Cela dit trop pour une personne dont on a tué le père le jour précédent. De son côté me ponche. 11 falloit dire me fasse pencher : ce verbe n'est point actif, mais neutre. SCÈNE V. Madame, à vos genoux j'apporte cette épée. On peut bien apporter une épée aux pieds de quelqu'un, mais non pas aux genoux. Ministre déloyal de mon rigoureux sort. Don Sanche n'étoit point déloyal, puisqu'il n'avoit fait que ce qu'elle lui avoit permis de faire, et qu'il ne lui avoit manqué de foi en nulle chose. Le cinquième article des observations comprend les larcins de l'auteur, qui sont ponctuellement ceux que l'observateur a remarqués: mais il faut tomber d'accord que ces traductions ne font pas toute la beauté de la pièce; car, outre que nous remarquerons qu'en bien peu de choses imitées il est demeuré au-dessous de l'original, et qu'il en a rendu quelques unes meilleures qu'elles n'étoient, nous trouvons encore qu'il y a ajouté beaucoup de pensées qui ne cèdent en rien à celles du premier auteur. Tels sont les sentiments de l'Académie françoise, qu'elle met au jour plutôt pour rendre témoignage de ce qu'elle pense sur le Cid que pour donner aux autres des règles de ce qu'ils en doivent croire. Elle s'imagine bien qu'elle n'a pas absolument satisfait ni l'auteur, dont elle marque les défauts, ni l'observateur, dont elle n'approuve pas toutes les censures, ni le peuple, dont elle combat les premiers suffrages; mais elle s'est résolue, dès le commencement, à n'avoir point d'autre but que de satisfaire à son devoir: elle a bien voulu renoncer à la complaisance, pour ne pas trahir la vérité; et, de peur de tomber dans la faute dont elle accuse ici le poëte, elle a moins songé à plaire qu'à profiter. Son équitable sévérité ne laissera pas de contenter ceux qui aimeront mieux le plaisir d'une véritable connoissance que celui d'une douce illusion, et qui n'apporteront pas tant de soin pour s'empêcher d'être utilement trompés, qu'ils semblent en avoir pris jusqu'à cette heure pour se laisser tromper agréablement. S'il est ainsi, elle se croit assez récompensée de son travail. Comme elle cherche leur instruction, et non pas sa gloire, elle ne demande pas qu'ils prononcent en public contre eux-mêmes; il lui suffit qu'ils se condamnent en particulier, et qu'ils se rendent en secret à leur propre raison. Cette même raison leur dira ce que nous leur disons, sitôt qu'elle pourra reprendre sa première liberté; et, secouant le joug qu'elle s'étoit laissé mettre par surprise, elle éprouvera qu'il n'y a que les fausses et imparfaites beautés qui soient proprement de courtes tyrannies: car les passions violentes bien exprimées font souvent en ceux qui les voient une partie de l'effet qu'elles font en ceux qui les ressentent véritablement : e'les êtent à tous la liberté de l'esprit, et font que les uns se plaisent à voir représenter les 4 On apporte aux genoux comme aux pieds. (V.) 2 Le mot larcin est dur. Traduire les beautés d'un ouvrage étranger, enrichir sa patrie, et l'avouer, est-ce là un larcin? (V.) fautes que les autres se plaisent à commettre. Ce sont ces puissants mouve-. ments qui ont tiré des spectateurs du Cid cette grande approbation, et qui doivent aussi la faire excuser. L'auteur s'est facilement rendu maître de leur ame après y avoir excité le trouble et l'émotion : leur esprit, flatté par quelques endroits agréables, est devenu aisément flatteur de tout le reste; et les charmes éclatants de quelques parties leur ont donné de l'amour pour tout le corps. S'ils eussent été moins ingénieux, ils eussent été moins sensibles; ils eussent vu les défauts que nous voyons en cette pièce, s'ils ne se fussent point trop arrêtés à en regarder les beautés; et si on leur peut faire quelque reproche, au moins n'est-ce pas celui qu'un ancien poëte faisoit aux Thébains, quand il disoit qu'ils étoient trop grossiers pour être trompés: et sans mentir, les savants même doivent souffrir avec quelque indulgence les irrégularités d'un ouvrage qui n'auroit pas eu le bonheur d'agréer si fort au commun, s'il n'avoit des graces qui ne sont pas communes. Il devoit penser que, l'abus étant si grand dans la plupart de nos poëmes dramatiques, il y auroit peutétre trop de rigueur à condamner absolument un homme pour n'avoir pas surmonté la foiblesse ou la négligence de son siècle, et à estimer qu'il n'auroit rien fait du tout, parcequ'il n'auroit point fait de miracles. Toutefois ce qui l'excuse ne le justifie pas, et les fautes mêmes des anciens, qui semblent devoir être respectées à cause de leur vieillesse, ou, si on l'ose dire, pour leur immortalité, ne peuvent pas défendre les siennes. Il est vrai que celles-là ne sont presque considérées qu'avec révérence, d'autant que les unes, étant faites devant les règles, sont nées libres et hors de leur juridiction; et que les autres, par une longue durée, ont comme acquis une prescription légitime. Mais cette faveur, qui à peine met à couvert ces grands hommes, ne passe point jusqu'à leurs successeurs. Ceux qui viennent après eux héritent bien de leurs richesses, mais non pas de leurs priviléges; et les vices d'Euripide ou de Sénèque ne sauroient faire approuver ceux de Guillem de Castro. L'exemple de cet auteur espagnol seroit peut-être plus favorable à notre auteur françois, qui, s'étant comme engagé à marcher sur ses pas, sembloit le devoir suivre également parmi les épines et parmi les fleurs, et ne le pouvoir abandonner, quelque bon ou mauvais chemin qu'il tint, sans une espèce d'infidélité. Mais outre que les fautes sont estimées volontaires, quand on se les rend nécessaires volontairement, et que, lorsqu'on choisit une servitude, on la doit au moins choisir belle, il a bien fait voir lui-même, par la liberté qu'il s'est donnée de changer plusieurs endroits de ce poëme, qu'en ce qui regarde la poésie on demeure encore libre après cette sujétion. Il n'en est pas de même dans l'histoire, qu'on est obligé de rendre telle qu'on la reçoit : il faut que la créance qu'on lui donne soit aveugle; et la déférence que l'historien doit à la vérité le dispense de celle que le poëte doit à la bienséance. Mais comme cette vérité a peu de crédit dans l'art des beaux mensonges, nous pensons qu'à son tour elle y doit céder à la bienséance, qu'être inventeur et imitateur n'est ici qu'une même chose, et que le poëte françois qui nous a donné le Cid est coupable de toutes les fautes qu'il n'y a pas corrigées. Après tout, il faut avouer qu'encore qu'il ait fait choix d'une matière défectueuse, il n'a pas laissé de faire éclater en beaucoup d'endroits de si beaux sentiments et de si belles paroles, qu'il a en quelque sorte imité le ciel ", • Cette imitation du ciel fait voir qu'on était éloigné de la véritable éloquence, et qu'on cherchait de l'esprit à quelque prix que ce fût. (V.) qui, en la dispensation de ses trésors et de ses graces, donne indifféremment la beauté du corps aux méchantes ames et aux bonnes. Il faut confesser qu'il y a semé un bon nombre de vers excellents, et qui semblent, avec quelque justice, demander grace pour ceux qui ne le sont pas : aussi les aurions-nous remarqués particulièrement, comme nous avons fait les autres, n'étoit qu'ils se découvrent assez d'eux-mêmes, et que d'ailleurs nous craindrions qu'en les ôtant de leur situation, nous ne leur òtassions une partie de leur grace, et que, commettant une espèce d'injustice pour vouloir être trop justes, nous ne diminuassions leurs beautés à force de les vouloir faire paroître. Ce qu'il y a de mauvais dans l'ouvrage n'a pas laissé même de produire de bons effets, puisqu'il a donné lieu aux observations qui ont été faites dessus, et qui sont remplies de beaucoup de savoir et d'élégance. De sorte que l'on peut dire que ses défauts lui ont été utiles, et que, sans y penser, il a profité aux lieux où il n'a su plaire. Enfin, nous concluons qu'encore que le sujet du Cid ne soit pas bon, qu'il pèche dans son dénouement, qu'il soit chargé d'épisodes inutiles, que la bienséance y manque en beaucoup de lieux, aussi bien que la bonne disposition du théâtre, et qu'il y ait beaucoup de vers bas et de façons de parler impures; néanmoins la naïveté et la véhémence de ses passions, la force et la délicatesse de plusieurs de ses pensées, et cet agrément inexplicable qui se mêle dans tous ses défauts, lui ont acquis un rang considérable entre les poëmes françois de ce genre qui ont le plus donné de satisfaction. Si son auteur ne doit pas toute sa réputation à son mérite, il ne la doit pas toute à son bonheur, et la nature lui a été assez libérale pour excuser la fortune si elle lui a été prodigue. VII. PRÉFACE HISTORIQUE DE VOLTAIRE SUR LE CID. Lorsque Corneille donna le Cid, les Espagnols avaient, sur tous les théâtres de l'Europe, la même influence que dans les affaires publiques; leur goût dominait ainsi que leur politique: et même en Italie, leurs comédies ou leurs tragi-comèdies obtenaient la préférence chez une nation qui avait l'Aminte et le Pastor fido, et qui, étant la première qui eût cultivé les arts, semblait plutôt faite pour donner des lois à la littérature que pour en recevoir. Il est vrai que, dans presque toutes ces tragédies espagnoles, il y avait toujours quelques scènes de bouffonneries. Cet usage infecta l'Angleterre. Il n'y a guère de tragédies de Shakspeare où l'on ne trouve des plaisanteries d'hommes grossiers à côté du sublime des héros. A quoi attribuer une mode +4 Ces dernières lignes sont un aveu assez fort du mérite du Cid. On en doit conclure que les beautés y surpassent les défauts, et que, par le jugement de l'Académie, Scudéri est beaucoup plus condamné que Corneille. (V.) Nous pensons, au contraire, que l'Académie, en décidant que le sujet du Cid étoit manifestement contre les bounes mœurs, accordoit à Scudéri tout l'avantage de cette dispute. (P.) si extravagante et si honteuse pour l'esprit humain, qu'à la coutume des princes mêmes qui entretenaient toujours des bouffons auprès d'eux? coutume digne de barbares qui sentaient le besoin des plaisirs de l'esprit, et qui étaient incapables d'en avoir; coutume même qui a duré jusqu'à nos temps, lorsqu'on en reconnaissait la turpitude. Jamais ce vice n'avilit la scène française; il se glissa seulement dans nos premiers opéra, qui, n'étant pas des ouvrages réguliers, semblaient permettre cette indécence; mais bientôt l'élégant Quinault purgea l'opéra de cette bassesse. Quoi qu'il en soit, on se piquait alors de savoir l'espagnol, comme on se fait honneur aujourd'hui de parler français. C'était la langue des cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et de Milan: la Ligue l'avait introduite en France, et le mariage de Louis XIII avec la fille de Philippe III avait tellement mis l'espagnol à la mode, qu'il était alors presque honteux aux gens de lettres de l'ignorer. La plupart de nos comédies étaient imitées du théâtre de Madrid. Un secrétaire de la reine Marie de Médicis, nommé Chalons, retiré à Rouen dans sa vieillesse, conseilla à Corneille d'apprendre l'espagnol, et lui proposa d'abord le sujet du Cid. L'Espagne avait deux tragédies du Cid : l'une de Diamante, intitulée El honrador de su padre, qui était la plus ancienne ; l'autre, el Cid, de Guillem de Castro, qui était la plus en vogue: on voyait dans toutes les deux une infante amoureuse du Cid, et un bouffon appelé le valet gracieux, personnages également ridicules: mais tous les sentiments généreux et tendres dont Corneille a fait un si bel usage sont dans ces deux originaux. Je n'avais pu encore déterrer le Cid de Diamante quand je donnai la première édition des commentaires de Corneille; je marquerai dans celle-ci les principaux endroits qu'il traduisit de cet auteur espagnol. C'est une chose, à mon avis, très remarquable, que, depuis la renaissance des lettres en Europe, depuis que le théâtre était cultivé, on n'eût encore rien produit de véritablement intéressant sur la scène, et qui fit verser des larmes, si on en excepte quelques scènes attendrissantes du Pastor fido et du Cid espagnol. Les pièces italiennes du seizième siècle étaient de belles déclamations, imitées du grec; mais les déclamations ne touchent point le cœur. Les pièces espagnoles étaient des tissus d'aventures incroyables : les Anglais avaient encore pris ce goût. On n'avait point su encore parler au cœur chez aucune nation. Cinq ou six endroits très touchants, mais noyés dans la foule des irrégularités de Guillem de Castro, furent sentis par Corneille, comme on découvre un sentier couvert de ronces et d'épines. Il sut faire du Cid espagnol une pièce moins irrégulière et non moins touchante. Le sujet du Cid est le mariage de Rodrigue avec Chimène. Ce mariage est un point d'histoire presque aussi célèbre en Espagne que celui d'Andromaque avec Pyrrhus chez les Grecs ; et c'était en cela même que consistait une grande partie de l'intérêt de la pièce. L'authenticité de l'histoire rendait tolérable aux spectateurs un dénouement qu'il n'aurait pas été peut-être permis de feindre; et l'amour de Chimène, qui eût été odieux s'il n'avait commencé qu'après la mort de son père, devenait aussi touchant qu'excusable, puisqu'elle aimait déja Rodrigue avant cette mort, et par l'ordre de son père même. On ne connaissait point encore, avant le Cid de Corneille, ce combat des passions qui déchire le cœur, et devant lequel toutes les autres beautés de l'art ne sont que des beautés inanimées. On sait quel succès eut le Cid, et quel enthousiasme il produisit dans la nation: on sait aussi les contradictions et les dégoûts qu'essuya Corneille. Il était, comme on sait, un des cinq auteurs qui travaillaient aux pièces du cardinal de Richelieu. Ces cinq auteurs étaient Rotrou, l'Étoile, Colletet, Boisrobert, et Corneille, admis le dernier dans cette société. Il n'avait trouvé d'amitié et d'estime que dans Rotrou, qui sentait son mérite : les autres n'en avaient pas assez pour lui rendre justice. Scudéri écrivait contre lui avec le fiel de la jalousie humiliée et avec le ton de la supériorité. Un Claveret, qui avait fait une comédie intitulée la Place-Royale, sur le même sujet que Corneille, se répandit en invectives grossières. Mairet lui-même s'avilit jusqu'à écrire contre Corneille avec la mème amertume. Mais ce qui l'affligea, et ce qui pouvait priver la France des chefs-d'œuvre dont il l'enrichit depuis, ce fut de voir le cardinal, son protecteur, se mettre avec chaleur à la tête de tous ses ennemis. Le cardinal, à la fin de 1655, un an avant les représentations du Cid, avait donné dans le Palais Cardinal, aujourd'hui le Palais-Royal, la comédie des Tuileries, dont il avait arrangé lui-même toutes les scènes. Corneille, plus docile à son génie que souple aux volontés d'un premier ministre, crut devoir changer quelque chose dans le troisième acte qui lui fut confié. Cette liberté estimable fut envenimée par deux de ses confrères, et déplut beaucoup au cardinal, qui lui dit qu'il fallait avoir un esprit de suite. Il entendait par esprit de suite la soumission qui suit aveuglément les ordres d'un supérieur. Cette anecdote était fort connue chez les derniers princes de la maison de Vendôme, petits-fils de César de Vendôme, qui avait assisté à la représentation de cette pièce du cardinal. Le premier ministre vit donc les défauts du Cid avec les yeux d'un homme mécontent de l'auteur, et ses yeux se fermèrent trop sur les beautés. Il était si entier dans son sentiment, que, quan 1 on lui apporta les premières esquisses du travail de l'Académie sur le Cid, et quand il vit que l'Académie, avec un ménagement aussi poli qu'encourageant pour les arts et pour le grand Corneille, comparait les contestations présentes à celles que la Jérusalem délivrée et le Pastor fido avaient fait noître, il mit en marge, de sa main : « L'ap« plaudissement et le blâme du Cid n'est qu'entre les doctes et les ignorants, « au lieu que les contestations sur les deux autres pièces ont été entre les gens * d'esprit. » Qu'il me soit permis de hasarder une réflexion. Je crois que le cardinal de Richelieu avait raison, en ne considérant que les irrégularités de la pièce, l'inutilité et l'inconvenance du rôle de l'infante, le rôle faible du roi, le rôle encore plus faible de don Sanche, et quelques autres défauts. Son grand sens lui faisait voir clairement toutes ces fautes; et c'est en quoi il me parait plus qu'excusable. Je ne sais s'il était possible qu'un homme occupé des intérêts de l'Europe, des factions de la France, et des intrigues plus épineuses de la cour, un cœur ulcéré par les ingratitudes et endurci par les vengeances, sentit le charme des scènes de Rodrigue et de Chimène; il voyait que Rodrigue avait très grand tort d'aller chez sa maîtresse après avoir tué son père; et quand on est trop fortement choqué de voir ensemble deux personnes qu'on croit |