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Vous répondriez mal d'un cœur...

ARIANE. Comment, hélas!

Répondrois-je de moi? Je ne me connois pas.
OENARUS. Si du secours du temps ma foi favorisée

Peut mériter qu'un jour vous oubliiez Thésée...
ARIANE. Si j'oublierai Thésée? Ah dieux! mon lâche cœur
Nourriroit pour Thésée une honteuse ardeur!
Thésée encor sur moi garderoit quelque empire!
Je dois haïr Thésée, et voudrois m'en dédire!
Oui, Thésée à jamais sentira mon courroux;
Et si c'est pour vos vœux quelque chose de doux,
Je jure par les dieux, par ces dieux qui peut-être
S'uniront avec moi pour me venger d'un traître,
Que j'oublierai Thésée, et que, pour m'émouvoir,
Remords, larmes, soupirs, manqueront de pouvoir.
PIRITHOUS. Madame, si j'osois...

ARIANE. Non, parjure Thésée,

Ne crois pas que jamais je puisse être apaisée;
Ton amour y feroit des efforts superflus.

Le plus grand de mes maux est de ne t'aimer plus :
Mais après ton forfait, ta noire perfidie,
Pourvu qu'à te gêner le remords s'étudie,
Qu'il te livre sans cesse à de secrets bourreaux,
C'est peu pour m'étonner que le plus grand des maux.
J'ai trop gémi, j'ai trop pleuré tes injustices;
Tu m'as bravée : il faut qu'à ton tour tu gémisses '.

Ovide et Catulle, le premier dans ses Héroïdes, le second dans les Noces de Thétis et de Pélée, ont essayé de peindre le désespoir qui s'empara d'Ariane lorsqu'elle se vit abandonnée par Thésée. Il serait trop long de transcrire ici la pièce d'Ovide; mais nous rapporterons le passage de Catulle, qui nous représente Ariane plus accablée de sa douleur qu'occupée du soin de se venger.

Fluentisono prospectans littore Diæ,

Thesea cedentem celeri cum classe tuetur
Indomitos in corde gerens Ariadna furores:
Necdum etiam sese, quæ visit, visere credit;
Utpote fallaci quæ tum primum excita somno
Desertam in sola miseram se cernit arena.
Immemor at juvenis fugiens pellit vada remis,
Irrita ventosæ linquens promissa procellæ
Quem procul ex alga morstis Minoïs ocellis,
Saxea ut effigies bacchantis prospicit Eve:
Prospicit, et magnis curarum fluctuat undis,
Non flavo retinens subtilem vertice mitram,
Non contecta levi velatum pectus amictu,
Non tereti strophio luctantes vincta papillas;

Mais quelle est mon erreur! Dieux! je menace en l'air
L'ingrat se donne ailleurs quand je crois lui parler.
Il goûte la douceur de ses nouvelles chaînes.
Si vous m'aimez, seigneur, suivons-le dans Athènes.
Avant que ma rivale y puisse triompher,
Partons; portons-y plus que la flamme et le fer.
Que par vous la perside entre mes mains livrée
Puisse voir ma fureur de son sang enivrée.
Par ce terrible éclat signalez ce grand jour,

Et méritez ma main en vengeant mon amour.
OENARUS. Consultons-en le temps, madame; et s'il faut faire...
ARIANE. Le temps! Mon désespoir souffre-t-il qu'on diffère?
Puisque tout m'abandonne, il est pour mon secours
Une plus sûre voie, et des moyens plus courts.

(Ell e se jette sur l'épée de Pirithoüs.)

Tu m'arrêtes, cruel!

NÉRINE. Que faites-vous, madame?
ARIANE, à Nérine.

Soutiens-moi; je succombe aux transports de mon ame.
Si dans mes déplaisirs tu veux me secourir,
Ajoute à ma foiblesse, et me laisse mourir.
OENARUS. Elle semble påmer. Qu'on la secoure vite.
Sa douleur est un mal qu'un prompt remède irrite;
Et c'en seroit sans doute accroître les efforts,
Qu'opposer quelque obstacle à ses premiers transports '.

Omnia quæ toto delapsa e corpore passim
Ipsius ante pedes fluctus salis alludebant.

Sel neque tum mitræ, neque tum fluitantis amictus

Illa vicem curans, toto ex te pectore, Theseu,

Toto animo, tota pendebat perdita mente.

De Nuptiis Pelei et Thetidos, v. 52.

* Cette pièce est au rang de celles qu'on joue souvent, lorsqu'une actrice vent se distinguer par un rôle capable de la faire valoir. La situation est très touchante. Une femme qui a tout fait pour Thésée, qui l'a tiré du plus grand péril, qui s'est sacrifiée pour lui, qui se croit aimée, qui mérile de l'ètre, qui se voit trahie par sa sœur et abandonnée par son amant, est un des plus heureux suj ts de l'antiquité. Il est bien plus intéressant que la Didon de Virgite; car Didon a bien moins fait pour Énée, et n'est point trahie par sa sœur: elle n'éprouve point d'infidélité, et il n'y avait peutêtre pas là de quoi se brûler. Il est inutile d'ajouter que le sujet vaut mieux que celui de Médée. Une empoisonneuse, une meurtrière, ne peut toucher des cœurs et des

Voltaire trouve ce sujet plus heureux et plus intéressant que celui de Didon, parceque Ariane a plus fait pour Thésée que Didon pour Énée, parce que Didon n'est point trahie par sa sœur et n'éprouve pas une véritable infidélité. Il se peut qu'Ariane soit encore plus malheureuse; mais Didon prête plus à la scène. Énée est en quelque sorte forcé d'immoler son amour à la religion et à la gloire; Thésée est odieux et vil; son ingratitude n'a point d'excuse: on souffre de voir jouer un rôle si bas à l'un des plus fameux héros de l'antiquité. (GEOFFROY.)

esprits bien faits. Thomas Corneille fut plus heureux dans le choix de ce sujet que son frère ne le fut dans aucun des siens depuis Rodogune; mais je doute que Plerre Corneille eût mieux fait le rôle d'Ariane que son frère. On peut remarquer, ea lisant cette tragédie, qu'il y a moins de solécismes et moins d'obscurités que dans les dernières pièces de Pierre Corneille. Le cadet n'avait pas la force et la profondeur du génie de l'aîné; mais il parlait sa langue avec plus de pureté, quoiqu'avec plus de faiblesse. C'était d'ailleurs un homme d'un très grand mérite, et d'une vaste littérature; et si vous exceptez Racine, au quel il ne faut comparer personne, il était le seul de son temps qui fût digne d'être le premier au-dessous de son frère. (V.) - Thésée et le roi de Naxe (Enarus) jouent un triste rôle dans cette tragédie; Phèdre et Pirithoüs, qui sont à peu près ce qu'ils doivent être, ne peuvent pas en jouer un bien considérable; mais Ariane remplit la pièce, et la beauté de son rôle supplée à la foiblesse de tous les autres. La rivalité de Phèdre est conduite avec art, et la marche du drame est simple, claire et sage. Ariane est, de toutes les amantes abandonnées, celle qui inspire le plus de compassion, parcequ'il est impossible d'aimer de meilleure foi et d'éprouver une ingratitude plus odieuse. La conduite de Thésée n'a aucune excuse, au lieu que celle de Titus, dans Bérénice, et d'Énée, dans Didon, a du moins des motifs probables. Enfin, ce qui rend Ariane encore plus à plaindre, elle est trahie par une sœur qu'elle aime et à qui elle se confie comme à une autre elle-même. Toutes ces circonstances sont si douloureuses, qu'il n'y auroit point au théâtre d'amour plus parfait qu'Ariane, si le style était celui de Bérénice. Cependant il s'en faut de beaucoup que, même dans cette partie, el'e soit sans beautés : si les sentiments sont presque toujours vrais, l'expression a quelquefois la même vérité et le même naturel; et, pour tout dire en un mot, il y a quelques endroits dignes de la plume de Racine. (LA H.)

FIN D'ARIANE.

LE

FESTIN DE PIERRE',

COMÉDIE. -1677.

AVIS.

Cette pièce, dont les comédiens donnent tous les ans plusieurs représentations, est la même que feu M. de Molière fit jouer en prose peu de temps avant sa mort 2. Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi m'ayant engagé à la mettre en vers, je me réservai la liberté d'adoucir certaines expressions qui avoient blessé les scrupuleux. J'ai suivi la prose assez exactement dans tout le reste, à l'exception des scènes du troisième et du cinquième acte, où j'ai fait parler des femmes. Ce sont scènes ajoutées à cet excellent original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre auteur sous le nom duquel cette comédie est toujours représentée.

wwww

D. LOUIS, père de D. Juan.
D. JUAN.

ELVIRE, ayant épousé D. JUAN.
D. CARLOS, frère d'Elvire.
ALONZE, ami de D. Carlos.
THÉRÈSE, tante de Léonor.
LÉONOR, demoiselle de campagne.
PASCALE, nourrice de Léonor.
CHARLOTTE, paysanne.

PERSONNAGES.

MATHURINE, autre paysanne.

PIERROT, paysan.

M. DIMANCHE, marchand.

LA RAMÉE, valet de chambre de D. Juan.
GUSMAN, domestique d'Elvire.
SGANARELLE, valet de D. Juan.
LA VIOLETTE, laquais.

LA STATUE DU COMMANDEUR 5.

Le Festin de Pierre est imité d'une comédie espagnole de Tirso de Molina, intitulée El Combidado di Piedra (le Convié de Pierre). Dès 1659, ce sujet avoit été traité par de Villiers; et en 1661 il le fut encore par Dorimon, toujours sous le même titre, et toujours avec succès. Ce titre, sur le sens duquel on n'est pas d'accord, peut s'expliquer en admettant que le commandeur tué par D. Juan se nommoit D. Pèdre: c'est du moins le seul moyen de justifier la rime de ces deux vers de Boileau

A tous ces beaux discours j'étois comme une pierre,
Ou comme la statue est au festin de Pierre.

SAT. III, V. 129.

En supposant que cette rime ait besoin de justification.

2 Molière fit jouer sa pièce en 1665. Il mourut en 1673.

5 Thomas Corneille n'a pas indiqué le lieu où se passe l'action. Suivant Molière, la scène est en Sicile.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

SGANARELLE, GUSMAN.

SGANARELLE, prenant du tabac, et en offrant à Gusman.
Quoi qu'en dise Aristote, et sa digne' cabale,
Le tabac est divina, il n'est rien qui l'égale;
Et par les fainéants, pour fuir l'oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
Ne sauroit-on que dire, on prend la tabatière;
Soudain à gauche, à droit, par-devant, par-derrière,
Gens de toutes façons, connus, et non connus,
Pour y demander part sont les très bien venus.
Mais c'est peu qu'à donner instruisant la jeunesse
Le tabac l'accoutume à faire ainsi largesse,
C'est dans la médecine un remède nouveau :
Il purge, réjouit, conforte le cerveau;
De toute noire humeur promptement le délivre;
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
O tabac! Ô tabac ! mes plus chères amours!...
Mais reprenons un peu notre premier discours.

Si bien, mon cher Gusman, qu'Elvire ta maîtresse
Pour don Juan mon maître a pris tant de tendresse,
Qu'apprenant son départ, l'excès de son ennui
L'a fait mettre en campagne et courir après lui.
Le soin de le chercher est obligeant, sans doute;
C'est aimer fortement: mais tout voyage coûte;
Et j'ai peur, s'il te faut expliquer mon souci,
Qu'on l'indemnise mal des frais de celui-ci.

Toutes les éditions modernes portent :

. et sa docte cabale.

2 On sait que cette plante fut apportée en France par Nicot, ambassadeur de François II à la cour de Madrid. Catherine de Médicis en favorisa l'usage, et les médecins, pour flatter cette reine, attribuèrent au tabac des guérisons miraculeuses, et lui donnèrent les qualifications pompeuses d'herbe à la reine, d'herbe sainte, d'herbe sacrée. Les disputes duroient encore du temps de Molière, qui prêta à Sganarelle le langage de son siècle. (M. AIME-MARTIN.)

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