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MONSIEUR,

III.

AU MÉME.

A Rouen, ce 25 d'août 1660.

Un petit séjour aux champs, et un peu d'indisposition en la ville, m'ont empêché de vous remercier plus tôt du dernier présent que vous m'avez fait. Je ne suis pas assez récent de mon latin pour me vanter d'entendre tous les mots choisis dont vous avez semé cet ouvrage; mais je me connois assez en ce genre de poésie pour assurer qu'il y a des strophes dignes d'Horace. Il y en a quelques unes où vous avez un peu trop négligé le tour du vers, qui n'a pas assez de facilité; mais, à tout prendre, c'est un très beau travail, et un dessein tout-à-fait beau, de vous écarter de la route des autres. Si vous l'eussiez exécuté en françois, il auroit eu une vogue merveilleuse. Le latin lui ôtera sans doute quelque chose; il est si recherché qu'il n'est pas intelligible à ceux qui n'y savent que le plain-chant; il m'échappe en quelques lieux, et je m'assure que quelques uns des lecteurs en sauront encore moins que moi. Cependant trouvez bon que je vous rende de très humbles graces, et de l'excmplaire que vous m'en avez envoyé, et de la manière dont vous y avez parlé de moi.

Je suis à la fin d'un travail fort pénible sur une matière fort délicate. J'ai traité en trois préfaces les principales questions de l'art poétique sur mes trois volumes de comédies. J'y ai fait quelques explications nouvelles d'Aristote, et avancé quelques propositions et quelques maximes inconnues à nos anciens. J'y réfute celles sur lesquelles l'Académie a fondé la condamnation du Cid, et ne suis pas d'accord avec M. d'Aubignac de tout le bien même qu'il a dit de moi. Quand cela paroîtra, je ne doute point qu'il ne donne matière aux critiques: prenez un peu ma protection. Ma première préface examine si l'utilité ou le plaisir est le but de la poésie dramatique; de quelle utilité elle est capable, et quelles en sont les parties, tant intégrales, comme le sujet et les mœurs, que de quantité, comme le prologue, l'épisode, et l'exode. Dans la seconde, je traite des conditions du sujet de la belle tragédie; de quelle qualité doivent être les incidents qui la composent, et les personnes qu'on y introduit, afin d'exciter la pitié et la crainte; comment se fait la purgation des passions par cette pitié et cette crainte, et des moyens de traiter les choses selon le vraisemblable ou le nécessaire. Je parle, en la troisième, des trois unités : d'action, de jour, et de lieu. Je crois qu'après cela il n'y a plus guère de question d'importance à remuer, et que ce qui reste n'est que la broderie qu'y peuvent ajouter la rhétorique, la morale, et la politique.

En ne pensant vous faire qu'un remerciemen t,je vous rends insensiblement compte de mon dessein. L'exécution en demandoit une plus longue étude que mon loisir n'a pu permettre. Vous n'y trouverez pas grande élocution, ni grande doctrine; mais avec tout cela, j'avoue que ces trois préfaces m'ont plus coûté que n'auroient fait trois pièces de théâtre. J'oubliois à vous dire que je ne prends d'exemples modernes que chez moi; et, bien que je contredise quelquefois M. d'Aubignac et messieurs de l'Académie, je ne les nomme jamais, et ne parle non plus d'eux que s'ils n'avoient point parlé de moi. J'y fais aussi une censure de chacun de mes poëmes en particulier, et je ne m'épargne pas. Derechef, préparezvous à être de mes protecteurs, et croyez que je suis toujours,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

IV.

AU MÊME.

A Rouen, ce 3 de novembre 1661.

MONSIEUR,

A quoi pensez-vous de me donner une joie imparfaite, et de me rendre compte de la moitié d'une pièce si rare, pour m'en faire attendre en vain l'achèvement? Pensez-vous que ce que vous me mandez de trois actes ne me rende pas curieux, voire impatient de savoir des nouvelles de ceux qui restent? C'est ce qui a différé ma réponse, et la prière que j'ai à vous faire de ne vous contenter pas du bruit que les comédiens font de mes deux actes, mais d'en juger vous-même et m'en mander votre sentiment, tandis qu'il y a encore lieu à la correction. J'ai prié mademoiselle Desœillets, qui en est saisie, de vous les montrer quand vous voudrez; et cependant je veux bien vous prévenir un peu en ma faveur, et vous dire que, si le reste suit du même art, je ne crois pas avoir rien écrit de mieux. Mes deux héroïnes ont le même caractère de vouloir épouser par ambition un homme pour qui elles n'ont aucun amour, et le dire à lui-même; et toutefois je crois que cette ressemblance se trouvera si diversifiée par la manière de l'exprimer, que beaucoup ne l'y apercevront pas. Elles s'offrent toutes deux à lui sans blesser la pudeur du sexe, ni démentir la fierté de leur rang. Les vers en sont assez forts et assez nettoyés, et la nouveauté de ce caractère pourra ne déplaire pas, si elle est bien soutenue par le reste de l'action. Je vous ai déja parlé de l'une qui étoit femme de Pompée. Sylla le força de la répudier pour épouser Æmilia, fille de sa femme et d'Emilius Scaurus, son premier mari. Plutarque et Appius la nomment Antistie, fille du préteur Antistius. Un évêque espagnol, nommé Joannes Gerundensis, la nomme Aristie, et son père Aristius. Je ne doute point qu'il ne se méprenne; mais à cause que le mot est plus doux, je m'en suis servi, et vous en demande votre avis et celui de nos savants amis. Aristie a plus de douceur, mais il sent plus le roman. Antistie est plus dur aux oreilles, mais il sent plus l'histoire et a plus de majesté.. Quid juris? J'espère dans trois ou quatre jours avoir achevé le troisième acte. J'y fais un entretien de Pompée avec Sertorius que les deux premiers actes préparent assez, mais je ne sais si on en pourra souffrir la longueur. Il est de deux cent cinquante-deux vers. Il me semble que deux hommes belliqueux, généraux de deux armées ennemies, ne peuvent achever en deux mots une conférence si long-temps attendue. On a souffert Cinna et Maxime, qui en ont consumé davantage à consulter avec Auguste. Les vers de ceux-ci me semblent bien aussi forts et plus pointilleux, ce qui aide souvent au théâtre, où les picoteries soutiennent et réveillent l'attention de l'auditeur. Mon autre héroïne n'est pas si historique qu'Aristie, mais elle ne laisse pas d'avoir son fondement en l'histoire. Je la fais fille de ce Viriatus qui défit tant de fois les Romains en Espagne, et fut enfin défait douze ou quinze ans avant la venue de Sertorius, qui fut particulièrement assisté par les Lusi-taniens, qui étoient les compatriotes de ce grand capitaine, que j'en fais roi, bien que l'histoire n'en fasse qu'un chef de brigands, qui enfin combattit en corps d'armée. J'ai plus besoin de grace pour Sylla, qui mourut et se démit de sa puissance avant la mort de Sertorius; mais sa vie est d'un tel ornement à mon ouvrage pour justifier les armes de Sertorius, que je ne puis m'empêcher de le ressusciter. Mon auteur moderne, Joannes Gerundensis, le fait vivre après Sertorius; mais il se trompe aussi bien qu'au nom d'Aristie. Je ne vous demande point votre avis sur ce dernier point, car quand ce seroit une faute, je me la pardonne, ignosco egomet mi. Adieu, notre ami; aimez-moi toujours, s'il vous plait, et me tenez pour

Votre très humble et très
obéissant serviteur,
CORNEILLE.

V.

AU MÉME.

MONSIEUR,

A Rouen, ce 25 d'avril (1662).

L'estime et l'amitié que j'ai depuis quelque temps pour mademoiselle Marotte, me fait vous avoir une obligation très singulière de la joie que vous m'avez donnée en m'apprenant son succès et les merveilles de son début. Je l'avois vue ici représenter Amalasonte, et en avois conçu une assez haute opinion pour en dire beaucoup de bien à M. de Guise quand il fut question, vers la micarême, de la faire entrer au Marais; mais ce que vous m'en mandez passe mes plus douces espérances, et va si loin, que mes amis, à qui j'ai fait part de votre lettre, veulent la lui communiquer, malgré que vous en aviez un peu le cœur navré quand vous m'avez écrit. Puisque MM. Boyer et Quinault sont convaincus de son mérite, je vous conjure de les obliger à me montrer hon exemple; car outre que je serai bien aise d'avoir quelquefois mon tour à l'hôtel, ainsi qu'eux, et que je ne puis manquer d'amitié à la reine Viriate, à qui j'ai tant d'obligation, le déménagement que je prépare pour me transporter à Paris me donne tant d'affaires, que je ne sais si j'aurai assez de liberté d'esprit pour mettre quelque chose cette année sur le théâtre. Ainsi, si ces messieurs ne les secourent, ainsi que moi, il n'y a pas d'apparence que le Marais se rétablisse; et quand la machine, qui est aux abois, sera tout-à-fait défunte, je trouve que ce théâtre ne sera pas en bonne posture. Je ne renonce pas aux acteurs qui le soutiennent; mais aussi je ne veux point tourner le dos tout-à-fait à messieurs de l'hôtel, dont je n'ai aucun lieu de me plaindre, et où il n'y a rien à craindre, quand une pièce est bonne. Ils aspirent tous à y Cette locution ne seroit pas reçue aujourd'hui.

entrer, et ils ne sont pas assez injustes pour exiger de moi un attachement qu'ils ne me voudroient pas promettre. Quelques uns, à ce qu'on m'a dit, ont pensé passer au Palais-Royal. Je ne sais pas ce qui les a retenus au Marais; mais je sais bien que ce n'a pas été pour l'amour de moi qu'ils y sont demeurés. J'appris hier que le pauvre Magnon' est mort de ses blessures. Je le plains, et suis de tout mon cœur,

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L'obligation que je vous ai est d'une nature à ne pouvoir jamais vous en remercier dignement; et, dans la confusion où je suis, je m'obstinerois encore dans le silence, si je n'avois peur qu'il ne passât auprès de vous pour ingratitude. Bien que les suffrages de l'importance du vôtre vous doivent toujours être très précieux, il y a des conjonctures qui en augmentent infiniment le prix. Vous m'honorez de votre estime en un temps où il semble qu'il y ait un parti fait pour ne m'en laisser aucune. Vous me soutenez, quand on se persuade qu'on m'a battu; et vous me consolez glorieusement de la délicatesse de notre siècle, quand vous daignez m'attribuer le bon goût de l'antiquité. C'est un merveilleux avantage pour un homme qui ne peut douter que la postérité ne veuille bien s'en rapporter à vous. Aussi je vous avoue, après cela, que je pense avoir quelque droit de traiter de ridicules ces vains trophées qu'on établit sur les débris imaginaires des miens, et de regarder avec pitié ces opiniâtres entêtements qu'on avoit pour les anciens héros refondus à notre mode.

Me voulez-vous bien permettre d'ajouter ici que vous m'avez pris par mon foible, et que ma Sophonisbe, pour qui vous montrez tant de tendresse2, a la meilleure part de la mienne? Que

1 Jean Magnon, né à Tournus, dans le Mâconnois, et assassiné à Paris, au mois d'avril 1662, a laissé plusieurs tragédies. Il étoit lié avec Corneille et Molière, et avoit ébauché une Encyclopédie en dix volumes, qui devoient contenir vingt mille vers chacun.

2 Voyez tom. III. page 41, note.

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