D. JUAN. Il n'en est pas besoin ; Monsieur le médecin, et vous, devez suffire. LÉONOR, à Pascale. Sommes-nous pas d'accord? D. JUAN. Il ne faut plus qu'écrire. Quand ils auront signé tous deux avecque nous Que je vous prends pour femme, et vous, moi pour époux, Fort bien. PASCALE. Non, non, sa cousine y doit être. LÉONOR. Quelque amitié qu'elle m'ait fait paroître, SGANARELLE. Pourquoi vous défier? Monsieur a-t-il la mine (bas, à Pascale.) D'être un fourbe? Voyez... Ferme, chez la cousine. D. JUAN, à Léonor. Au hasard de l'entendre enfin nous quereller, Avançons. Pascale, arrétant Léonor. Ce n'est point par-là qu'il faut aller. Vous n'êtes pas encore où vous pensez, beau sire. D. JUAN, à Léonor. Doublons le pas ensemble : il faut la laisser dire. SCÈNE IV. LA STATUE DU COMMANDEUR, D. JUAN, LÉONOR, LA STATUE, prenant D. Juan par le bras. Arrête, don Juan. Sauvons-nous vite, hélas! LÉONOR. Ah! qu'est-ce que je voi? D. JUAN, táchant à se défaire de la statue. Ma belle, attendez-moi, Je ne vous quitte point. LA STATUE. Encore un coup, demeure ; D. JUAN. Je t'en quitte : Madame la statue : ayez pitié de nous. LA STATUE. Je t'attendois ce soir à souper. On me demande ailleurs. LA STATUE. Tu n'iras pas si vite; L'arrêt en est donné; tu touches au moment Où le ciel va punir ton endurcissement. Tremble. D. JUAN. Tu me fais tort quand tu m'en crois capable : Je ne sais ce que c'est que trembler. SGANARELLE. Détestable! LA STATUE. Je t'ai dit, dès tantôt, que tu ne songeois pas Que la mort chaque jour s'avançoit à grands pas. Au lieu d'y réfléchir tu retournes au crime, Et t'ouvres à toute heure abyme sur abyme. Le ciel se lasse: prends, voilà ce qui t'est dû. (La statue embrasse D. Juen; et, un moment après, tous deux sont abymés.) D. JUAN. Je brûle, et c'est trop tard que mon ame interdite... Ciel! SGANAR. Il est englouti! je cours me rendre ermite. La pièce de Molière eut un peu de succès dans l'origine. Elle avoit deux défauts alors essentiels: elle étoit trop raisonnable et trop sage; ensuite elle étoit écrite en prose, et dans ce temps-là on avoit une singulière aversion pour les pièces en cinq actes et en prose. C'est ce préjugé qui causa la chute de l'Avare. Pour que le Don Juan de Molière obtint un accueil digne de son auteur, il fallut que Thomas Cor. neille le traduisit en vers. Ce qui a pu contribuer aussi à la disgrace du Festin de Pierre de Molière, c'est ce vigoureux portrait de l'hypocrisie*, qui annonçoit le peintre du Tartufe, et qui jeta sans doute l'alarme dans le parti des faux dévots, alors très nombreux et très puissants. (GEOFFROY.) * Voy. la scène 2 de l'acte v. FIN DU FESTIN DE PIERRE. TRAGÉDIE. 1678. AU LECTEUR. Il y a trente ou quarante ans que feu M. de La Calprenède traita le sujet du comte d'Essex, et le traita avec beaucoup de succès 2. Ce que je me suis hasardé à faire après lui semble n'avoir point déplu; et la matière est si heureuse par la pitié qui en est inséparable, qu'elle n'a pas laissé examiner mes fautes avec toute la sévérité que j'avois à craindre. Il est certain que le comte d'Essex eut grande part aux bonnes graces d'Élisabeth. Il étoit naturellement ambitieux. Les services qu'il avoit rendus à l'Angleterre lui enflèrent le courage. Ses ennemis l'accusèrent d'intelligence avec le comte de Tyron, que les rebelles d'Irlande avoient pris pour chef. Les soupçons qu'on en eut lui firent ôter le commandement de l'armée. Ce changement le piqua. Il vint à Londres, révolta le peuple, fut pris, condamné; et, ayant toujours refusé de demander grace, il eut la tête coupée le 25 février 1601. Voilà ce que l'histoire m'a fourni. J'ai été surpris qu'on m'ait imputé de l'avoir falsifiée, parceque je ne me suis point servi de l'incident d'une bague qu'on prétend que la reine avoit donnée au comte d'Essex pour gage d'un pardon certain, quelque crime qu'il pût jamais commettre contre l'état; mais je suis persuadé que cette bague est de l'invention de M. de La Calprenède; du moins je n'en ai rien lu dans aucun historien. Cambdenus, qui a fait un gros volume de la seule vie d'Élisabeth, n'en parle point; et c'est une particularité que je me serois cru en pouvoir de supprimer quand même je l'aurois trouvée dans son histoire. La mort du comte d'Essex a été le sujet de quelques tragédies, tant en France qu'en Angleterre. La Calprenède fut le premier qui mit ce sujet sur la scène, en 1638. Sa pièce eut un très grand succès *. L'abbé Boyer, long-temps après, traita ce sujet différemment en 1672. Sa pièce étiot plus régulière, mais elle étoit froide, et elle tomba. Thomas Corneille, en 1678, donna sa tragédie du Comte d'Essex: elle est la seule qu'on joue encore quelquefois. Aucun de ces trois auteurs ne s'est attaché scrupuleusement à l'histoire. Pictoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas **. Mais cette liberté a ses bornes, comme tout autre espèce de liberté. (V.) 2 Le Comte d'Essex de La Calprenède parut en 1638. Thomas Corneille lui a fait plusieurs emprunts. Nous aurons soin de les signaler dans le cours de la pièce, et de rapporter les passages imités. * Ce succès étoit mérité. On en pourra juger par nos citations. **HORAT., de Arte poet. v. 9. PRÉCIS DE L'ÉVÉNEMENT SUR LEQUEL EST FONDÉE LA TRAGÉDIE DU COMTE D'ESSEX. Élisabeth, reine d'Angleterre, qui régna avec beaucoup de bonheur et de prudence, eut pour base de sa conduite, depuis qu'elle fut sur le trône, le dessein de ne se jamais donner de mari, et de ne se soumettre jamais à un amant. Elle aimait à plaire, et elle n'était pas insensible. Robert Dudley, fils du duc de Northumberland, lui inspira d'abord quelque inclination, et fut regardé quelque temps comme un favori déclaré, sans qu'il fût un amant heureux. Le comte de Leicester succéda dans la faveur à Dudley; et enfin, après la mort de Leicester, Robert d'Évreux, comte d'Essex, fut dans ses bonnes graces. Il était fils d'un comte d'Essex, créé par la reine comte-maréchal d'Irlande : cette famille était originaire de Normandie, comme le nom d'Évreux le témoigne assez. Ce n'est pas que la ville d'Évreux eût jamais appartenu à cette maison; elle avait été érigée en comté par Richard Ier, duc de Normandie, pour un de ses fils, nommé Robert, archevêque de Rouen, qui, étant archevêque, se maria solennellement à une demoiselle nommée Herlève. De ce mariage, que l'usage approuvait alors, naquit une fille, qui porta le comté d'Évreux dans la maison de Montfort. Philippe-Auguste acquit Évreux en 1200 par une transaction; ce comté fut depuis réuni à la couronne, et cédé ensuite en pleine propriété, en 1651, par Louis XIV, à la maison de La Tour-d'Auvergne de Bouillon. La maison d'Essex, en Angleterre, descendait d'un officier subalterne, natifd'Évreux, qui suivit Guillaume le Bâtard à la conquête de l'Angleterre, et qui prit le nom de la ville où il était né. Jamais Évreux n'appartint à cette famille, comme quelques uns l'ont cru. Le premier de cette maison qui fut comte d'Essex fut Gauthier d'Évreux, père du favori d'Élisabeth; et ce favori, nommé Guillaume, laissa un fils, qui fut fort malheureux, et dans qui la race s'éteignit. Cette petite observation n'est que pour ceux qui aiment les recherches historiques, et n'a aucun rapport avec la tragédie que nous exаminerons. Le jeune Guillaume, comte d'Essex, qui fait le sujet de la pièce, s'étant un jour présenté devant la reine lorsqu'elle allait se promener dans un jardin, il se trouva un endroit rempli de fange sur le passage; Essex détacha sur-le-champ un manteau broché d'or qu'il portait, et l'étendit sous les pieds de la reine. Elle fut touchée de cette galanterie. Celui qui la faisait était d'une figure noble et aimable; il parut à la cour avec beaucoup d'éclat. La reine, âgée de cinquante-huit ans, prit bientôt pour lui un goût que son âge mettait à l'abri des soupçons : il était aussi brillant par son courage et par la hauteur de son esprit que par sa bonne mine. Il demanda la permission d'aller conquérir, à ses dépens, un canton de l'Irlande, et se signala souvent en volontaire. 11 fit revivre l'ancien esprit de la chevalerie, portant toujours à son bonnet un gant de la reine Élisabeth. C'est lui qui, commandant les troupes anglaises au siége de Rouen, proposa un duel à l'amiral de VillarsBrancas, qui défendait la place, pour lui prouver, disait-il dans son cartel, que sa maîtresse était plus belle que celle de l'amiral. 11 fallait qu'il entendit par-là quelque autre dame que la reine Élisabeth, dont l'âge et le grand nez n'avaient pas de puissants charmes. L'amiral lui répondit qu'il se souciait fort peu que sa maîtresse fût belle ou laide, et qu'il l'empêcherait bien d'entrer dans Rouen. Il défendit très bien la place, et se moqua de lui. La reine le fit grand-maître de l'artillerie, lui donna l'ordre de la Jarretière, et enfin le mit de son conseil privé. Il y eut quelque temps le premier crédit; mais il ne fit jamais rien de mémorable : et, lorsqu'en 1599 il alla en Irlande contre les rebelles, à la tête d'une armée de plus de vingt mille hommes, il laissa dépérir entièrement cette armée, qui devait subjuguer l'Irlande en se montrant. Obligé de rendre compte d'une si mauvaise conduite devant le conseil, il ne répondit que par des bravades qui n'auraient pas même convenu après une campagne heureuse. La reine, qui avait encore pour lui quelque bonté, se contenta de lui ôter sa place au conseil, de suspendre l'exercice de ses autres dignités, et de lui défendre la cour. Elle avait alors soixante-huit ans. Il est ridicule d'imaginer que l'amour pût avoir la moindre part dans cette aventure. Le comte conspira indignement contre sa bienfaitrice; mais sa conspiration fut celle d'un homme sans jugement. Il crut que Jacques, roi d'Écosse, héritier naturel d'Élisabeth, pourrait le secourir, et venir détrôner la reine. Il se flatta d'avoir un parti dans Londres ; on le vit dans les rues, suivi de quelques insensés attachés à sa fortune, tenter inutilement de soulever le peuple. On le saisit, ainsi que plusieurs de ses complices. Il fut condamné et exécuté selon les lois, sans être plaint de personne. On préten 1 qu'il était devenu dévot dans sa prison, et qu'un malheureux prédicant presbytérien lui ayant persuadé qu'il serait damné s'il n'accusait pas tous ceux qui avaient part à son crime, il eut la lâcheté d'être leur délateur, et de déshonorer ainsi la fin de sa vie. Le goût qu'Élisabeth avait eu autrefois pour lui, et dont il était en effet très peu digne, a servi de prétexte à des romans et à des tragédies. On a prétendu qu'elle avait hésité à signer l'arrêt de mort queles pairs du royaume avaient prononcé contre lui. Ce qui est sûr, c'est qu'elle le signa; rien n'est plus avéré, et cela seul dément les romans et les tragédies. (VOLT.) |