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Non, mon cher Salsbury', vous n'avez rien à craindre :
Quel que soit son courroux, l'amour saura l'éteindre;
Et, dans l'état funeste où m'a plongé le sort,
Je suis trop malheureux pour obtenir la mort.
Non qu'il ne me soit dur qu'on permette à l'envie
D'attaquer lâchement la gloire de ma vie :
Un homme tel que moi, sur l'appui de son nom,
Devroit comme du crime être exempt du soupçon.
Mais enfin cent exploits et sur mer et sur terre
M'ont fait connoître assez à toute l'Angleterre,
Et j'ai trop bien servi pour pouvoir redouter
Ce que mes ennemis ont osé m'imputer.
Ainsi, quand l'imposture auroit surpris la reine,
L'intérêt de l'état rend ma grace certaine;
Et l'on ne sait que trop, par ce qu'a fait mon bras,
Que qui perd mes pareils ne les recouvre pas.
SALSBURY. Je sais ce que de vous, par plus d'une victoire,
L'Angleterre a reçu de surcroît à sa gloire :
Vos services sont grands, et jamais potentat
N'a sur un bras plus ferme appuyé son état.
Mais, malgré vos exploits, malgré votre vaillance,

Il n'y eut point de Salsbury (Salisbury) mêlé dans l'affaire du comte d'Essex. Son principal complice était un comte de Southampton; mais apparemment que le premier nom parut plus sonore à l'auteur, ou plutôt il n'était pas au fait de l'histoire d'Angleterre. (V.)

Ne vous aveuglez point sur trop de confiance :
Plus la reine, au mérite égalant ses bienfaits,
Vous a mis en état de ne tomber jamais,
Plus vous devez trembler que trop d'orgueil n'éteigne
Un amour qu'avec honte elle voit qu'on dédaigne.
Pour voir votre faveur tout-à-coup expirer,
La main qui vous soutient n'a qu'à se retirer 1.
Et quelle sûreté le plus rare service
Donne-t-il à qui marche au bord du précipice?
Un faux pas y fait choir; mille fameux revers
D'exemples étonnants ont rempli l'univers.
Souffrez à l'amitié qui nous unit ensemble...
LE COMTE D'ESSEX.

Tout a tremblé sous moi, vous voulez que je tremble?
L'imposture m'attaque, il est vrai; mais ce bras
Rend l'Angleterre à craindre aux plus puissants états.
Il a tout fait pour elle, et j'ai sujet de croire
Que la longue faveur où m'a mis tant de gloire
De mes vils ennemis viendra sans peine à bout.
Elle me coûte assez pour en attendre tout.

SALSBURY. L'état fleurit par vous, par vous on le redoute :
Mais enfin, quelque sang que sa gloire vous coûte,
Comme un sujet doit tout, s'il s'oublie une fois,
On regarde son crime et non pas ses exploits.
On veut que vos amis, par de sourdes intrigues,
Se soient mêlés pour vous de cabales, de ligues;
Qu'au comte de Tyron ayant souvent écrit,
Vous ayez ménagé ce dangereux esprit;
Et qu'avec l'Irlandois appuyant sa querelle,
Vous preniez le parti de ce peuple rebelle :

On produit des témoins, et l'indice est puissant.

LE COMTE D'ESSEX. Et que peut leur rapport si je suis innocent?
Le comte de Tyron, que la reine appréhende,
Voudroit rentrer en grace, y remettre l'Irlande;
Et je croirois servir l'état plus que jamais,

Si mon avis suivi pouvoit faire sa paix.

• Pierre Corneille avoit dit :

Et, pour te faire choir, je n'aurois aujourd'hui

Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.

Cinna, acte v, scène 1.

Comme il hait les méchants, il me seroit utile
A chasser un Coban, un Raleigh, un Cécile ',
Un tas d'hommes sans nom, qui, lâchement flatteurs,
Des désordres publics font gloire d'être auteurs :
Par eux tout périra. La reine, qu'ils séduisent,

Ne veut pas que contre eux les gens de bien l'instruisent;
Maîtres de son esprit, ils lui font approuver
Tout ce qui peut servir à les mieux élever.

Leur grandeur se formant par la chute des autres...
SALSBURY. Ils ont leurs intérêts, ne parlons que des vôtres.
Depuis quatre ou cinq jours, sur quels justes projets
Avez-vous de la reine assiégé le palais,
Lorsque le duc d'Irton épousant Henriette 2...

LE COMTE D'ESSEX.

Ah! faute irréparable, et que trop tard j'ai faite !
Au lieu d'un peuple lâche et prompt à s'étonner,
Que n'ai-je eu pour secours une armée à mener !
Par le fer, par le feu, par tout ce qui peut être,
J'aurois de ce palais voulu me rendre maître.
C'en est fait; biens, trésors, rangs, dignités, emploi,
Ce dessein m'a manqué; tout est perdu pour moi.

SALSBURY. Que m'apprend ce transport?

LE COMTE D'ESSEX. Qu'une flamme secrète

Unissoit mon destin à celui d'Henriette,

Et que de mon amour son jeune cœur charmé

Ne me déguisoit pas que j'en étois aimé.

SALSBURY. Le duc d'Irton l'épouse, elle vous abandonne;

Et vous pouvez penser...

4 Robert Cecil, lord Burleigh, fils de William Cecil, lord Burleigh, principal ministre d'état sous Élisabeth, fut depuis comte de Salisbury. Il s'en fallait beaucoup que ce fût un homme sans nom. L'auteur ne devait pas faire d'un comte de Salisbury un confident du comte d'Essex, puisque le véritable comte de Salisbury était ce même Cecil, son ennemi personnel, un des seigneurs qui le condamnèrent. Walter Raleigh était un vice-amiral, célèbre par ses grandes actions et par son génie, et dont le mérite solide était fort supérieur au brillant du comte d'Essex. Il n'y eut jamais de Coban, mais bien un lord Cobham, d'une des plus illustres maisons du pays, qui, sous ie roi Jacques In, fut mis en prison pour une conspiration vraie ou prétendue. Il n'est pas permis de falsifier à ce point une histoire si récente, et de traiter avec tant d'indignité des hommes de la plus grande naissance et du plus grand mérite. Les personnes instruites en sont révoltées, sans que les ignorants y trouvent beaucoup de plaisir. (V.)

* Il n'y a jamais eu ni duc d'Irton, ni aucun homme de ce nom, à la cour de Londres. Il est bon de savoir que, dans ce temps-là, on n'accordait le titre de duc qu'aux seigneurs al'iés des rois et des reines (V.)

LE COMTE D'ESSEX. Son hymen vous étonne;

Mais enfin apprenez par quels motifs secrets
Elle s'est immolée à mes seuls intéréts.

Confidente à la fois et fille de la reine,

Elle avoit su vers moi le penchant qui l'entraîne.
Pour elle chaque jour réduite à me parler',
Elle a voulu me vaincre, et n'a pu m'ébranler;
Et, voyant son amour, où j'étois trop sensible,
Me donner pour la reine un dédain invincible,
Pour m'en ôter la cause en m'otant tout espoir,
Elle s'est mariée... Hé! qui l'eût pu prévoir?
Sans cesse, en condamnant mes froideurs pour la reine,
Elle me préparoit à cette affreuse peine;
Mais, après la menace, un tendre et prompt retour
Me mettoit en repos sur la foi de l'amour :
Enfin, par mon absence à me perdre enhardie,
Elle a contre elle-même usé de perfidie.
Elle m'aimoit sans doute, et n'a donné sa foi
Qu'en m'arrachant un cœur qui devoit être à moi.
A ce funeste avis, quelles rudes alarmes !
Pour rompre son hymen j'ai fait prendre les armes ;
En tumulte au palais je suis vite accouru;
Dans toute sa fureur mon transport a paru.
J'allois sauver un bien qu'on m'ôtoit par surprise;
Mais, averti trop tard, j'ai manqué l'entreprise;
Le duc, unique objet de ce transport jaloux,
De l'aimable Henriette étoit déja l'époux.
Si j'ai trop éclaté, si l'on m'en fait un crime,
Je mourrai de l'amour innocente victime;
Malheureux de savoir qu'après ce vain effort
Le duc toujours heureux jouira de ma mort.
SALSBURY. Cette jeune duchesse a mérité, sans doute,
Les cruels déplaisirs que sa perte vous coûte;
Mais, dans l'heureux succès que vos soins avoient eu,
Aimé d'elle en secret, pourquoi vous être tû?

* Il semblerait qu'Élisabeth fût une Roxane, qui, n'osant entretenir le comte d'Essex, lui fit parler d'amour sous le nom d'une Atalide. Quand on sait que la reine d'Angleterre était presque septuagénaire, ces petites intrigues, ces petites sollicitations amoureuses deviennent bien extraordinaires. Quant au style, il est faible, mais clair, et entièrement dans le genre médiocre. (V.)

La reine, dont pour vous la tendresse infinie
Prévient jusqu'aux souhaits...

LE COMTE D'ESSEX. C'est là sa tyrannie.

Et que me sert, hélas! cet excès de faveur,
Qui ne me laisse pas disposer de mon cœur?
Toujours trop aimé d'elle, il m'a fallu contraindre
Cet amour qu'Henriette eut beau vouloir éteindre.
Pour ne hasarder pas un objet si charmant,
De la sœur de Suffolk je me feignis amant 1.
Soudain son implacable et jalouse colère
Éloigna de mes yeux et la sœur et le frère.
Tous deux, quoique sans crime, exilés de la cour,
M'apprirent encor mieux à cacher mon amour.
Vous en voyez la suite, et mon malheur extrême.
Quel supplice! un rival possède ce que j'aime!
L'ingrate au duc d'Irton a pu se marier !

Ah ciel!

SALSBURY. Elle est coupable, il la faut oublier.

LE COMTE D'ESSEX. L'oublier! et ce cœur en deviendroit capable!
Ah! non, non; voyons-la, cette belle coupable.
Je l'attends en ce lieu. Depuis le triste jour
Que son funeste hymen a trahi mon amour,
N'ayant pu lui parler, je viens enfin lui dire...
SALSBURY. La voici qui paroît. Adieu, je me retire.
Quoi que vous attendiez d'un si cher entretien,
Songez qu'on veut vous perdre, et ne négligez rien.

SCÈNE II.

LA DUCHESSE, LE COMTE D'ESSEX.

LA DUCHESSE. J'ai causé vos malheurs; et le trouble où vous êtes M'apprend de mon hymen les plaintes que vous faites;

Il n'y avait pas plus de sœur de Suffolk que de duc d'Irton. Le comte d'Essex était marié. L'intrigue de la tragédie n'est qu'un roman; le grand point est que ce roman puisse intéresser. On demande jusqu'à quel point il est permis de falsifier l'his. toire dans un poëme? Je ne crois pas qu'on puisse changer, sans déplaire, les faits ni même les caractères connus du public. Un auteur qui représenterait César battu à Pharsale serait aussi ridicule que celui qui, dans un opéra, introduisait César sur la scène, chantant Alla fuga, a lo scampo, signori. Mais quand les événements qu'on traite sont ignorés d'une nation, l'auteur en est absolument le maître. Presque personne en France, du temps de Thomas Corneille, n'était instruit de l'histoire d'Angleterre: aujourd'hui un poëte devrait être plus circonspect. (V.)

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