Imágenes de páginas
PDF
EPUB

DE THOMAS CORNEILLE,

PRONONCÉ PAR DE BOZE

DANS L'ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES, A LA RENTRÉE PUBLIQUE D'APRÈS PAQUES, 1710.

Thomas Corneille naquit à Rouen le 20 août 1625, de Pierre Corneille, avocat du roi à la table de marbre, et de Marthe Le Pesant, fille d'un maître des comptes, de qui sont aussi descendus MM. Le Pesant de Boisguilbert, dont l'un est conseiller en la grand'chambre du parlement de Rouen; l'autre, lieutenant-général et président au présidial de la même ville.

Le jeune Corneille fit ses classes aux Jésuites; et il y a apparence qu'il les fit bien. Ce que l'on en sait de plus particulier, c'est qu'étant en rhétorique il composa en vers latins une pièce que son régent trouva si fort à son gré, qu'il l'adopta, et la substitua à celle qu'il devoit faire représenter par ses écoliers pour la distribution des prix de l'année. Quand il eut fini ses études, il vint à Paris, où l'exemple de Pierre Corneille, son frère aîné, le tourna du côté du théâtre; exemple qui, pour être suivi, demandoit une affinité de génie que les liaisons du sang ne donnent point, et que l'on ne compte guère entre les titres de famille.

Son début fut heureux, et Timocrate, une de ses premières tragédies, eut un si grand succès, qu'on la joua de suite pendant six mois. Le roi vint exprès au Marais pour en voir la représentation; et le zèle de quelques amis de M. Corneille alla jusqu'à lui vouloir persuader d'en rester là, comme s'il n'y avoit eu rien à ajouter à la gloire qu'il avoit acquise, ou qu'on eût beaucoup risqué à la vouloir soutenir par de nouvelles productions. Mais Laodice, Camma, Darius, Annibal, et Stilicon, qu'il donna ensuite, ne reçurent pas moins d'applaudissements

→ On croit que c'étoit une comédie.

2 Le 7 octobre 1662. Pierre et Thomas Corneille donnèrent procuration à un de leurs cousins pour gérer leurs biens. Ils quittoient Rouen, et transféroient leur domicile à Paris. Dès lors Th. Corneille se fit appeler Corneille de l'Isle, pour se distinguer de son frère; et c'est toujours sous ce nom que les frères Parfait le désignent dans leu r Histoire du Théâtre françois.

que Timocrate; et ce fut sans doute avec justice, puisque Pierre Corneille lui-même disoit qu'il auroit voulu les avoir faites. Il n'y avoit alors que M. Corneille dont nous parlons qui pût mériter la jalousie de son frère, et il n'y avoit peut-être que ce frère qui fût assez généreux pour l'avouer.

De ce tragique sublime, M. Corneille passa à des caractères qui, plus nature's, ou plus à la portée de nos mœurs, quoique toujours héroïques, n'avoient cependant pas encore été placés sur la scène françoise. Ariane et le Comte d'Essex, écrits dans ce goût, enlevèrent tous les suffrages dès qu'ils parurent; et le public, que l'on accuse de se rétracter si aisément, ne s'est pas mème refroidi après trente à quarante ans d'examen. Ariane et le Comte d'Essex sont toujours demandés ; on en sait les plus beaux endroits par cœur ; ils plaisent comme s'ils avoient le mérite de la nouveauté; on y verse des larmes comme s'ils avoient encore l'avantage de la surprise.

Le comique prit aussi des beautés singulières entre les mains de M. Corneille; il commença par mettre au théâtre quantité de pièces espagnoles dont on ne croyoit pas qu'il fût possible de conserver l'esprit et le sel, si l'on vouloit les dégager des licences et des fictions qui leur sont particulières, et que notre scène n'admet point. De ce comique ingénieux, mais outré, il a su, dans l'Inconnu et dans plusieurs autres pièces, revenir à un comique simple, instructif et gracieux, qui les a déja presque fait survivre au siècle qui les a vues naître 1.

Il s'exerça encore à la poésie chantante; et nous avons de lui trois opéra qui ne le cèdent à aucun ouvrage de ce genre.

Les OŒuvres dramatiques de Corneille sont imprimées en recueil, suivant l'ordre des temps. On en a fait plusieurs éditions à Paris, en province et dans les pays étrangers. Celles de Paris sont des années 1682, 1692, 1706; cette dernière, qui est la plus exacte, est aussi la plus ample: mais elle le seroit bien davantage, si Corneille y avoit voulu joindre tout ce qu'on sait qu'il a fait paroître sous d'autres noms. Ce recueil ne laisse pas d'être immense, et le cours d'une aussi longue vie que la sienne semble à peine y avoir pu suffire. Quarante pièces de théâtre au moins n'ont cependant emporté qu'une petite partie de son temps; et, ce qui est peut-être encore plus heureux, il n'y a presque donné que celui de sa jeunesse.

La traduction de quelques livres des Métamorphoses et des Épitres héroïques d'Ovide venoit d'acquérir à M. de Corneille ce qui lui restoit à prétendre des honneurs de la poésie, quand il perdit son illustre

4 Plus je sonde Corneille le cadet, et plus je l'examine, plus il me paroît estimable; il l'est même plus qu'on ne se l'imagine, surtout par rapport à l'invention et à la disposition des sujets; jamais homme, à mon avis, n'a mieux possédé l'art de bien conduire une pièce de théâtre. (DESTOUCHES.)

2 Voyez à la suite de cet Éloge la liste générale des ouvrages de Th. Corneille.

frère, le grand Corneille; car pourquoi ne le nommerions-nous pas avec le public le grand Corneille, dans l'éloge d'un frère qui s'étoit luimême fait une douce habitude de l'appeler ainsi?

La mort d'un frère, quand elle n'est pas prématurée, ne touche la plupart des hommes que par un triste retour sur eux-mêmes. Ils mesurent l'intervalle, ils supputent les moments qu'ils croient leur rester; ce calcul les effraie, et la nature, qui suit toujours ses foiblesses, mais qui est souvent habile à les couvrir, met sur le compte de la tendresse une douleur causée par l'amour-propre. Il n'en étoit pas ainsi de ceux dont nous parlons. Outre que Pierre Corneille étoit de vingt ans plus âgé que son frère, il y avoit entre eux la plus parfaite union que l'on puisse imaginer; union qui les a quelquefois confondus aux yeux de leurs contemporains, et qui imposera d'autant plus à la postérité, qu'elle aura de nouveaux sujets de s'y méprendre.

Une estime réciproque, des inclinations et des travaux à peu près semblables, les engagements de la fortune, ceux même du hasard, tout sembloit avoir concouru à les unir. Nous en rapporterons un exemple qui paroîtra peut être singulier. Ils avoient épousé les deux sœurs, en qui il se trouvoit la même différence d'àge qui étoit entre eux. Il y avoit des enfants de part et d'autre, et en pareil nombre. Ce n'étoit qu'une même maison, qu'un même domestique. Enfin, après plus de vingt-cinq ans de mariage, les deux frères n'avoient pas encore songé à faire le partage des biens de leurs femmes, biens situés en Normandie, dont elles étoient originaires, comme eux; et ce partage ne fut fait que par une nécessité indispensable, à la mort de Pierre Corneille.

L'Académie françoise, à qui la perte de ce grand homme fut également sensible, crut ne la pouvoir mieux réparer que par le choix d'un frère qui lui étoit cher, et qui marchoit glorieusement sur ses traces. On eût dit qu'il s'agissoit d'une succession qui ne regardoit que lui. Il fut élu tout d'une voix 3, et cet honneur, qui sembloit achever le parallèle des deux frères, fut seul capable de suspendre les larmes de M. Corneille. On ne peut marquer plus de reconnoissance, ni la marquer plus éloquemment qu'il le fit dans le discours qu'il prononça le jour de sa réception. Mais ce qui relève infiniment le mérite de cette journée, c'est la manière dont M. Racine, alors directeur de l'Académie, répondit à ce discours. Après avoir décrit cette espèce de chaos où se trouvoit le poëme dramatique quand M. Corneille l'aîné, à force de lutter contre le mauvais goût de son temps, ramena enfin la raison sur la scène, et l'y fit paroître accompagnée de toute la pompe et de tous les ornements dont elle étoit susceptible, il dit, en s'adressant au nouvel académicien : « Vous auriez pu bien mieux que moi, monsieur, <<«lui rendre les justes honneurs qu'il mérite, si vous n'eussiez appré<<< hendé qu'en faisant l'éloge d'un frère avec qui vous avez tant de con« formité, il ne sembloit que vous fissiez votre propre éloge.» Il ajoute que « c'est une si heureuse conformité qui lui a concilié toutes les voix << pour remplir sa place, et pour rendre à l'Académie, avec le même « nom, le même esprit, le même enthousiasme, la même modestie « et les mêmes vertus. » Quel poids ces paroles n'avoient-elles point dans la bouche de M. Racine! Il parloit de ses rivaux.

Il mourut dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, à 78 ans. 2 La distance qui étoit entre l'esprit des deux Corneille n'en mit aucune dans leur cœur. Ils étoient extrêmement unis, et logeoient ensemble. Comme Thomas travailloit bien plus facilement que Pierre, quand celni-ci cherchoit une rime, il levoit une trappe et la demandoit à Thomas, qui la lui donnoit aussitôt. (VOISENOΝ.)

* Bayle, dans ses Nouvelles de la République des lettres (janvier 1685), prétend que Racine, alors directeur de l'Académie, apporta quelques retards à la réception de Th. Corneille, et qu'il demanda et obtint une surséance de quinze jours, parce que le duc du Maine témoignoit quelque envie d'appartenir à ce corps illustre.

• Voyez ce discours à la suite du Comte d'Essex. Nous y avons joint un extrait de la réponse de Racine.

L'utilité publique devint alors l'objet particulier des travaux de M. Corneille. Il entreprit de donner une nouvelle édition des Remarques de Vaugelas, avec des notes qui faciliteroient l'intelligence de chaque article, et qui expliqueroient les changements arrivés dans la langue depuis que ces remarques avoient été faites.

L'ouvrage parut en 2 vol. in-12, au commencement de l'année 1687; et M. Corneille, qui jusque là n'avoit peut-être passé que pour poëte, fut bientôt reconnu pour un excellent grammairien. On admira surtout comment un homme qui s'étoit exercé toute sa vie sur des sujets pompeux ou amusants, et qui les avoit toujours traités avec une certaine facilité qui faisoit le principal caractère de son esprit, étoit entré tout d'un coup, et avec tant de précision, dans ce détail épineux de particules et de constructions, que l'on peut en quelque sorte appeler l'anatomie du langage.

Le succès de cette entreprise le conduisit à quelque chose de plus grand. L'Académie françoise faisoit imprimer son Dictionnaire, où elle n'avoit pas jugé à propos de rapporter les termes des arts et des sciences, qui, quoique plus ignorés que les simples termes de la langue, demandoient au fond une discussion qui étoit moins de son objet. M. Corneille se chargea d'en faire un Dictionnaire particulier, en manière de supplément, et y travailla avec une telle assiduité, qu'il parut en 1694, en même temps que celui de l'Académie, quoiqu'il fût de même en 2 vol. in-fol. Le public les a reçus avec une égale reconnoissance; et les mettant toujours à la suite l'un de l'autre, il s'explique assez en faveur de M. Corneille, pour nous dispenser d'en dire davantage.

Trois ans après', c'est-à-dire en 1697, il donna une traduction en

4 On regarde généralement ce Dictionnaire comme le germe de l'Encyclopédie.

« AnteriorContinuar »