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arrive même qu'à raison de leur suzeraineté, ils peuvent nommer le Hakem contre le gré de la Nation, ainsi que l'a pratiqué Djezzâr dans la personne d'Ismaël de Hasbéya; mais cet état de contrainte ne dure qu'autant qu'il est maintenu par la violence qui l'établit. Les fonctions du Gouverneur sont de veiller à l'ordre public, d'empêcher les Émirs, les Chaiks et les villages de se faire la guerre ; il a droit de les réprimer par la force s'ils désobéissent. Il est aussi chef de la justice, et nomme les Qadis, en se réservant toutefois à lui seul le droit de vie et de mort; il perçoit le tribut, dont il paye au Pacha une somme convenue chaque année. Ce tribut varie selon que la Nation sait se faire redouter au commencement du siècle, il était de cent soixante bourses (deux cents mille livres). Melhem força les Turks de le réduire à soixante. En 1784, l'Émir Yousef en payait quatre-vingt, et en promettait quatre-vingt-dix. Ce tribut, que l'on appelle Miri, est imposé sur les mûriers, sur les vignes, sur les cotons et sur les grains. Tout terrain ensemencé paye à raison de son étendue ; chaque pied de mûrier est taxé trois medins, c'est-àdire, trois sols neuf deniers. Le cent de

pieds de vigne paye une piastre, ou quarante medins. Souvent l'on refait à neuf les rôles de dénombrement, afin de conserver l'égalité dans l'imposition. Les Chaiks et Emirs n'ont aucun privilége à cet égard, et l'on peut dire qu'ils contribuent aux fonds publics à raison de leur fortune. La perception se fait presque sans frais; chacun paye son contingent à Dair-el-Qamar, s'il lui plaît, ou à des collecteurs du Prince qui

le parcourent pays après la récolte des soies. Le bénéfice du tribut est pour le Prince, en sorte qu'il est intéressé à réduire les demandes des Turks: il le serait aussi à augmenter l'impôt ; mais cette opération exige le consentement des Notables, qui ont le droit de s'y opposer. Leur consentement est également nécessaire pour la guerre et pour la paix. Dans ces cas, l'Emir doit convoquer des assemblées générales, et leur exposer l'état des affaires. Tout Chaik et tout paysan qui par son esprit ou son courage a quelque crédit, a droit d'y donner sa voix; en sorte que l'on peut regarder le gouvernement comme un mélange tempéré d'aristocratie, de monarchie et de démocratie. Tout dépend des circonstances: si le Gouverneur est homme de tête, il est absolu; s'il en manque,

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il n'est rien. La raison de cette vicissitude est qu'il n'y a point de lois fixes; et ce cas, qui est commun à toute l'Asie, est la cause radicale de tous les désordres de ses gouvernemens.

Ni l'Émir principal, ni les Émirs particuliers n'entretiennent de troupes: ils n'ont que des gens attachés au service domestique de leur maison, et quelques esclaves noirs. S'il s'agit de faire la guerre, tout homme, Chaik ou paysan, en état de porter les armes, est appelé à marcher. Chacun alors prend un petit sac de farine, un fusil, quelques balles, quelque peu de poudre fabriquée dans le village, et il se rend au lieu désigné par le Gouverneur. Si c'est une guerre civile, comme il arrive quelquefois, les serviteurs, les fermiers, les amis s'arment chacun pour leur patron, ou leur chef de famille, et se rangent autour de pour lui. Souvent en pareil cas l'on croirait que les partis échauffés vont se porter aux derniers désordres; mais rarement passent-ils aux voies de fait, et sur-tout au meurtre : il intervient toujours des médiateurs, et la querelle s'appaise d'autant plus vîte, que chaque patron est obligé d'entretenir ses partisans de vivres et de munitions. Ce régime, qui a d'heureux effets dans les troubles

civils, n'est pas sans abus pour les guerres du dehors: celle de 1784 en a fait preuve. Djezzâr, qui savait que toute l'armée vivait aux frais de l'Emir Yousef, affecta de temporiser; les Druzes qui trouvaient doux d'être nourris sans rien faire, prolongèrent les opérations; mais l'Émir s'ennuya de payer, et il conclut un traité dont les conditions ont été fâcheuses, et pour lui, et par contre-coup pour la nation, puisqu'il est constant que les vrais intérêts du Prince et des sujets sont toujours inséparables.

Les usages dont j'ai été témoin dans ces circonstances, représentent assez bien ceux des temps anciens. Lorsque l'Émir et les Chaiks eurent décidé la guerre à Dair-el-Qamar, des crieurs montèrent le soir sur les sommets de la montagne; et là, ils commencèrent à crier å haute voix : A la guerre, à la guerre ; prenez le fusil, prenez les pistolets: nobles Chaiks montez à cheval ; armez-vous de la lance et du sabre; rendez-vous demain à Dair-elQamar. Zèle de Dieu! zèle des combats! Cet appel entendu des villages voisins, y fut répété; et comme tout le pays n'est qu'un entassement de hautes montagnes et de vallées pro

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fondes, les cris passèrent en peu d'heures jusqu'aux frontières. Dans le silence de la nuit, l'accent des cris et le long retentissement des échos, joints à la nature du sujet, avaient quelque chose d'imposant et de terrible. Trois jours après, il y avait quinze mille fusils à Dair-elQamar, et l'on eût pu sur le champ entamer les opérations.

L'on conçoit aisément que des troupes de ce genre ne ressemblent en rien à notre militaire d'Euelles n'ont ni uniformes, ni ordonnance, rope; ni distribution; c'est un attroupement de paysans en casaque courte, les jambes nues et le fusil à la main. A la différence des Turks et des Mamlouks, ils sont tous à pied; les Émirs seuls et les Chaiks ont des chevaux d'assez peu de service, vu la nature âpre et raboteuse du terrain. La guerre qu'on y peut faire est purement une guerre de poste. Jamais les Druzes ne se risquent en plaine; et ils ont raison: ils y supporteraient d'autant moins le choc de la cavalerie, qu'ils n'ont pas même de bayonnettes à leurs fusils. Tout leur art consiste à gravir sur les rochers, à se glisser parmi les broussailles et les blocs de pierre, et à faire delà un feu assez dangereux, en ce

qu'ils

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