Imágenes de páginas
PDF
EPUB

sieurs années sont tellement assemblées par force en cette pièce pour la mettre dans les vingt-quatre heures, que les personnages y semblent des dieux de machine qui tombent du ciel en terre: car enfin, dans le court espace d'un jour naturel, on élit un gouverneur au prince de Castille, il se fait une querelle et un combat entre don Diègue et le comte; autre combat de Rodrigue et du conte; un autre de Rodrigue contre les Maures, un autre contre don Sanche; et le mariage se conclut entre Rodrigue et Chimène : je vous laisse à juger si ne voilà pas un jour bien employé, et si l'on n'auroit pas grand tort d'accuser tous ces personnages de paresse.

Il est du sujet du poëme dramatique comme de tous les corps physiques, qui, pour étre parfaits, demandent une certaine grandeur qui ne soit ni trop vaste ni trop resserrée. Ainsi, lorsque nous observons un ouvrage de cette nature, il arrive ordinairement à la mémoire ce qui arrive aux yeux qui regardent un objet : celui qui voit un corps d'une diffuse grandeur, s'attachant à en remarquer les parties, ne peut pas regarder à la fois ce grand tout qu'elles composent: de même, si l'action du poëme est trop grande, celui qui la contemple ne sauroit la mettre tout ensemble dans sa mémoire : comme, au contraire, si un corps est trop petit, les yeux, qui n'ont pas loisir de le considérer, parceque presque en même temps l'aspect se forme et s'évanouit, n'y trouvent point de volupté. Ainsi dans le poëme, qui est l'objet de la mémoire, comme tous les corps le sont des yeux, cette partie de l'ame ne se plaît non plus à remarquer ce qui n'admet pas son office que ce qui l'excède. Et certainement, comme les corps, pour être beaux, ont besoin de deux choses, à savoir de l'ordre et de la grandeur, et que pour cette raison Aristote nie qu'on puisse appeler les petits hommes beaux, mais oui bien agréables, parceque, quoiqu'ils soient bien proportionnés, ils n'ont pas néanmoins cette taille avantageuse nécessaire à la beauté; de même ce n'est pas assez que le poëme ait toutes ses parties disposées avec soin, s'il n'a encore une grandeur si juste, que la mémoire la puisse comprendre sans peine.

Or, quelle doit être cette grandeur? Aristote, dont nous suivons autant le jugement que nous nous moquons de ceux qui ne le suivent point, l'a déterminée dans cet espace de temps qu'on voit qu'enferment deux soleils; en sorte que l'action qui se représente ne doit ni excéder ni ètre moindre que ce temps qu'il nous prescrit. Voilà pourquoi autrefois Aristophane, comique grec, se moquoit d'Eschyle, poëte tragique, qui, dans la tragédie de Niobe, pour conserver la gravité de cette héroïne, l'introduisit assise au sépulcre de ses enfants l'espace de trois jours sans dire une seule parole. Et voilà pourquoi le docte Heinsius a trouvé que Buchanan avoit fait une faute dans sa tragédie de Jephtė, où dans le période des vingt-quatre heures il renferme une action qui dans l'histoire demandoit deux mois; ce temps ayant été donné à la fille pour pleurer sa virginité, dit l'Écriture. Ma's l'auteur du Cid porte bien son erreur plus avant, puisqu'il enferme plusieurs années dans ses vingt-quatre heures, et que le mariage de Chimène et la prise de ces rois maures, qui dans l'histoirs d'Espagne ne se fait que deux ou trois ans après la mort de son père, se fait ici le même jour: car quoique ce mariage ne se consomme pas si tôt, Chimène et Rodrigue consentent; et dès-là ils sont mariés, puisque, selon les jurisconsultes, il n'est requis que le consentement pour les

+ Il suppose toujours le mariage de Chimène, qui ne se fait point. (V.)

noces, et qu'outre cela Chimène est à lui par la victoire qu'il obtient sur D. Sanche, et par l'arrêt qu'en donne le roi.

Mais ce n'est pas la seule loi qu'on voit enfreinte en cet endroit de ce poëme: il en omet une autre bien plus importante, puisqu'elle choque les bonnes mœurs comme les règles de la poésie dramatique. Et, pour connoitre cette vérité, il faut savoir que le poëme de théâtre fut inventé pour instruire en divertissant, et que c'est sous cet agréable habit que se déguise la philosophie, de peur de paroître trop austère aux yeux du monde; et c'est par lui, s'il faut ainsi dire, qu'elle semble dorer les pilules, afin qu'on les prenne sans répugnance, et qu'on se trouve guéri presque sans avoir connu le remède. Aussi ne manque-t-elle jamais de nous montrer sur la scène la vertu récompensée et le vice toujours puni. Que si quelquefois l'on y voit les méchants prospérer, et les gens de bien persécutés, la face des choses, ne manquant point de changer à la fin de la représentation, ne manque point aussi de faire voir le triomphe des innocents et le supplice des coupables; et c'est ainsi qu'insensiblement on nous imprime en l'ame l'horreur du vice et l'amour de la vertu.

Mais tant s'en faut que la pièce du Cid soit faite sur ce modèle, qu'elle est de très mauvais exemple. L'on y voit une fille dénaturée ne parler que de ses folies, lorsqu'elle ne doit parler que de son malheur; plaindre la perte de son amant, lorsqu'elle ne doit songer qu'à celle de son père; aimer encore ce qu'elle doit abhorrer; souffrir en même temps et en même maison ce meurtrier et ce pauvre corps; et, pour achever son impiété, joindre sa main à celle qui dégoutte encore du sang de son père. Après ce crime qui fait horreur, le spectateur n'a-t-il pas raison de penser qu'il va partir un coup de foudre du ciel représenté sur la scène, pour chatier cette Danaïde ; ou s'il suit cette autre règle, qui défend d'ensanglanter le théâtre, n'a-t-il pas sujet de croire qu'aussitôt qu'elle en sera partie, un messager viendra pour le moins lui apprendre ce châtiment? Mais cependant ni l'un ni l'autre n'arrive; au contraire, un roi caresse cette impudique, son vice y paroît récompensé: la vertu semble bannie de la conclusion de ce poëme; Il est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y pousser, et, par ces fautes remarquables et dangereuses, directement opposé aux principales règles dramatiques.

C'étoit pour de semblables ouvrages que Platon n'admettoit point dans sa République toute la poésie; mais principalement il en bannissoit cette partie, laquelle imite en agissant, et par représentation, d'autant qu'elle offroit à l'esprit toutes sortes de mœurs, les vices et les vertus, les crimes et les ac tions généreuses, et qu'elle introduisoit aussi bien Atrée comme Nestor. Or, ne donnant pas plus de plaisir en l'expression des bonnes actions que des mauvaises, puisque, dans la poésie comme dedans la peinture, on ne regarde que la ressemblance, et que l'image de Thersite bien faite plaît autant que celle de Narcisse, il arrivoit de là que les esprits des spectateurs étoient débauchés par cette volupté; qu'ils trouvoient autant de plaisir à imiter les mauvaises actions qu'ils voyoient représentées avec grace, et où notre nature incline, que les bonnes qui nous semblent difficiles, et que le théâtre étoit aussi bien l'école des vices que des vertus. Cela, dis-je, l'avoit obligé d'exiler

1 A quel excès d'aveuglement la jalousie porte un auteur! Quel autre que Scudéri pouvait souhaiter que Chimène mourût d'un coup de foudre? (V.)

les poëtes de sa République; et, quo qu'il couronnat Homère de fleurs, il n'avoit pas laissé de le bannir. Mais pour modérer sa rigueur, Aristote, qui connoissoit l'utilité de la poésie, et principalement de la dramatique, d'autant qu'elle nous imprime beaucoup mieux les bons sentiments que les deux autres espèces, et que ce que nous voyons touche bien davantage l'ame que ce que nous entendons simplement (comme depuis l'a dit Horace), Aristote, dis-je, veut en sa Poétique que les mœurs représentées dans l'action de théátre soient la plupart bonnes, et que, s'il y faut introduire des personnes pleines de vices, le nombre en soit moindre que des vertueuses.

Cela fait que les critiques des derniers temps ont blámé quelques anciennes tragédies, où les bonnes mœurs étoient moindres que les mauvaises; ainsi qu'on peut vo'r, par exemple, dans l'Oreste d'Euripide, où tous les personnages, excepté Pylade, ont de méchantes inclinations. Si l'auteur que nous examinons n'eût pas ignoré ces préceptes, comme les autres dont nous l'avons déja repris, il se fût bien empèché de faire triompher le vice sur son théâtre, et ses personnages auroient eu de meilleures intentions que celles qui les font agir. Fernand y auroit été plus grand politique; Urraque, d'inclination moins basse; don Gomès, moins ambitieux et moins insolent; don Sanche, plus généreux; Elvire, de meilleur exemple pour les suivantes; et cet auteur n'auroit pas enseigné la vengeance par la bouche même de la fille de celui dont on se venge'; Chimène n'auroit pas dit:

Les accommodements ne font rien en ce point:
Les affronts à l'honneur ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence;
Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence.

et le reste de la troisième scène du second acte, où partout elle conclut à la confusion de son amant, s'il n'attente à la vie de son père. Comme quoi peutil excuser le vers où cette dénaturée s'écrie, parlant de Rodrigue:

Souffrir un tel affront, étant né gentilhomme!

et ceux-ci, où elle avoue qu'elle auroit de la honte pour lui, si, après lui avoir commandé de ne pas tuer son père, il lui pouvoit obéir :

Et, s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui ?
Soit qu'il cède ou résiste au feu qui le consume,
Mon esprit ne peut qu'être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d'un juste refus.

Mais je découvre encore des sentiments plus cruels et plus barbares dans la quatrième scène du troisième acte, qui me font horreur. C'est où cette fille (mais plutôt ce monstre) ayant devant ses yeux Rodrigue encore tout couvert d'un sang qui la devoit si fort toucher, et entendant qu'au lieu de s'excuser et de reconnoître sa faute, il l'autorise par ces vers:

Car enfin n'attends pas de mon affection
Un lâche repentir d'une bonne action;

elle répond (ô bonnes mœurs !):

4 Voilà bien le langage de l'envie! Scudéri condamne de très beaux vers que tout le monde sait par cœur, et se condamne lui-même en les répétant. (V.)

2 Scudéri appelle Chimène un monstre! Et on s'étonne aujourd'hui des impudentes expressions des faiseurs de libelles! (V.)

Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien.

Si autrefois quelques uns, comme Marcellin, au livre vingt-septième, ont mis entre les corruptions des républiques la lecture de Juvénal, parcequ'il enseigne le vice, quoiqu'il le reprenne, et que, pour flageller l'impureté, il la montre toute nue, que dirons nous de ce poëme où le vice estsi puissamment appuyé; où l'on en fait l'apologie; où l'on le pare des ornements de la vertu, et enfin où il foule aux pieds les sentiments de la nature et les préceptes de la morale? De ces deux preuves assez claires, je passe à la troisième, qui regarde le jugement, la conduite et la bienséance des choses; et, dès la première scène, je trouve de quoi m'occuper. Il faut que j'avoue que je ne vis jamais un si mauvais physionome que le père de Chimène, lorsqu'il dit à la suivante de sa fille, parlant de don Sanche aussi bien que de don Rodrigue:

Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.

Il n'étoit point nécessaire d'une si fausse conjecture, puisque ce malheureux don Sanche devoit être battu, sans blesser ni sans être blessé, désarmé, et, pour sauver sa vie, contraint d'accepter cette honteuse condition qui l'oblige à porter lui même son épée à sa maîtresse de la part de son ennemi: cette procédure trop romanesque dément ce premier discours, étant certain que jamais un homme de cœur ne voudra vivre par cette voie. Mais ce n'est pas la seule faute de jugement que je remarque en cette scène, et ces vers qui suivent m'en découvrent encore une autre :

L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble.

Le roi doit à son fils choisir un gouverneur,
Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur.
Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute
Me défend de penser qu'aucun me le dispute.

Il falloit, avec plus d'adresse, faire savoir à l'auditeur le sujet de la querelle qui va naître, et non pas le faire dire hors de propos à cette suivante, qui sert dans la maison du comte. Cette familiarité n'a point de rapport avec l'orgueil qu'il donne partout à ce personnage: mais il seroit à souhaiter pour lui qu'il eût corrigé de cette sorte tout ce qu'il fait dire à ce comte de Gormas, afin que d'un capitan ridicule il eût fait un honnète homme, tout ce qu'il dit étant plus digne d'un fanfaron que d'une personne de valeur et de qualité. Et pour ne vous donner pas la peine d'aller vous en éclaircir dans son livre, voyez en quels termes il fait parler ce capitaine Fracasse :

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi

Vous élève en un rang qui n'étoit dû qu'à moi.

,

Les exemples vivants ont bien plus de pouvoir;

Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui;

Et ce bras du royaume est le plus ferme appui:

4 Remarquez que, dans les mœurs de la chevalerie, et dans tous les romans qui en ont parlé, cette condition n'était point konteuse. De plus, cette victoire de Rodrigue * et sa générosité sont de nouveaux motifs qui excusent la tendresse de Chimène. (V.)

Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille;
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois;
Et, si vous ne m'aviez, vous n'auriez plus de rois.
Chaque jour, chaque instant, entasse pour ma gloire
Lauriers dessus lauriers, victoire sur victoire.
Le prince, pour essai de générosité,
Gagneroit des combats marchant à mon côté;
Loin des froi les leçons qu'à mon bras on préfère,
Il apprendroit à vaincre on me regardant faire.

,

Et par-là cet honneur n'étoit dû qu'à mon bras.

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice,
Tout l'état périra s'il faut que je périsse.

D'un sceptre qui sans moi tomberoit de sa main.
Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne,
Et ma tête en tombant feroit choir sa couronne.
Mais t'attaquer à moi! Qui t'a rendu si vain?

Sais-tu bien qui je suis ?

Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse;
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal;
Trop peu d'honneur pour moi suivroit cette victoire.
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croiroit toujours abattu sans effort;
Et j'aurois seulement le regret de ta mort,

Retire-toi d'ici.

Est-tu si las de vivre.

Je croirois assurément qu'en faisant ce rôle l'auteur auroit cru faire parler Matamore et non pas le comte, si je ne voyois que presque tous ses personnages ont le même style, et qu'il n'est pas jusqu'aux femmes qui ne s'y piquent de bravoure. Il s'est, à mon avis, fondé sur l'opinion commune, qui donne de la vanité aux Espagnols; mais il l'a fait avec assez peu de raison, ce me semble, puisque partout il se trouve d'honnêtes gens. Et ce seroit une chose bien plaisante, si, parceque les Allemands et les Gascons ont la réputation d'aimer à boire et à dérober, il alloit un jour, avec une égale injustice, nous faire voir sur la scène un seigneur de l'une de ces nations, qui fût ivre, et l'autre, coupeur de bourses. Les Espagnols sont nos ennemis, il est vrai; mais on n'en est pas moins bon François pour ne les croire pas tous hypocondriaques. Et nous avons parmi nous un exemple si illustre, et qui nous fait si bien voir que la profonde sagesse et la haute vertu peuvent naitre en Espagne, qu'on n'en sauroit douter sans crime. Je parlerois plus clairement de cette divine personne, si je ne craignois de profaner son nom sa

• Les plus impudents satiriques sont souvent les plus sots flatteurs. A quel propos

« AnteriorContinuar »