicité de lieu, quand elle est inévitable, je voudrois qu'on fît deux choses : l'une, que jamais on ne changeât dans le même acte, mais seulement de l'un à l'autre, comme il se fait dans les trois premiers de Cinna; l'autre, que ces deux lieux n'eussent point besoin de diverses décorations, et qu'aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l'auditeur, qui, ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s'en apercevroit pas, à moins d'une réflexion malicieuse et critique, dont il y en a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur à l'action qu'ils voient représenter. Le plaisir qu'ils y prennent est cause qu'ils n'en veulent pas chercher le peu de justesse pour s'en dégoûter; et ils ne le reconnoissent que par force, quand il est trop visible, comme dans le Menteur et la Suite, où les différentes décorations font reconnoître cette duplicité de lieu, malgré qu'on en ait.

Mais comme les personnes qui ont des intérêts opposés ne peuvent pas vraisemblablement expliquer leurs secrets en même place, et qu'ils sont quelquefois introduits dans le même acte avec liaison de scènes qui emporte nécessairement cette unité, il faut trouver un moyen qui la rende compatible avec cette contradiction qui forme la vraisemblance rigoureuse, et voir comment

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TROISIÈME DISCOURS SUR LES TROIS UNITÉS.

pourra subsister le quatrième acte de Rodogune et le troisième d'Héraclius, où j'ai déja marqué cette répugnance du côté des deux personnes ennemies qui parlent en l'un et en l'autre. Les jurisconsultes admettent des fictions de droit; et je voudrois, à leur exemple, introduire des fictions de théâtre, pour établir un lieu théâtral qui ne seroit ni l'appartement de Cléopâtre, ni celui de Rodogune dans la pièce qui porte ce titre, ni celui de Phocas, de Léontine, ou de Pulchérie dans Héraclius, mais une salle sur laquelle ouvrent ces divers appartements, à qui j'attribuerois deux priviléges : l'un, que chacun de ceux qui y parleroient fût présumé y parler avec le même secret que s'il étoit dans sa chambre; l'autre, qu'au lieu que dans l'ordre commun il est quelquefois de la bienséance que ceux qui occupent le théâtre aillent trouver ceux qui sont dans leur cabinet pour parler à eux, ceux-ci pussent les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette bienséance, afin de conserver l'unité de lieu et la liaison des scènes. Ainsi Rodogune, dans le premier acte, vient trouver Laonice qu'elle devroit mander pour parler à elle; et, dans le quatrième, Cléopâtre vient trouver Antiochus au même lieu où il vient de fléchir Rodogune, bien que, dans l'exacte vraisemblance, ce prince devroit aller chercher sa mère dans son cabinet, puisqu'elle hait trop cette princesse pour venir parler à lui dans son appartement, où la première scène fixeroit le reste de cet acte, si l'on n'apportoit ce tempérament, dont j'ai parlé, à la rigoureuse unité de lieu.

Beaucoup de mes pièces en manqueront si l'on ne veut point admettre cette modération, dont je me contenterai toujours à l'avenir, quand je ne pourrai satisfaire à la dernière rigueur de la règle. Je u'ai pu y en réduire que trois, Horace, Polyeucte, et Pompée. Si je me donne trop d'indulgence dans les autres, j'en aurai encore davantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec quelque apparence de régularité. Il est facile aux spéculatifs d'êtresévères; mais s'ils vouloient donner dix ou douze poëmes de cette nature au public, ils élargiroient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu'ils auroient reconnu par l'expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. Quoi qu'il en soit, voilà mes opinions, ou, si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l'art; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point qu'il ne soit aisé d'en trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre lorsqu'on les aura mis en pratique aussi heureusement qu'on y a vu les miens '.

DISCOURS A L'ACADÉMIE 2.

MESSIEURS,

S'il est vrai que ce soit un avantage pour dépeindre les passions que de les ressentir, et que l'esprit trouve avec plus de facilité des couleurs pour ce qui le touche que pour les idées qu'il emprunte de son imagination, j'avoue qu'il faut que je condamne tous les applaudissements qu'ont reçus jusqu'ici mes ouvrages, et que c'est injustement qu'on m'attribue quelque adresse à décrire les mouvements de l'ame, puisque, dans la joie la plus sensible dont je sois capable, je ne trouve point de paroles qui vous en puissent faire concevoir la moindre partie. Ainsi je vois ma réputation prête à être détruite par la gloire même qui la devoit achever, puisqu'elle me jette dans la nécessité de vous montrer mon foible, prenant possession des graces qu'il vous a plu me faire : je ne me dois regarder que comme un de ces indignes mignons de la fortune que son caprice n'élève au plus haut de la roue, sans aucun mérite, que pour mettre plus en vue les taches de la fange dont elle les a tirés. Et certes, voyant cette honte inévitable dans l'honneur que je reçois, j'aurois de la peine à m'en consoler, si je ne considérois que vous rappellerez aisément en votre mémoire ce que vous savez mieux que moi, que la joie n'est qu'un épanouissement du cœur; et, si j'ose me servir d'un terme dont la dévotion s'est saisie, une certaine liquéfaction intérieure, qui, s'épanchant dans l'homme tout entier, relâche toutes les puissances de son ame; de sorte qu'au lieu que les autres passions y excitent des orages et des tempêtes dont les éclats sortent au-dehors avec impétuosité et violence, celle-ci n'y produit qu'une langueur qui tient quelque chose de l'extase, et qui, se contentant de se mêler et de se rendre visible dans tous les traits extérieurs, laisse l'esprit dans l'impuissance de l'exprimer. C'est ce qu'ont bien reconnu nos grands

Après les exemples que Corneille donna dans ses pièces, il ne pouvait guère donner de préceptes plus utiles que dans ses discours. (V.) 2 Corneille fut reçu à l'Académie le 22 janvier 1647, à la place de Maynard, mort l'année précédente.

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maîtres du théâtre, qui n'ont jamais amené leurs héros jusqu'à la félicité qu'ils leur ont fait espérer, qu'ils ne soient arrêtés là tout aussitôt, sans faire des efforts inutiles à représenter leur satisfaction, dont ils savoient bien qu'ils ne pouvoient venir à bout.

Vous êtes trop équitables pour exiger de leur écolier une chose dont leurs exemples n'ont pu l'instruire; et vous aurez même assez de bonté pour suppléer à ce défaut, et juger de la grandeur de ma joie par celle de l'honneur que vous m'avez fait en me donnant une place dans votre illustre compagnie. Et véritablement, messieurs, quand je n'aurois pas une connoissance particulière du mérite de ceux qui la composent, quand je n'aurois pas tous les jours entre les mains les admirables chefs-d'œuvre qui partent des vôtres, quand je ne saurois enfin autre chose de vous, sinon que vous êtes le choix de ce grand génie qui n'a fait que des miracles, feu M. le cardinal de Richelieu, je serois l'homme du monde le plus dépourvu de sens commun, si je n'avois par pour vous une estime et une vénération toujours extraordinaires, quand je vois que de la même main dont ce grand homme sapoit les fondements de la monarchie d'Espagne, il a daigné jeter ceux de votre établis sement, et confier à vos soins la pureté d'une langue qu'il vouloit faire entendre et dominer par toute l'Europe. Vousni'avez fait part de cette gloire, et j'en tire encore cet avantage, qu'il est impossible que de vos savantes assemblées, où vous me faites l'honneur de me recevoir, je ne remporte les belles teintures et les parfaites connoissances, qui, donnant une meilleure forme à ces heureux talents dont la nature m'a favorisé, mettront en un plus haut degré ma réputation, et feront remarquer aux plus grossiers, même dans la continuation de mes petits travaux, combien il s'y sera coulé du vôtre, et quels nouveaux ornements le bonheur de votre communication y aura semés. Oserai-je vous dire toutefois, messieurs, parmi cet excès d'honneur et ces avantages infaillibles, que ce n'est pas de vous que j'attends ni les plus grands honneurs ni les plus grands avantages. Vous vous étonnerez sans doute d'une civilité si étrange; mais, bien loin de vous en offenser, vous demeurerez d'accord avec moi de cette vérité, quand je vous aurai nommé monseigneur le chancelier, et que je vous aurai dit que c'est de lui que j'espère et ces honneurs et ces avantages dont je vous parle, puisqu'il a bien voulu être le protecteur d'un corps si fameux, et qu'on peut dire en quelque sorte n'être que d'esprit : en devenir un des membres, c'est devenir en même temps une de

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