après : « Je m'étois résolu d'y répondre, parceque d'ordinaire le silence d'un « auteur qu'on attaque est pris pour une marque du mépris qu'il fait de ses « censeurs : j'en avois ainsi usé envers M. de Scudéri; mais je ne croyois pas « qu'il me fût bien séant d'en faire de même envers messieurs de l'Académie, « et je m'étois persuadé qu'un si illustre corps méritoit bien que je lui ren« disse compte des raisons sur lesquelles j'avois fondé la conduite et le choix « de mon dessein; et pour cela je forçois extrêmement mon humeur, qui n'est pas d'écrire en ce genre, et d'éventer les secrets de plaire, que je puis * avoir trouvés dans mon art. Je m'étois confirmé en cette résolution par l'assurance que vous m'aviez donnée que monseigneur en seroit bien aise, « et me proposois d'adresser l'Épître dédicatoire à Son Eminence, après lui « en avoir demandé la permission; mais maintenant que vous me conseillez « de n'y répondre point, vu les personnes qui s'en sont mêlées, il ne me faut * point d'interprète pour entendre cela; je suis un peu plus de ce monde qu'Héliodore, qui aima mieux perdre son évêché que son livre, et jaime ⚫ mieux les bonnes graces de mon maître que toutes les réputations de la « terre: je me tairai donc, non point par mépris, mais par respect, etc. » Cette lettre contenoit encore beaucoup d'autres choses sur la même matière, et au bas il avoit ajouté par apostille : « Je vous conjure de ne montrer point ma lettre à monseigneur, si vous jugez qu'il me soit échappé quelque mot « qui puisse être mal reçu de Son Éminence. » Or, quant à ce qui est porté par cette lettre, que l'Académie avoit commencé de travailler à ses sentiments, et même à les faire imprimer avant le consentement de M. Corneillc, comme M. de Boisrobert lui avoit écrit, je ne sais pas ce qui s'étoit passé entre eux, ni ce que M. de Boisrobert pouvoit lui avoir mandé, pour l'obliger peut-être avec moins de peine à consentir à ce jugement, comme à une chose déja résolue et commencée, que sa résistance ne pouvoit plus empêcher; mais je sais bien par les registres de l'Académie, qui sont fort fidèles et fort exacts en ce temps-là, qu'on ne commença d'y parler du Cid que le 16 juin 1657; que ce fut après qu'on y eut lu une lettre de M. Corneille; que cette première, dont je vous ai parlé, et où il disoit: « Messieurs de l'Académie peuvent faire ce qu'il leur plaira, etc., » est datée de Rouen du 13 du même mois; qu'ainsi elle pouvoit être arrivée à Paris, et montrée à l'Académie le 16; et qu'enfin on ne donna cet ouvrage à l'imprimeur qu'environ cinq mois après. M. Corneille, qui depuis a été reçu dans l'Académie, aussi bien que M. de Scudéri, avec lequel il est tout-à-fait réconcilié, a toujours cru que le cardinal, et une autre personne de grande qualité, avoient suscité cette persécution contre le Cid; témoin ces paroles qu'il écrivit à un de ses amis et des miens, lorsque ayant publié l'Horace, il courut un bruit qu'on feroit encore des observations et un nouveau jugement sur cette pièce : « Horace, dit-il, fut condamné par les duumvirs; mais il fut absous par le peuple. » Témoin encore ces quatre vers qu'il fit après la mort du cardinal, qu'il considéroit d'un côté comme son bienfaiteur, et de l'autre comme son ennemi : Qu'on parle bien ou mal du fameux cardinal, II. OBSERVATIONS DE M. DE SCUDÉRI, GOUVERNEUR DE NOTRE-DAME-DE-LA-GARDE, Il est de certaines pièces comme de certains animaux qui sont en la nature, qui de loin semblent des étoiles, et qui de près ne sont que des vermisseaux. Tout ce qui brille n'est pas toujours précieux : on voit des beautés d'illusion, comme des beautés effectives, et souvent l'apparence du bien se fait prendre pour le bien même. Aussi ne m'étonné-je pas beaucoup que le peuple, qui porte le jugement dans les yeux, se laisse tromper par celui de tous les sens le plus facile à décevoir; mais que cette vapeur grossière qui se forme dans le parterre ait pu s'élever jusqu'aux galeries, et qu'un fantôme ait abusé le savoir comme l'ignorance, et la cour aussi bien que le bourgeois, j'avoue que ce prodige m'étonne, et que ce n'est qu'en ce bizarre événement que je trouve le Cid merveilleux. Mais comme autrefois un Macédonien appela de Philippe préoccupé à Philippe mieux informé, je conjure les honnêtes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas, sans les ouïr', les Sophonisbes, les Césars, les Cléopâtres, les Hercules, les Mariamnes, les Cléomédons, et tant d'autres illustres héros qui les ont charmés sur le théatre. Pour moi, quelque éclatante que me parût la gloire du Cid, je la regardois comme ces belles couleurs qui s'effacent en l'air presque aussitôt que le soleil en a fait la riche et trompeuse impression sur la nue: je n'avois garde de concevoir aucune envie pour ce qui me faisoit pitié, ni de faire voir à personne les taches que j'apercevois en cet ouvrage; au contraire, comme, sans vanité, je suis bon et généreux, je donnois des sentiments à tout le monde que je n'avois pas moi-même : je faisois croire aux autres ce que je ne croyois point du tout, et je me contentois de connoître l'erreur sans la réfuter, et la vérité sans m'en rendre l'évangéliste 2. Mais quand j'ai vu que cet ancien, qui nous a dit que la prospérité trouve moins de personnes qui la sachent souffrir que les infortunes, et que la modération est plus rare que la patience, La Sophonisbe de Mairet, qui ne vaut rien du tout, était bonne pour le temps; elle est de 1633. Le César, qui ne vaut pas mieux, était de Scudéri. Il fut joué en 1636. -La Cleopatre de Benserade est aussi de 1636. Il n'y a guère de pièce plus plate. Rotrou est l'auteur d'Hercule, pièce remplie de vaines déclamations. -La Mariamne de Tristan, jouée la même année que le Cid, conserva cent ans sa réputation, et l'a perdue sans retour. Comment une mauvaise pièce peut-elle durer cent ans? C'est qu'il y a du naturel. - Cléomédon de Durier fut joué en 1636. On donnait alors trois ou quatre pièces nouvelles tous les ans. Le public était affamé de spectacles; on n'avait ni opéra, ni la farce qu'on a nommée îtalienne. (V.) Le mot d'évangéliste est bien singulier en cet endroit. (V.) sembloit avoir fait le portrait de l'auteur du Cid; quand j'ai vu, dis-je, qu'il se déifioit d'autorité privée, qu'il parlit de lui comme nous avons accoutumé de parler des autres, qu'il faisoit même imprimer les sentiments avantageux qu'il a de soi, et qu'il semble croire qu'il fait trop d'honneur aux plus grands esprits de son siècle de leur présenter la main gauche, j'ai cru que je ne pouvois, sans injustice et sans lâcheté, abandonner la cause commune, et qu'il étoit à propos de lui faire lire cette inscription tant utile, qu'on voyoit autrefois gravée sur la porte de l'un des temples de la Grèce : Connois-toi toi-même. Ce n'est pas que je veuille combattre ses mépris par des outrages : cette espèce d'armes ne doit être employée que par ceux qui n'en ont point d'autres; et quelque nécessité que nous ayons de nous défendre, je ne tiens pas qu'il soit glorieux d'en user. J'attaque le Cid, et non pas son auteur; j'en veux à son ouvrage, et non point à sa personne. Et comme les combats et la civilité ne sont pas incompatibles, je veux baiser le fleuret dont je prétends lui porter une botte franche: je ne fais ni une satire, ni un libelle diffamatoire, mais de simples observations; et hors les paroles qui seront de l'essence de mon sujet, il ne m'en échappera pas une où l'on remarque de l'aigreur. Je le prie d'en user avec la même retenue, s'il me répond, parceque je ne saurois • dire ni souffrir d'injures. Je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid: Que le sujet n'en vaut rien du tout; Qu'il choque les principales règles du poëme dramatique; Qu'il a beaucoup de méchants vers; Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées ; Mais après avoir avancé cette proposition, étant obligé de la soutenir, voici par où j'entreprends de le faire avec honneur. Ceux qui veulent abattre quelqu'un de ces superbes édifices que la vanité des hommes élève si haut ne s'amusent point à briser des colonnes ou rompre des balustrades; mais ils vont droit en saper les fondements, afin que toute la masse du bâtiment croule et tombe en une même heure 2. Comme j'ai le même dessein, je veux les imiter en cette occasion, et, pour en venir à bout, je veux dire que le sentiment d'Aristote et celui de tous les savants qui l'ont suivi, établit pour maxime indubitable que l'invention est la principale partie et du poëte et du poëme. Cette vérité est si assurée, qué le nom même de l'un et de l'antre tire son étymologie d'un verbe grec, qui ne veut rien dire que fiction. De sorte que le sujet du Cid étant d'un auteur espagnol, si l'invention en étoit bonne, la gloire en appartiendroit à Guillem de Castro, et non pas à son traducteur françois; mais tant s'en faut que j'en demeure d'accord, que je soutiens qu'elle ne vaut rien du tout. La tragédie, composée selon les règles de l'art, ne doit avoir qu'une action principale, à laquelle tendent et viennent aboutir toutes les autres, ainsi que les lignes se vont rendre de la circonférence d'un cercle à son centre; et l'argument en deva te être tiré de l'histoire ou des fables connues (selon les préceptes qu'on nous a laissés.), on n'a pas dessein de surprendre le spectateur, puisqu'il sait déja ce qu'on doit représenter: mais il n'en va pas ainsi de la tragi-comédie; car, bien qu'elle n'ait presque pas été connue de l'antiquité, néanmoins, puisqu'el'e est comme un composé de la tragédie et de la comédie, et qu'à cause de sa fin el'e semble même pencher plos vers la dernière, il faut que le premier acte, dans cette espèce de poëme, embrouille une intrigue qui tienne toujours l'esprit en suspens, et qui ne se démêle qu'à la fin de tout l'ouvrage. 4 Nous ne ferons aucune réflexion sur le style et les rodomontades de M. de Scudéri; on en connaît assez le ridicule. Ses Observations fourmillent de fautes contre la langue. (V.) 2 Il n'est pas inutile de remarquer que les censures faites avec passion ont toutes été maladroites. C'est une grande sottise de ne trouver rien d'estimable dans un ennemi estimé du public. (V.) Ce nœud gordien n'a pas besoin d'avoir un Alexandre dans le Cid pour le dénouer. Le père de Chimène y meurt presque dès le commencement; dans toute la pièce, elle, ni Rodrigue, ne poussent et ne peuvent pousser qu'un soul mouvement: on n'y voit aucune diversité, aucune intrigue, aucun nœud; et 'e moins clairvoyant des spectateurs devine, ou plutôt voit la fin de cette aventure aussitôt qu'elle est commencée 1. Et par ainsi, je pense avoir montré bien clairement que le sujet n'en vaut rien du tout, puisque j'ai fait connoître qu'il manque de ce qui le pouvoit rendre bon, et qu'il a tout ce qui le pouvoit rendre mauvais. Je n'aurai pas plus de peine à prouver qu'il choque les principales règles dramatiques, et j'espère le faire avouer à tous ceux qui voudront se souvenir après moi qu'entre toutes les règles dont je parle, celle qui sans doute est la plus importante, et comme la fondamentale de tout l'ouvrage, est celle de la vraisemblance. Sans elle, on ne peut être surpris par cette agréable tromperie, qui fait que nous semblons nous intéresser aux bons ou mauvais succès de ces héros imaginaires. Le poëte qui se propose pour sa fin d'émouvoir les passions de l'auditeur par celles des personnages, quelque vives, fortes et bien poussées qu'elles puissent être, n'en peut jamais venir à bout, s'il est judicieux, lorsque ce qu'il veut imprimer en l'ame n'est pas vraisemblable. Aussi ces grands maitres anciens, qui m'ont appris ce que je montre ici à ceux qui l'ignorent, nous ont toujours enseigné que le poëte et l'historien ne doivent pas suivre la même route, et qu'il vaut mieux que le premier traite un sujet vraisemblable qui ne soit pas vrai, qu'un vrai qui ne soit pas vraisemblable. Je ne pense pas qu'on puisse choquer une maxime que ces grands hommes ont établie, et qui satisfait si bien le jugement; c'est pourquoi j'ajoute, après l'avoir fondée en l'esprit de ceux qui le lisent, qu'il est vrai que Chimène épousa le Cid, mais qu'il n'est point vraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier de son père. Cet événement étoit bon pour l'historien, mais il ne valoit rien pour le poëte; et je ne crois pas qu'il suffise de donner des répugnances à Chimène, de faire combattre le devoir contre l'amour, de lui mettre en la bouche mil'e antithèses sur ce sujet, ni de faire intervenir l'autorité d'un roi; car enfin tout cela n'empêche pas qu'elle ne se rende parricide, en se résolvant d'épouser le meurtrier de son père : et bien que cela ne s'achève pas sur l'heure, la volonté, qui seule fait le mariage, y paroît tellement portée, qu'enfin Chimène est une parricide 2. Ce sujet ne peut être vraisemblable, et par conséquent il choque une des *principales règles du poëme. Mais, pour appuyer ce raisonnement de l'auto Vous verrez que l'Académie condamne cette censure; et par ainsi le gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde a fort mal démontré. (V.) 2. Non, elle n'est point parricide, et il est faux qu'elle consente expressément à épouser un jour Rodrigue. Mais que tu es ennuyeux avec ton Aristote! (V.) rité des anciens, je me souviens encore que le mot de fable, cont Aristote s'est servi pour nommer le sujet de la tragédie, quoiqu'il ne signifie dans Hemère qu'un simple discours, partout ailleurs est pris pour le récit de quelque chose fausse, et qui pourtant conserve une espèce de vérité. Telles sont les fables des poëtes, dont au temps d'Aristote, et même devant lui, les tragiques se servoient souvent pour le sujet de leurs poëmes, n'ayant nul égard à ce qu'elles n'étoient pas vraies, mais les considérant seulement comme vraisemblables. C'est pourquoi ce philosophe remarque que les premiers tragiques ayant accoutumé de prendre des sujets partout, sur la fin ils s'étoient retranchés à certains qui étoient ou pouvoient être rendus vraisemblables, et qui presque pour cette raison ont été tous traités, et même par divers auteurs, comme Médée, Alcméon, OEdipe, Oreste, Méléagre, Thyeste, et Télèphe. Si bien qu'on voit qu'ils pouvoient changer ces fables comme ils vouloient, et les accommoder à la vraisemblance. Ainsi Sophocle, Æschyle et Euripide ont traité la fable de Philoctète bien diversement; ainsi celle de Médée, chez Sénèque, Ovide et Euripide, n'étoit pas la même. Mais il étoit quasi de la religion, et il ne leur étoit pas permis de changer l'histoire quand ils la traitoient, ni d'aller contre la vérité; tellement que, ne trouvant pas toutes les histoires vraisemblables, quoique vraies, et ne pouvant les rendre telles, ni changer leur nature, ils s'attachoient fort peu à les traiter, à cause de cette difficulté, et prenoient, pour la plupart, des choses fabuleuses, afin de les pouvoir disposer vraisemblablement. De là, ce philosophe montre que le métier du poëte est bien plus difficile que celui de l'historien, parceque celui-ci raconte simplement les choses comme en effet elles sont arrivées; au lieu que l'autre les représente, non pas comme elles sont, mais bien comme elles ont dû être. C'est en quoi l'auteur du Cid a failli, qui, trouvant dans l'histoire d'Espagne que cette fille avoit épousé le meurtrier de son père, devoit considérer que ce n'étoit pas un sujet d'un poëme accompli, parceque étant historique, et par conséquent vrai, mais non pas vraisemblable, d'autant qu'il choque la raison et les bonnes mœurs, il ne pouvoit pas le changer, ni le rendre propre au poëme dramatique 1. Mais comme une erreur en appelle une autre, pour observer celle des vingt-quatre heures (excellente quand elle est bien entendue) l'auteur françois bronche plus lourdement que l'espagnol, et fait mal en pensant bien faire. Ce dernier donne au moins quelque couleur à sa faute, parceque, son poëme étant irrégulier, la longueur du temps, qui rend toujours les douleurs moins vives, semble en quelque façon rendre la chose plus vraisem blable. Mais faire arriver en vingt-quatre heures la mort d'un père, et les promesses de mariage de sa fille avec celui qui l'a tué, et non pas encore sans le connoître, non pas dans une rencontre inopinée, mais dans un duel dont il étoit l'appelant, c'est, comme a dit bien agréab'ement un de mes amis, ce qui, loin d'être bon dans les vingt-quatre heures, ne seroit pas supportable dans les vingt-quatre ans. Et par conséquent, je le redis encore une fo's, la règle de la vraisemblance n'est point observée, quoiqu'elle soit absolument nécessaire; et véritablement toutes ces belles actions que fit le Cid en plu Quelle erreur! (V.) 2 Mais que cet agréable ami fasse réflexion que la défaite des Maures dans les vingtquatre heures aplanit tous les obstacles. (V.) |