ne devoir pas se chercher, on peut n'ètre pas ému de ce qu'elles disent. Je suis donc persuadé que le cardinal de Richelieu était de bonne foi. Remarquons encore que cette ame altière, qui voulait absolument que l'Ac: démie condamnât le Cid, continua sa faveur à l'auteur, et que même Corneille eut le malheureux avantage de travailler deux ans après à l'Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs, dont le canevas était encore du premier ministre. Il y a une scène de baisers dans cette pièce; et l'autour du capevas avait reproché à Chimène un amour toujours combattu par son devoir. Il est à croire que le cardinal de Richelieu n'avait pas ordonné cette scène, et qu'il fut plus indulgent envers Colletet, qui la fit, qu'il ne l'avait été envers Corneille. Quant au jugement que l'Académie fut obligée de prononcer entre Corneille et Scudéri, et qu'elle intitula modestement Sentiments de l'Académie sur le Cid, j'ose dire que jamais on ne s'est conduit avec plus de noblesse, de politesse et de prudence, et que jamais on n'a jugé avec plus de goût. Rien n'était plus noble que de rendre justice aux beautés du Cid, malgré la volonté décidée du maître du royaume. La politesse avec laquelle elle reprend les défauts est égale à celle du style; et il y eut une très grande prudence à se conduire de façon que ni le cardinal de Richelieu, ni Corneille, ni même Scuderi, u'curent au fon I sujet de se plaindre. Je prendrai la liberté de faire quelques notes sur le jugement de l'Académie comme sur la pièce; mais je crois devoir les prévenir ici par une seule : c'est sur ces paroles de l'Académie, encore que le sujet du Cid ne soit pas bon. Je crois que l'Académie entendait que le mariage, ou du moins la promesse de mariage entre le meurtrier et la fille du mort, n'est pas un bon sujet pour une pièce morale, que nos bienséances en sont blessées. Cet aveu de ce corps éclairé satisfait à la fois la raison et le cardinal de Richelieu, qui croyait le sujet défectueux. Mais l'Académie n'a pas prétendu que le sujet ne fût pas très intéressant et très tragique; et quand on songe que ce mariage est un point d'histoire célèbre, on ne peut que louer Corneille d'avoir réduit ce mariage à une simple promesse d'épouser Chimène : c'est en quoi il me semble que Corneille a observé les bienséances beaucoup plus que ne le pensaient ceux qui n'étaient pas instruits de l'histoire. La conduite de l'Académie, composée de gens de lettres, est d'autant plus remarquable, que le déchaînement de presque tous les auteurs était plus viclent; c'est une chose curieuse de voir comme il est traité dans la lettre sous le nom d'Ariste. « Pauvre esprit qui, voulant paraître admirable à chacun, se rend ridicule ■ à tout le monde, et qui, le plus ingrat des hommes, n'a jamais reconnu les * obligations qu'il a à Sénèque et à Guillem de Castro, à l'un desquels il est « redevable de son Cid, et à l'autre de sa Médée ! Il reste maintenant à parler « de ses autres pièces, qui peuvent passer pour farces, et dont les titres seuls « faisaient rire autrefois les plus sages et les plus sérieux: il a fait voir une « Mélite, la Galerie du Palais, et la Place-Royale; ce qui nous faisait espé« rer que Mondori annonceroit bientôt le Cimetière Saint-Jean, la Samari«taine et la Place aux Veaux. L'humeur vile de cet auteur, et la bassesse de « son ame, etc. » On voit, par cet échantillon de plus de cent brochures faites contre Corneille, qu'il y avait, comme aujourd'hui, un certain nombre d'hommes que le mérite d'autrui rend si furieux, qu'ils ne connaissent plus ni raison ni bienséance; c'est une espèce de rage qui attaque les petits auteurs, et surtout ceux qui n'ont point eu d'éducation. Dans une pièce de vers contre lui, on fit parler ainsi Guillem de Castro: Donc, fier de mon plumage, en Corneille d'Horace, Mairet, l'auteur de la Sophonisbe, qui avait au moins la g'oire d'avoir fait la première pièce régulière que nous eussions en France, sembla perdre cette gloire en écrivant contre Corneille des personnalités odieuses. Il faut avouer que Corneille répondit très aigrement à tous ses ennemis. La querelle même alla si loin entre lui et Mairet, que le cardinal de Richelieu interposa entre eux son autorité. Voici ce qu'il fit écrire à Mairet par l'abbé de Boisrobert: • A Charonne, 5 octobre 1637. « Vous lirez le reste de ma lettre comme un ordre que je vous envoie par « le commandement de Son Éminence. Je ne vous célerai pas qu'elle s'est fait « lire, avec un plaisir extrème, tout ce qui s'est fait sur le sujet du Cid; et par⚫ticulièrement une lettre qu'elle a vue de vous lui a plu jusqu'à un tel point, « qu'elle lui a fait naître l'envie de voir tout le reste. Tant qu'elle n'a connu « dans les écrits des uns et des autres que des contestations d'esprit agréables ⚫ et des railleries innocentes, je vous avoue qu'elle a pris bonne part au di⚫vertissement; mais quand elle a reconnu que dans ces contestations naissaient ■ enfin des injures, des outrages et des menaces, elle a pris aussitôt la résolu« tion d'en arrêter le cours. Pour cet effet, quoiqu'elle n'ait point vu le libelle « que vous attribuez à M. Corneille, présupposant, par votre réponse que je « lui lus hier au soir, qu'il devait être l'agresseur, elle m'a commandé de lui « remontrer le tort qu'il se faisait, et de lui défendre de sa part de ne plus « faire de réponse, s'il ne voulait lui déplaire; mais, d'ailleurs, craignant « que des tacites menaces que vous lui faites, vous ou quelqu'un de vos amis, « n'en viennent aux effets, qui tireraient des suites ruineuses à l'un et à l'au« tre, elle m'a commandé de vous écrire que, si vous voulez avoir la conti< nuation de ses bonnes graces, vous mettiez toutes vos injures sous le pied, « et ne vous souveniez plus que de votre ancienne amitié, que j'ai charge « de renouveler sur la table de ma chambre, à Paris, quand vous serez tous « rassemblés. Jusqu'ici j'ai parlé par la bouche de Son Eminence; mais, pour « vous dire ingénument ce que je pense de toutes vos procédures, j'estime que « vous avez suffisamment puni le pauvre M. Corneille de ses vanités, et que * ses faibles défenses ne demandaient pas des armes si fortes et si pénétrantes « que les vêtres : vous verrez un de ses jours son Cid assez malmené par les « sentiments de l'Académie. » L'Académie trompa les espérances de Boisrobert. On voit évidemment, par cette lettre, que le cardinal de Richelieu voulait humilier Corneille, mais qu'en qualité de premier ministre, il ne voulait pas qu'une dispute littéraire dégénérât en querelle personnelle. Pour laver la France du reproche que les étrangers pourraient lui faire, que le Cid n'attira à son auteur que des injures et des dégoûts, je joindrai ici une partie de la lettre que le célèbre Balzac écrivait à Scudéri, en réponse à la critique du Cid que Scudéri lui avait envoyée. ...... « Considérez néanmoins, monsieur, que toute la France entre en cause « avec lui, et que peut-être il n'y a pas un des juges dont vous êtes convenus « ensemble qui n'ait loué ce que vous desirez qu'il condamne: de sorte que, « quand vos arguments seroient invincibles, et que votre adversaire y ac« quiesceroit, il auroit toujours de quoi se consoler glorieusement de la << perte de son procès, et vous dire que c'est quelque chose de plus d'avoir « satisfait tout un royaume que d'avoir fait une pièce régulière. Il n'y a point « d'architecte d'Italie qui ne trouve des défauts à la structure de Fontaine« bleau, et qui ne l'appelle un monstre de pierre: ce monstre néanmoins cst « la belle demeure des rois, et la cour y loge commodement. Il y a des beau«tés parfaites qui sont effacées par d'autres beautés qui ont plus d'agrément « et moins de perfection; et parceque l'acquis n'est pas si noble que le natuurel, ni le travail des hommes que les dons du ciel, on vous pourroit encore << dire que savoir l'art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art. « Aristote blâme la Fleur d'Agathon, quoiqu'il dise qu'elle fut agréable; et « l'OEdipe peut-être n'agréoit pas, quoique Aristote l'approuve. Or, s'il est << vrai que la satisfaction des spectateurs soit la fin que se proposent les « spectacles, et que les maîtres mêmes du métier aient quelquefois appelé de « César au peuple, le Cid du poëte françois ayant plu aussi bien que la Fleur << du poëte grec, ne seroit-il point vrai qu'il a obtenu la fin de la représentation, « et qu'il est arrivé à son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d'A« ristote, ni par les adresses de sa Poétique? Mais vous dites, monsieur, qu'il « a ébloui les yeux du monde, et vous l'accusez de charme et d'enchante«ment: je connois beaucoup de gens qui feroient vanité d'une telle accusation; « et vous me confesserez vous même que, si la magie étoit une chose permise, « ce seroit une chose excellente : ce seroit, à vrai dire, une belle chose de pou« voir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, « d'apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuil« les de chêne, et le verre en diamants. C'est ce que vous reprochez à l'auteur du « Cid, qui, vous avouant qu'il a violé les règles de l'art, vous oblige de lui avouer « qu'il a un secret; qu'il a mieux réussi que l'art même; et ne vous niant pas « qu'il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, « sinon qu'il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la trom« perie qui s'étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude « qu'une conquête. Cela étant, monsieur, je ne doute point que messieurs de « l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre pro« cès, et que, d'un côté, vos raisons ne les ébranlent, et de l'autre, l'ap* probation publique ne les retienne. Je serois en la même peine, si j'étois en * la même délibération, et si de bonne fortune je ne venois de trouver votre « arrêt dans les registres de l'antiquité. Il a été prononcé, il y a plus de quinze « cents ans, par un philosophe de la famille stoïque, mais un philosophe dont « la dureté n'étoit pas impénétrable à la joie, de qui il nous reste des jeux et « des tragédies, qui vivoit sous le règne d'un empereur poëte et comédien, « au siècle des vers et de la musique. Voici les termes de cet authentique arrèt, « et je vous les laisse interpréter à vos dames, pour lesquelles vous avez bien « entrepris une plus longue et plus difficile traduction : Illud multum est primo « aspectu oculos occupasse, etiamsi contemplatio diligens inventura est quod arguat. Si me interrogas, major ille est qui judicium abstulit quam qui « meruit. Votre adversaire y trouve son compte par ce favorable mot de « major est; et vous avez aussi ce que vous pouvez desirer, ne desirant rien, « à mon avis, que de prouver que judicium abstulit. Ainsi vous l'emportez « dans le cabinet, et il a gagné au théâtre. Si le Cid est coupable, c'est d'un « crime qui a eu récompense; s'il est puni, ce sera après avoir triomphé; s'il « faut que Ptaton le bannisse de sa République, il faut qu'il le couronne de << fleurs en le bannissant, et ne le traite point plus mal qu'il a traité autrefois « Homère. Si Aristote trouve quelque chose à desirer en sa conduite, il doit « le laisser jouir de sa bonne fortune, et ne pas condamner un dessein que le « succès a justifié. Vous êtes trop bon pour en vouloir davantage: vous sa« vez qu'on apporte souvent du tempérament aux lois, et que l'équité con<< serve ce que la justice ne pourroit ruiner. N'insistez point sur cette exacte « et rigoureuse justice. Ne vous attachez point avec tant de scrupule à la « souveraine raison: qui voudroit la contenter et satisfaire à sa régularité, « seroit obligé de lui bàtir un plus beau monde que celui-ci; il faudroit lui <<< faire une nouvelle nature des choses, et lui aller chercher des idées au« dessus du ciel. Je parle, monsieur, pour mon intérêt ; si vous la croyez, <<< vous ne trouverez rien qui mérite d'ètre aimé, et par conséquent je suis en « hasard de perdre vos bonnes graces, bien qu'elles me soient extrêmement « chères, et que je sois passionnément, monsieur, votre, etc. » C'est ainsi que Balzac, retiré du monde, et plus impartial qu'un autre, écrivait à Scudéri son ami, et osait lui dire la vérité. Balzac, tout ampoulé qu'il était dans ses lettres, avait beaucoup d'érudition et de goût, connaissait l'éloquence des vers, et avait introduit en France celle de la prose. Il reudit justice aux beautés du Cid; et ce témoignage fait honneur à Balzac et à Corneille. FIN DES OEUVRES DE PIERRE CORNEILLE. |