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de la Reine. N'ayant pu réuffir dans ce projet de rébellion, il en
imagina un autre, qui fut de recourir à Saladin, & de contracter
alliance avec les Infideles, qui furent profiter de ces divifions pour
tendre au Chrétiens les piéges dans lefquels nous les allons voir
tomber (10).

Tandis que, pour s'affermir fur le trône, Lufignan levoit des
troupes contre fon rival, fes amis, plus fenfés, lui confeillerent
de commencer plutôt par les voies de douceur, & d'envoyer à
Tybériade fonder les difpofitions des mécontens: on ne trouva per-
fonne plus en état de ramener le Comte à fon devoir que les deux
Grands-Maîtres, qui partirent incontinent avec deux Prélats. A
peine étoient-ils arrivés à Nazareth, après une journée de chemin,
qu'à la pointe du jour un grand bruit de gens qui crioient aux armes
les éveilla, & leur fit demander la caufe de cette alerte: on leur
répondit que l'ennemi, répandu dans la Galilée, pilloit & emmenoit
impunément tout ce qu'il rencontroit, & s'étoit emparé du chemin
qui conduit à Tybériade (11).

C'est que Raimond, n'ofant rien refuser à ceux dont il avoit im-
ploré la protection, avoit permis à un des fils de Saladin de faire
une course dans la Galilée, à condition cependant qu'il n'attaqueroit
perfonne, & qu'il ne feroit aucun dégât ni dommage dans la canı-
pagne. Le jeune Prince, impatient de fe fignaler par quelque coup
d'éclat, & s'embarraffant peu des promeffes qu'on avoit exigées de
lui, paffa le Jourdain à la tête de fept mille hommes, infulta les
Chrétiens, les accufant de lâcheté, & maltraitant ceux qu'il ren-
controit, pour attirer les autres au combat (12).

Terric & Roger, à qui cette irruption parut un violement de
la treve,
raffemblerent au plutôt des places voifines ceux qu'ils
purent de leurs Sujets, fe mirent à la tête de cent trente Cheva-
liers & de quatre cents tant Soldats que Servans d'armes. Mais

(10) W. Tyrii continuata Hift.,col. 597, n. 4.

(12) Histoire de Saladin, par M. Marin,

(11) Chronicon Terra Sancta Radulphi Cog- tom. 1, pag. 456. geshale, ad annum 1187.

!

avant que de marcher à l'ennemi avec cette poignée de monde, chacun des Grands-Maîtres, en vrais Mathathias, commença par ani. mer les fiens au combat, cherchant à leur infpirer les fentimens de zele & d'honneur dont il étoit pénétré. "Chers amis, crioit Terric à fa » troupe, fléaux du Mufulman, toujours intrépides, vous qui » n'avez jamais fu reculer ni trembler à la vue de ces impies, • "c'est ici le moment de vous rappeller votre ancienne valeur, & » de ranimer votre courage: c'eft ici le combat du Seigneur; " vous y tenez la place des illuftres Machabées; il s'agit d'en imiter » la bravoure, & d'expofer en ce moment ce que vous avez de plus » cher, pour la foi, pour l'Eglife, & pour l'honneur des Saints "Lieux. Soutenus par la force d'un bras tout-puissant, nos Ancêtres » ne compterent jamais leurs ennemis; pour moi, qui fais plus » de fond fur l'ardeur de votre zele que fur ces armes fragiles, » j'attends tout de vos efforts & de votre magnanimité (13). „ Ces paroles, proférées avec feu, furent accueillies d'une acclamation générale tous, d'une voix, y répondirent par ces mots : "Vaincre ou mourir pour celui qui nous a rachetés: marchons » qu'attendons-nous? la victoire nous eft auffi affurée dans la mort " que dans la vie. » Pleins de cette ardeur qu'inspire la présence. & l'exemple du Chef, ils courent à l'ennemi, ils l'atteignent; & fans égard à la fupériorité du nombre, ils preffent, ils enfoncent, tuant, frappant à droite & à gauche, jufqu'à ébranler & mettre en défordre ce corps redoutable. L'ennemi, revenu de fon épouvante, & ranimé à la vue du petit nombre des Chevaliers, essaya, par la fuite, de les attirer en plaine, afin de les féparer des Servans, & de les empêcher de fe prêter fecours les uns aux autres. Malheureufement on donna dans le piége, & ce petit corps. ainfi divifé, fut bientôt défait; les Soldats & Servans furent d'abord fabrés & foulés aux pieds des chevaux pour le Corps des Chevaliers, rien ne tenoit contre fa fermeté; il ne fallut rien moins,

(13) Chronicon Terra Sanita, col. 549, apud Edm. Martenne, tom. 5 veterum Scriptorum.
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pour la vaincre, que tous les efforts des fept mille Musulmans; encore
n'en vinrent-ils à bout qu'en les mettant dans l'impoffibilité de fe
battre on les ferra de fi près, que n'ayant plus la liberté de manier
la lance, ni celle d'avancer ou de reculer, ils fe firent hacher &
cribler de traits plutôt que de fe rendre. Le Maître des Hofpitaliers
tomba mort, percé de part en part d'un coup de lance; celui des
Templiers, prefque affommé à coups de maffue, voyant qu'il n'y
avoit plus lieu de combattre, fe fit jour à travers la mêlée, &
s'enfuit comme il put avec quelques-uns des fiens. Il ne reftoit
plus fur le champ de bataille que deux Chevaliers vivans, l'un du
Temple, l'autre de l'Hôpital : le premier étoit un François, Maré-
chal ou Porte-Enfeigne de l'Ordre, qu'un Auteur contemporain a
nommé Jacquelin de Mailly, grand Capitaine, & d'une force peu
commune (14). Semblable à une lionne en furie, qui, à la vue de
ses petits enlevés, déchire à belles dents & arrache de fes ongles
tout ce qui eft aux environs de fa caverne, ainfi le brave Templier,
voyant fon compagnon terraffé, s'anime d'un nouveau courage, tient
ferme lui feul contre tous, abat, renverse à fes pieds tous ceux
qui ofent fe mefürer avec lui. A la vue de ce prodige, le Musulman
étonné en croit à peine fes yeux; & foit que perfonne n'osât plus
l'aborder, foit qu'on le confidérât comme un de ces héros qu'il est
plus glorieux de voir en fa puiffance que fous celle de la mort,
on ceffe de l'affaillir, & pour l'engager à fe rendre, on lui tend la
main, on lui promet la vie, mais inutilement; cette grande ame,
incapable de furvivre à la défaite de fa troupe, ferme l'oreille à
tout,
continue à fe battre, & préférant une mort glorieuse à des
jours ennuyeux, fuccombe enfin, non pas tant vaincu, qu'étouffé
& enfeveli fous un tas de lances & de traits.

Comme il étoit monté fur un cheval blanc, & qu'il s'étoit fait remarquer de loin par l'éclat de fes armes, les Sarrafins le voyant

(14) Chronicon Terra Sanita, col. 551, apud Hiftoria Jerofol, incerti auctoris in geftis Dei Edm. Martenne, tom. 5 veterum Scripto- per Francos, pag. 1151.

rum,

V.I'Hift. de Saladin par M. Marin, t. 1, p. 460.

tomber, jetterent un grand cri, comptant avoir enfin faifi le Saint George des Francs. C'étoit une opinion commune en ce tems-là, & qui s'étoit répandue jufque parmi les Infideles, qu'on avoit fouvent vu à la tête des Croisés S. George monté fur un cheval blanc, & combattant en faveur des Chrétiens. Bientôt le corps du Chevalier fut environné de curieux, dont les uns fe difputoient la moindre partie de ses dépouilles; d'autres fe frottoient la tête & le visage de la pouffiere teinte de fon fang, comme fi cette superstition eût pu les rendre héritiers de sa bravoure (15).

Cette déroute, arrivée le premier de mai, & qui obligea Terric de retourner à Nazareth, n'empêcha pas les autres Députés de pourfuivre leur route vers Tibériade: ils y trouverent le Comte Raimond fort affligé de la mort du Grand - Maître Defmoulins & de toute cette malheureuse aventure, qu'il auroit dû preffentir, & dont fes plus zélés Apologiftes ne pourront jamais le difculper (16). On profita de fa confternation, pour lui faire des remontrances fur les fuites funestes de fes engagemens avec Saladin, fur le tort qu'il fe faifoit, & à fa réputation, & fur les avantages qu'il retireroit de fa réconciliation avec Lufignan. Raimond se laissa toucher, renonça dès-lors à fon alliance avec le Sultan, renvoya les Sarrafins qu'il avoit à fa folde (17), & partit avec les Députés, après avoir fait avertir le Roi de fes difpofitions. La nouvelle de fon départ fit renaître le calme dans les efprits : le Roi, accompagné d'un nombreux cortège d'Evêques, de Templiers & de Barons, vint audevant de lui. Du plus loin qu'ils s'apperçurent, ils defcendirent de cheval le Comte, en abordant le Roi, fe jetta à fes genoux, & le reconnut pour fon Souverain; le Roi l'ayant relevé, l'embrassa tendrement, & l'accueillit, jufqu'à Naplouse, avec toutes les démonstrations poffibles de bonté & d'affection. Delà ils reprirent

(15) Hiftoire de Saladin, par M. Marin, tom. 1, pag. 460.

Hift. de Saladin, tom. 2, pag. 26.
(17) W. Tyrii continuata Hiftoria belli

(16) Les Bénédictins, Auteurs de l'Hiftoire Sacri, colum. 600. de Languedoc, tom. 2, pag. 646.

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le chemin de Jérufalem, où Raimond fit hommage fuivant les cérémonies accoutumées.

Les Francs n'étoient pas les feuls qui euffent à fe plaindre du peu de refpe&t qu'on avoit eu pour la derniere treve. Saladin pouvoit bien leur reprocher d'avoir été les premiers à l'enfreindre, puifque, peu avant l'affaire du premier mai, le Seigneur de Krak avoit encore fait une courfe jufqu'en Arabie, où il avoit enlevé une caravane de Mufulmans qui alloient à la Mecque. Un de nos Hiftoriens rapportant ce fait, ajoute que Châtillon, dans fa colere, s'emporta jufqu'à dire mille indignités contre Mahomet, & refufa de rendre les paffagers, fuivant la coutume des Templiers, dont fa ville étoit pleine. Je ne trouve les Templiers coupables de cette prétendue coutume que dans l'Abbé Fleuri : il falloit qu'il fût bien ftérile en preuves contre ces Chevaliers, pour n'avoir à nous citer qu'une vie de Saladin manufcrite, à laquelle on ne peut avoir recours. Si ce manufcrit eft celui de l'Abbé Renaudot, on peut lui opposer un autre ouvrage du même Écrivain (18), où parlant du même fait, il ne dit pas un feul mot des Templiers. Si cette circonftance fe trouvoit chez les Hiftoriens Arabes, par quel hafard auroit-elle échappé à nos modernes, qui les traduifent fi fcrupuleusement (19)? On ne trouve pas que le fort de Krak, tant de fois attaqué, ait jamais été défendu par une garnison de Templiers. Où donc a-t-on trouvé que cette ville en étoit pleine (20)? En vain chercheroit-on ailleurs que dans les divifions & le mauvais gouvernement des Francs, la vraie fource des malheurs où nous les allons voir plongés. C'est à Raimond fur-tout & à Châtillon qu'en vouloit le Sultan: outré de la rupture du premier, & de la perfidie du fecond, il réfolut de les exterminer l'un & l'autre. Tandis

(18) Hiftoria Patriarcharum Alexandrin. ad annum 1186, pag. $44.

(19) Hiftoire des Arabes, in-4., tom. 16 de l'Histoire Universelle des Anglois, pag. 542. Hift. de Saladin sur l'an 1186, t. 1, p. 452.

Hiftoire des Arabes, par l'Abbé de Marigny, tom. 4, pag. 267.

(20) Hiftoire de Saladin, tom. 1, pag. 214, 436, tom. 2, pag. 119.

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