qui donne aisément les victoires, et, qui fait que le jugement conduisant la main, l'avantage du combat est chose indubitable. Je me tairai donc pour le vaincre, et pour laisser parler Aristote, qui lui veut répondre pour moi. J'ai dit en mes observations que le poëme dramatique ne doit avoir qu'une action principale; ce philosophe me l'enseigne en sa Poétique, aux chapitres 1x, xxiv et xxvi. J'ai avancé qu'il faut nécessairement que le sujet soit vraisemblable; ce même Aristote me l'enseigne en trois lieux différents du chapitre xxV du même livre, et je pense avoir montré bien clairement que le Cid choque partout cette règle. J'ai soutenu que le roëte et l'historien ne doivent pas suivre la même route; cephilosophe me l'apprend au chapitre x de son Art poétique; et ensuite j'ai montré que le sujet du Cid étoit bon pour l'historien, et qu'il ne valoit rien pour le poëte. J'ai donné la définition du mot de fable après l'avoir apprise d'Aristote au chapitre vi vers le commencement, et d'Heinsius au livre de la Constitution de la tragédie, chap. II. J'ai dit ensuite que les anciens s'étoient retranchés dans un petit nombre de sujets qu'ils avoient presque tous traités, pour éviter les fautes qu'a faites l'auteur du Cid. Aristote m'en assure au chap. xiv de sa Poétique, et après lui Heinsius est mon garant au chap. ix du livre que j'ai déja cité de lui. J'ai dit qu'ils avoient traité ces sujets diversement, mais je ne l'ai dit qu'après Aristote et Heinsius, l'un au chap. xviu, l'autre au chap. 1. Pour montrer la disproportion du Cid en toutes ses parties, je me suis servi de la comparaison de tous les corps physlques; mais je n'ai fait que l'emprunter d'Aristote, qui s'en sert au chap. VII de son Art poétique. J'ai montré que le poënie dramatique ne doit contenir que ce qui peut vraisemblablement arriver dans vingt-quatre heures; c'est l'opinion de ce grand Stagirite, au chap. vIII: et ensuite j'ai fait voir que l'auteur du Cid avoit eu tort d'enfermer dans vingt-quatre heures des choses qui, dans l'histoire, n'arrivent que dans quatre ans. Je me suis servi de l'exemple des tragédies de Niobé et de Jephté pour montrer l'imperfection du Cid; mais je les ai prises d'Heinsius au chap. xvi, vers la fin. J'ai dit que c'étoit pour des ouvrages de la nature du Cid que Platon n'admettoit point la poésie: il me l'apprend lui-même au livre de sa République, et Heinsius le rapporte au Traité de la satire d'Horace, livre r'. J'ai dit que ce philosophe, qui a mérité le nom de divin, bannissoit toute la poésie, pour celle qui, comme le Cid, fait voir les méchantes actions sans les punir, et les bonnes sans les récompenser. Aristote me l'enseigne au chap. iv de sa Poétique, et après lui Heinsius au livre de la Constitution de la tragédie, chap. iu et xiv. J'ai dit que Platon bannissoit Homère, encore qu'il l'eût couronné; on le peut voir au livre x de sa République, ou dans Heinsius au Traité de la satire d'Horace, livre 11. J'ai dit en passant qu'il y a trois espèces de poésies: c'est Heinsius qui me l'apprend au chap. 11 de la Constitution tragique. J'ai dit que ce qu'on voit touche plus que ce qu'on ne fait qu'entendre; c'est Horace qui l'assure en son Art poétique. J'ai soutenu qu'il faut que les actions soient la plupart bonnes dans un poëme de théâtre; Aristote l'enseigne ainsi au chapitre xvın de sa Poétique; et après j'ai fait voir que toutes celles du Cid ne valent rien. J'ai rapporté l'exemple d'Euripide; Heinsius l'a fait devant moi au chap. xiv de la Constitution tragique. J'ai cité Marcellin au livre xxvii; on le peut voir, ou bien Heinsius au Traité de la satire d'Horace, livre n; et c'est en cet endroit que j'ai montré que le Cid choque directement les bonnes mœurs. J'ai dit sur ce sujet que la volonté fait le mariage; mais je ne l'ai dit qu'après les canonistes et les juriscousultes au titre des Noces. Tout ce que j'ai avancé touchant le sujet simple ou mixte est rapporté d'Aristote au chap. 11 de son Art poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid. J'ai soutenu qu'il ne faut rien de superflu dans la scène; ce philosophe me l'enseigne au chapitre ix du même livre; et ensuite j'ai montré les fautes de cette nature qu'on peut remarquer au Cid. Je me suis servi de l'exemple de l'Ajax de Sophocle; on peut voir ce que j'en ai dit dans la traduction qu'en a faite Joseph Scaliger, ou dans Heinsius, chap. vi de sa Constitution tragique. J'ai fait voir quels doivent être les épisodes; mais ce n'est qu'après Aristote, qui me l'enseigne aux chap. x et xvi de sa Poétique; et c'est par lui que j'ai montré bien clairement que ceux du Cid ne valent rien du tout. Je me suis fortifié de l'exemple de Teucer et de Ménélaüs, après Heinsius au chap. vi de la Constitution de la tragédie, et Scaliger le fils dans ses poésies. Il n'est pas jusqu'aux chœurs et à la musique dont j'ai parlé, que je ne prouve par Heinsius aux chap. xviu et xxvI. Enfin on peut lire tout ce que j'ai cité dans. ces auteurs, et dans ces passages que je marque, et l'on verra que la réponse de M. Corneille est aussi foible que ses injures, et que, s'il ne se défend mieux que cela, je n'aurai pas besoin de toutes mes forces pour l'empêcher de se Puisque M. Corneille m'ôte le masque, et qu'il veut que l'on me connoisse, j'ai trop accoutumé de paroître parmi les personnes de qualités pour vouloir encore me cacher: il m'oblige peut-être, en pensant me nuire; et, si mes observations ne sont pas mauvaises, il me donne lui-même une gloire dont je voulois me priver. Enfin, messieurs, puisqu'il veut que tout le monde sache que je m'appelle Scudéri, je l'avoue. Mon nom, que d'assez honnètes gens ont porté avant moi, ne me fera jamais rougir, vu que je n'ai rien fait, non plus qu'eux, d'indigne d'un homme d'honneur. Mais comme il n'est pas glorieux de frapper un ennemi que nous avons jeté par terre, bien qu'il nous dise des injures, et qu'il est comme juste de laisser la plainte aux affligés, quoiqu'ils soient coupables, je ne veux point repartir à ces outrages par d'autres, ni faire, comme lui, d'une dispute académique une querelle de crocheteur, ni du Lycée un marché public. Il suffit qu'on sache que le sujet qui m'a fait écrire est équitable, et qu'il n'ignore pas lui-même que j'ai raison d'avoir écrit. Car de vouloir faire croire que l'envie a conduit ma plume, c'est ce qui n'a non plus d'apparence que de vérité, puisqu'il est impossible que je sois atteint de ce vice, pour une chose où je remarque tant de défauts, qui n'avoit de beautés que celles que ces agréables trompeurs qui la représentoient lui avoient prêtées, et que Mondori, la Villiers et leurs compagnons n'étant pas dans le livre comme sur le théâtre, le Cid imprimé n'étoit plus le Cid que l'on a cru voir. Mais, puisque je suis sa partie, j'aurois tort de vouloir être son juge, comme il n'a pas raison de vouloir être le mien. De quelque nature que soient les disputes, il y faut toujours garder les formes: je l'attaque, il doit se défendre; mais vous nous devez juger. Votre illustre corps, dont nous ne sommes ni l'un ni l'autre, est composé de tant d'excellents hommes, que sa vanité seroit bien plus insupportable que celle dont il m'accuse, s'il ne vouloit pas s'y soumettre comme je fais. Que si l'un de nous deux devoit récuser quelques uns de vous autres, ce seroit moi qui le devrois faire, puisque je n'ignore pas, malgré l'ingratitude qu'il a fait paroître pour vous, en disant, 4 Cet Heinsius était, comme Scudéri, un très mauvais poëte, auteur d'une plate amplification latine, appelée tragédie, dont le sujet est le massacre de ce qu'on appelle les Innocents. (V.) 2 Mais n'est-ce pas Scudéri qui le premier a dit des injures ? et n'est-ce pas la méthode de tous ces barbouilleurs de papier, comme les Fréron, les Guyon, et autres malheureux de cette espèce, qui attaquent insolemment ce qu'on estime, et qui ensuite se plaignent qu'on se inoque d'eux? (V.) • Ce Scudéri et un modeste personnage! (V.) * Qu'il ne doit qu'à lui seul toute sa renommée, que trois ou quatre de cette célèbre compagnie lui ont eorrigé plusieurs fautes qui parurent aux premières représentations de son poëme, et qu'il ôta depuis par vos conseils. Et sans doute vos divins esprits, qui virent toutes celles que j'ai remarquées en cette tragi-comédie, qu'il appelle son chefd'œuvre, m'auroient ôté, en le corrigeant, le moyen et la volonté de le reprendre, si vous n'eussiez été forcés d'imiter adroitement ces médecins qui, voyant un corps dont toute la masse du sang est corrompue, et toute la constitution mauvaise, se contentent d'user des remèdes palliatifs, et de faire languir et vivre ce qu'ils ne sauroient guérir. Mais, messieurs, comme vous avez fait voir votre bonté pour lui, j'ai droit d'espérer en votre justice. Que M. Corneille paroisse donc devant le tribunal où je le cite, puisqu'il ne peut lui être suspect ui d'injustices, ni d'ignorance; qu'il s'y défende de plus de mille choses dont je l'accuse en mes observations; et, lorsque vous nous aurez entendus, si vous me condamnez, je me condamnerai moi-même, je le croirai ce qu'il se croit, je l'appellerai mon maître; et, par un livre de rétractations, je ferai savoir à toute la France que je sais que je ne sais rien. Mais, à dire vrai, j'ai bien de la peîne à croire qu'il veuille descendre du premier rang où beaucoup, dit-il, l'ont placé, jusqu'au pied du trône que je vous élève, et reconnoître pour juges ceux qu'il appelle ses inférieurs, par la bouche de ces honnêtes geus qui n'ont point de nom, et qui ne parlent que par la sienne. Il se contentera peut-être d'avoir dit en général que j'ai cité faux, et que je l'ai repris sans raisous; mais je l'avertis que ce n'est point par un effort si foible qu'il peut se relever, puisque dans peu de jours une nouvelle édition de mon Célèbres comédiens du temps des premières représentations du Cid, auxquels Scudéri prétend attribuer le succès de cette pièce. (V.) 2 Vers de l'Excuse à Ariste, et qui attira à Corneille un très grand nombre d'ennemis qui écrivirent contre lui. (V.) ouvrage me donnera lieu de le faire rougir de la fausseté qu'il m'impose, en marquant tous les auteurs et tous les passages que j'ai allégués, et que vous, qui savez ce qu'il ignore, savez bien être véritables. Ce n'est pas que je ne souhaitasse qu'il dit vrai, parceque mes censures étant fortes et solides, j'aurois en moi-même les lumières que je n'ai fait qu'emprunter de ces grands hommes de l'antiquité; et, sans la métempsycose de Pythagore, Scudéri auroit eu l'esprit d'Aristote, dont il confesse qu'il est plus éloigné que le ciel ne l'est de la terre. Mais, quelque foiblesse qui soit en moi, qu'il vienne, qu'il voie, et qu'il vainque, s'il peut; soit qu'il m'attaque en soldat, soit qu'il m'attaque en écrivain, il verra que je me sais défendre de bonnne grace, et que, si ce n'est en injures, dont je ne me mêle point, il aura besoin de toutes ses forces. Mais, s'il ne se défend que par des paroles outrageuses, au lieu de payer de raisons, prononcez, messieurs, un arrèt digne de vous, qui fasse savoir à toute l'Europe que le Cid n'est point le chef-d'œuvre du plus grand homme de France, mais oui bien la moins judicieuse pièce de M. Corneille. Vous le devez, et pour votre gloire en particulier, et pour celle de notre nation en général, qui s'y trouve intéressée: vu que les étrangers qui pourroient voir ce beau chef-d'œuvre, eux qui ont eu des Tasse et des Guarini, croiroient que nos plus grands maîtres ne sont que des apprentis. C'est la plus importante et la plus belle action publique par où votre illustre Académie puisse commencer les siennes: tout le monde l'attend de vous, et c'est pour l'obtenir que je vous présente cette juste requête. VI. SENTIMENTS DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE Ceux qui, par quelque desir de gloire, donnent leurs ouvrages au public ne doivent pas trouver étrange que le public s'en fasse le juge. Comme le présent qu'ils lui font ne procède pas d'une volonté tout-à-fait désintéressée, et qu'il n'est pas tant un effet de leur libéralité que de leur ambition, il n'est pas aussi de ceux que la bienséance veut qu'on reçoive sans en considérer le prix. Puisqu'ils font une espèce de commerce de leur travail, il est bien raisonnable que celuiauquel ils l'exposent ait la liberté de le prendre ou de le rebuter selon qu'il le reconnoît bon ou mauvais. Ils ne peuvent avec justice desirer de lui qu'il fasse même estime des fausses beautés que de vraies, ni qu'il paie de louanges ce qui sera digne de blâme. Rodomontades de M. de Scudéri. (V.) 2 Ce jugement de l'Académie fut rédigé par Chapelain; il est écrit tout entier de sa main, et l'original est à la Bibliothèque du Roi. (V.) Ce n'est pas qu'il ne paroisse plus de bonté à louer ce qui est bon qu'à reprendre ce qui est mauvais; mais il n'y a pas moins de justice en l'un qu'en l'autre. On peut même mériter de la louange en donnant du blâme, pourvu que les réprébensions partent du zèle de l'utilité commune, et qu'on ne prétende pas élever sa réputation sur les ruines de celle d'autrui. Il faut que les remarques des défauts d'un auteur ne soient pas des reproches de sa foiblesse, mais des avertissements qui lui donnent de nouvelles forces, et que, si l'on coupe quelques branches de ses lauriers, ce ne soit que pour les faire pousser davantage en une autre saison. Si la censure demeuroit dans ces bornes, on pourroit dire qu'elle ne seroit pas moins utile dans la république des lettres qu'elle le fut autrefois dans celle de Rome, et qu'elle ne feroit pas moins de bons écrivains dans l'une qu'elle a fait de bons citoyens dans l'autre. Car c'est une vérité reconnue, que la louange a moins de force pour nous faire avancer dans le chemin de la vertu, que le blâme pour nous retirer de celui du vice; et il y a beaucoup de personnes qui ne se laissent point emporter à l'ambition, mais il y en a peu qui ne craignent de tomber dans la honte. D'ailleurs la louange nous fait souvent demeurer au-dessous de nous-mêmes en nous persuadant que nous sommes déja au-dessus des autres, et nous retient dans une médiocrité vicieuse qui nous empêche d'arriver à la perfection. Au contraire, le blame qui ne passe point les termes de l'équité dessille les yeux de l'homme, que l'amour-propre lui avoit fermés, et, lui faisant voir combien il est éloigné du bout de la carrière, l'excite à redoubler ses efforts pour y parvenir. Ces avis, si utiles en toutes choses, le sont principalement pour les productions de l'esprit, qui ne sauroit assembler sans secours tant de diverses beautés dont se forme cette beauté universelle qui doit plaire à tout le monde Il faut qu'il compose ses ouvrages de tant d'excellentes parties, qu'il est impossible qu'il n'y en ait toujours quelqu'une qui manque, ou qui soit défectueuse, et que par conséquent il n'y ait toujours besoin ou d'aides ou de réformateurs. Il est même à souhaiter que sur des propositions indécises il naisse des contestations honnêtes, dont la chaleur découvre en peu de temps ce qu'une froide recherche n'auroit pu découvrir en plusieurs années, et que l'entendement humain, faisant un effort pour se délivrer de l'inquiétude des doutes, s'acquière promptement par l'agitation de la dispute cet agréable repos qu'il trouve dans la certitude des connoissances. Celles qui sont estimées les plus belles sont presque toutes sorties de la contention des esprits; et il est souvent arrivé que, par cette heureuse violence, on a tiréla vérité du fond des abymes, et que l'on a forcé le temps d'en avancer la production. C'est une espèce de guerre qui est avantageuse pour tous, lorsqu'elle se fait civilement, et que les armes empoisonnées y sont défendues; c'est une course où celui qui emporte le prix semble ne l'avoir poursuivi que pour en faire un présent à son rival. Il seroit superflu de faire en ce lieu une longue déduction des innocentes et profitables querelles que l'on a vues naître dans tout le cercle des sciences entre ces rares hommes de l'antiquité: il suffira de dire que, parmi les modernes, il s'en est ému de très favorables pour les lettres, et que la poésie, seroit aujourd'hui bien moins parfaite qu'elle n'est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres auteurs des derniers temps. En effet, nous en avons la principale obligation aux agréables différends |