jeune empereur Alexis, & la prirent enfin fur les Grecs; fous prétexte de punir Murzufle de fa déloyauté contre ce jeune prince : car c'est le motif que leur propoferent les évêques qui les condui- Villen. n. 17. foient: que ceux qui failoient de tels meurtres, n'avoient aucun droit de poffeder des états; & les princes croifez étoient fi peu éclairez, qu'ils ne voyoient pas les dangereufes confequences que l'on pouvoit tirer contre eux-mêmes de cette fauffe maxime. Le pape In nocent III. fit d'abord tous fes efforts pour détourner les Croisez Hift. liv. 1xXV. de cette entreprife: il leur reprefenta qu'ils avoient pris les armes n. st. contre les infideles, & non contre les Chrétiens; & que ce n'étoit Geft. Inno. n. pas à eux de vanger les injures faites à l'empereur Ifaac ni à fon fils 89. Alexis. Aux remontrances il joignit les cenfures, & les Croisez fu rent excommunicz pour ce fujet. Mais enfin il fut ébloüi par le fuccès; & voyant les Latins maî- Hift. liv.LxxvI. tres de C. P. comme par miracle, il crut que Dieu s'étoit déclaré . 13. pour eux. Deux raifons fpécieufes lui impoferent la facilité de fe- Geft. n. 94. courir la Terre fainte, & l'efperance de réunir les Grecs à l'églife Romaine. On difoit d'un côté : Ce font les Grecs qui jufques ici ont le plus nui au bon fuccès des Croifades par leurs perfidics & Jeurs trahifons: quand nous ferons maîtres de leur empire, le chemin de la Terre fainte fera facile & aflûré, & nous irons à fon fecours de proche en proche. D'ailleurs on difoit: Ce font des fchifmatiques obftinez, des enfans de l'églife révoltez contre elle depuis plufieurs fiecles, qui méritent d'être châtiez. Si la crainte de nos armes les ramene à leur devoir, à la bonne heure: finon, il faut les exterminer, & repeupler le pays de catholiques. Mais on fe trompa dans l'un & dans l'autre de ces rafonnemens : la conquête de C. P. attira la perte de la Terre fainte, & rendit le fchifme des Grecs irreconciliable: c'eft ce qu'il faut expliquer. Premierement, la confervation de C.P. devint un nouvel objet de Croifade, & partagea les forces des pelerins, déja trop petites pour foûtenir la guerre en Syrie, fur tout depuis la perte de Jérufalem. Cependant les Croifez alloient plus volontiers en Romanie, attirez par la proximité & la bonté du pays: ils y couroient en foule, & on y vit bien-tôt de nouveaux états outre l'empire, un royaume de Theffalonique, une principauté d'Achaïc. On y trouva auffi de nouveaux ennemis à combattre, outre les Grecs, des Bulgares, des Valaques, des Comains, des Hongrois. Ainfi les Latins établis en Romanie avoient affez à faire chez eux fans fonger à la Terre fainte. Ils crioient continuellement au fecours, & attiroient tout ce qu'ils pouvoient de Croifez. Mais malgré tous leurs efforts la conquête de C. P. fut encore plus fragile que celle de Jérufalem: les Latins ne la garderent pas foixante ans ; & pour comble de malheur, cette conquête & les guerres qu'elle attira, ébranlerent tellement l'empire Grec, qu'elles donnerent occafion aux Turcs. Tome XVIII. b V I. Croifades mul ripliées. de le renverser entiérement deux cens ans après. Quant au fchifme des Grecs, cette conquête, loin de l'éteindre, acheva de le rendre irréconciliable, comme je croi pouvoir le montrer ailleurs. L'indulgence de la Croifade ayant été étendue à la confervation. de l'empire de Romanie contre les Grecs fchifmatiques, fut bientôt appliquée à toutes les guerres qui paroiffoient importantes à la religion. Les papes donnerent la même indulgence aux Espagnols. qui combattoient contre les Mores, & aux étrangers qui venoientà leurs fecours ; & en effet c'étoit toûjours délivrer les Chrétiens. de la domination des infideles, & diminuer la puiffance de ces derniers. Delà vinrent les grandes conquêtes de Jacques roi d'Aragon, & de S. Ferdinand roi de Caftille, tellement continuées par leurs fucceffeurs, qu'ils ont enfin chaffé les Mores de toute l'Espagne. En même tems on prêchoit la Croisade en Allemagne contre les Payens de Pruffe, de Livonie, & des pays voifins; tant pour les empêcher d'inquiéter les nouveaux Chrétiens, que pour les engager à fe convertir eux-mêmes. Un autre objet de la Croifade étoient les héréHift.liv, 1xxx. tiques, comme les Albigeois en France, les Stadingues en Allemagne, & les autres: enfin on la prêchoit contre les princes excommuniez & rebelles à l'églife, comme l'empereur Frederic II. & fon fils Mainfroi. Et parce que les papes traitoient d'ennemis de l'églife tous ceux avec lefquels ils avoient quelque differend, même pour des interêts temporels : ils publioient auffi contre eux la Croifade, qui étoit leur derniere reffource contre les puiffances qui leur réfiftoient. n 43. Or ces Croisades en fi grand nombre fe nuifoient l'une à l'autre: les Croisez divifez en tant de corps differens ne pouvoient faire de grands exploits ; & ce fut la principale caufe de la perte de la Terre fainte. Les Espagnols ou les Allemans aimoient mieux gagnerl'indulgence, fans fortir de chez eux: les papes avoient plus à coeur la confervation de leur état temporel en Italie, que celle du royaume de Jérufalem, & la deftruction de Frederic & de Mainfroi que celle des Sultans d'Egypte & de Syrie. Ainfi les fecours qu'attendoient les Chrétiens d'Orient étoient détournez ou retardez, & la multitude des Croifades fit avorter l'entreprise qui en avoit été l'unique objet. Les Croisades fi multipliées tournerent à mépris ; on ne s'empreffoit plus à écouter ceux qui les prêchoient : & pour leur attirer des auditeurs, il fallut promettre à quiconque affifteroit: à leurs fermons des indulgences de quelques jours ou de quelques années. & L'extenfion de l'indulgence pleniere nuifit encore à la Croifade. D'abord on ne l'accordoit qu'à ceux qui prenoient les armes, marchoient en perfonne à la Terre fainte; enfuite on ne crut pas endevoir priver ceux qui ne pouvant faire eux-mêmes le fervice, contribuoient au fuccès de l'entreprife: les vieillards, les infirmes, les. femmes, qui donoient de leurs biens pour la fubfiftance des Croifez. On l'étendit à tous ceux qui contribuoient aux frais de la guerre fainte à proportion de la fomme qu'ils donnoient, foit de leur vi foit par teftament: les Croifez qui ne pouvoient accomplir leur vœu pour quelque obftacle furvenu depuis, en étoient difpenfez moyennant une pareille aumône; & quelquefois fans grande caufe. Toutes ces contributions montoient à de groffes fommes, dont le recouvrement fe faifoit par des commiffaires du pape, foit des Templiers, foit des freres Mandians ou d'autres, que l'on accusoit quelquefois de ne s'en pas acquiter fidelement. VII. Mais ces contributions volontaires étoient cafuelles, & l'expé- Décimes & aurience fit voir qu'il falloit des fonds certains pour faire fubfifter les tres impofitions. Croifez, qui la plupart n'étoient pas en état de fervir à leurs dépens. Il fallut donc venir à des impofitions & des taxes; & comme le fujet de cette guerre étoit la défenfe de la religion, on crut devoir en prendre les frais fur les biens confacrez à Dieu, c'est-à-dire fur les revenus ecclefiaftiques. La premiere impofition de ce genre fut la décime de Saladine à l'occafion de la perte de Jérufalem. Les hommes fenfez en prévirent les conféquences; & vous avez vû avec quelle force Pierre de Blois s'éleva contre cette nouveauté fi préjudiciable Hift. liv.LXXIV. à la liberté du clergé, & à l'immunité des biens ecclefiaftiques. En effet cet exemple de la troifiéme Croisade fut suivi dans toutes les Per. epift. 112. autres: non-feulement pour la Terre fainte; mais pour quelque fujet que ce fut; & les papes prétendant avoir droit de difpofer de tous les biens ecclefiaftiques, demandoient au clergé tantôt le vingtiéme, tantôt le dixiéme, ou même le cinquiéme de leurs revenus, foit pour les Croisades, foit pour les affaires particulieres de l'églife Romaine, & faifoient quelquefois part de ces levées aux rois qui entroient dans leurs interêts. Vous avez vû les plaintes du clergé de France & celui d'Angleterre fur ce fujet. n. 15. VIII. Ces levées n'étoient qu'une petite partie des affaires temporelles que les Croifades attiroient au pape, qui en étoit toujours le Surcroît d'affaipremier moteur : car ces guerres, pour être entreprises par motif res aux papes. de religion, n'étoient pas dans l'execution differentes des autres guerres. Il falloit toûjours lever des troupes, pourvoir à leur fubfiftance, leur donner des chefs, les faire partir, regler leur route & leur embarquement, depuis qu'on leur cut pris la voie de la mer; fortifier des places, y mettre des munitions, & faire tout le refte des préparatifs néceffaires. C'étoit le pape qui regloit les entreprifes, qui difpofoit des conquêtes, qui ratifioit les traitez de paix ou de trêve; & comme il ne pouvoit pas fe mettre en perfonne à la tête des Croisez, il y avolt toûjours en chaque armée un legat cardinal pour l'ordinaire, muni de pouvoirs très-amples, & avec autorité fur tous les chefs: c'étoit comme un généraliffime. Mais le pape lui donnant cette autorité, ne lui donnoit pas la capa Hift. 1. LXXVII. n. 15. Hift. 1. LXVIII cité de commander une armée; & fouvent il trouvoit les chefs militaires d'un avis different du fien touchant les projets d'une campagne & leur execution : ce qui produifoit entre eux des divisions; comme celle du légat Pelage avec le roi de Jérufalem. Il arrivoit fouvent qu'un prince après s'être croifé, & avoir fait ferment de partir à un certain jour, différoit fon voyage: foit qu'il fe repentît de fon vou par légereté, foit qu'il lui furvint chez lur des affaires plus preflées, comme une révolte de fes fujets, ou l'invafion d'un prince voifin. Alors il falloit avoir recours au pape, pour obtenir difpenfe du ferment & prorogation du terme ; & fi le #. 41. LXXIX. 7. Pape ne goûtoit pas les raifons du prince croifé, il ne lui épargnoit les cenfures ecclefiaftiques. Telle fut la fource du fameux diffepas rend entre le pape Gregoire IX. & l'empereur Frederic H. qui attira la ruine de ce prince & de fa maifon, plongea l'Allemagne dans une anarchie de trente ans, & mit l'Italie dans une divifion dont elle ne s'eft point relevée. Telle fut auffi la caufe de la querelle entre Boniface VIII. & Philippe le Bel, qui fut pouffée à de fi grandes extrêmitez, & dont la fin fut fi funefte à ce pape. 36. Le prince croifé difoit en ces occafions: Je fuis prêt d'accomplir mon vou; mais je veux auparavant pourvoir à la fûreté de mon royaume, foûmettre mes fujets rebelles, ou défarmer un tel prince mon voifin, qui fe prévaudroit de mon abfence. Le pape répondoit: La Croifade eft l'affaire commune de la religion à laquelle doivent ceder tous les interêts particuliers. Remettez vos differends entre mes mains, comme juge ou comme arbitre; je vous rendrai bonne juftice; vous êtes en qualité de Croifé fous la protection fpeciale de l'églife Romaine : quiconque vous attaquera pendant vôtre abfence fera déclaré fon ennemi. Les nouveaux feigneurs établis en Orient comme le roi de Jéru falem, le prince d'Antioche, le comte de Tripoli donnoient aux papes d'autant plus d'affaires, que leur conduite à l'égard des infideles, & leurs démêlez entre eux regardoient directement la confervation de la Terre fainte. Ajoûtez-y les affaires des évêques Latins établis en ces pays depuis la conquête, & vous verrez que la Croisade feule & fes fuites fourniffoit aux papes plus d'occupations que n'en ont les plus grands potentats. Or ils prenoient tellement à cœur les affaires de la Terre fainte, que plufieurs font morts de chagrin de leur mauvais fuccès. Le clergé Latin d'Orient mérite une attention particuliere. Vous avez vû qu'auffi-tôt après la conquête d'Antioche, de Jérufalem, & des autres villes, on y établit des patriarches & des évêques Latins; & on en ufa de même après la conquête de C. P. Je voi bien que la diverfité de la langue & du rit obligeoit les Latins à avoir leur clergé particulier: mais je ne fçai s'il étoit à propos de fe tant preffer, & de tant multiplier les évêques pour les Latins, qui étoient en fr petit nombre. Le patriarche de Jérufalem par exemple n'auroit-il pas aifément gouverné l'églife de Bethléem, qui n'en eft qu'à deux fieuës? Les Croisez étoient venus au fecours des anciens Chrétiens du pays, Syriéns, Armeniens ou autres, qui avoient tous leurs évêques établis par une longue fucceffion. Cependant je voi dans nos hiftoires peu de mention de ces pauvres Chrétiens & de leurs évêques, finon à l'occafion de leurs plaintes contre les Latins: ainfi fous prétexte de les délivrer des Mufulmans, on leur impofoit une nouvelle fervitude. Le premier foin de ces évêques Latins fut de bien fonder le temporel de leurs églifes, & de leur aquerir des feigneuries, des villes & des fortereffes à l'exemple de ce qu'ils voyoient deça la mer; & ils n'étoient pas moins curieux de les conferver. Auffi à peine furent-ils établis, qu'ils eurent de grands démêlez avec les feigneurs, comme le patriarche de Jérufalem avec le roi pour le domaine de Hift. liv. Lzive la ville: ils n'en avoient pas moins pour la jurifdiction fpirituelle, 67. foit entre eux, foit avec les chevaliers des ordres militaires, trop jaloux de leurs privileges. Pour vuider tous ces differends il falloit recourir à Rome, où les patriarches mêmes étoient fouyent obligez d'aller en perfonne : quelle distraction pour ces prélats, & quel furcroît d'affaires pour les papes! Mais quel fcandale pour les anciens Chrétiens d'Orient & pour les infideles. Selon l'efprit de l'évangile ce clergé Latin auroit dû s'appliquer principalement à l'inftruction & la correction des Croifez; pour former comme un chriftianifme nouveau, le plus approchant qu'il eut été poffible de la pureté des premiers fiecles, & capable d'attirer par le bon exemple les infideles dont ils étoient environnez. Enfuite ce clergé auroit pû travailler à la réunion des hérétiques & des fchifmatiques; & à la converfion des infideles même : c'étoit le moyen de rendre utile la Croifade. Mais nôtre clergé Latin n'en fçavoit pas affez pour avoir des vûës fi pures & fi élevées: il étoit tel en Palestine que deçà la mer, ou même plus ignorant & plus corrompu: témoin les deux patriarches Raoul d'Antioche & Arnoul de Jérufalem, furnommé Malecourone. titu Hift. liv. xxvt. . 17. LXVIII. Après la perte de Jérufalem le patriarche auffi- bien que le roi n. 3. fe retira dans la ville d'Acre, où il réfida jufqu'à la perte entiere de la Terre fainte; & quoique fon patriarchat ne fût plus que laire; il y avoit raifon de le garder tant que l'on efpera de regagner Jérufalem. Il en eft de même du patriarche d'Antioche, de celui de C.P. & des autres évêques Latins de Grece & d'Orient. Mais depuis que les Croifades ont ceffé, & qu'il n'y a plus eu d'efperance raifonnable de rétablir ces prélats dans leurs églifes, il femble qu'on auroit dû ceffer de leur donner des fucceffeurs, & de perpétuer ces vains titres. D'autant plus que cet ufage éloigne de plus en plus les Grecs & les autres fchifmatiques de fe réunir à l'église; voyant la büj |