PIERRE DE MONTAIGU. 8219. & que les autres fe chargeoient de dépouilles, il retourna foudain Les fuyards, menés battant jufqu'à leurs lignes, alloient y entrer, & l'ennemi après eux, lorfque ceux du Temple fe ralliant, firent face, & feuls tinrent ferme contre l'impétuofité du victorieux, jusqu'à ce que les vaincus fuffent en sûreté (13). Depuis ce moment, Coradin ne cefla d'agir contre les retranchemens des Croifés, tantôt en effayant de les combler, tantôt en les attaquant à force ouverte fouvent il faifoit remonter des brûlots fur le fleuve, pour embrafer les ponts; d'autres fois, pour gagner du tems, il envoyoit faire des propofitions de paix illufoires. Ayant ainfi tenu les Chrétiens en haleine durant la belle faifon, les ravages affreux que la pefte & la famine caufoient dans la ville, l'obligerent à députer deux Émirs au Légat, pour traiter férieusement, finon de la paix, du moins d'une treve de quelques années. Les Émirs furent admis & reçus, le premier novembre, dans la tente du Prélat, qui, après les avoir traités fplendidement, écouta leurs propofitions. Elles lui parurent avantageufes, de même qu'au Roi & à fon Confeil; mais il fut arrêté qu'avant d'y répondre, (12) Oliverius Scolafticus de captione Da-) (13) Bernard Thefaur. de acquifitiona Terra mieta. Tyrii continuata Hiftoria, necnon Me- Sanita, cap. 198. Militia Templi qua prima moriale Poteftatum Regienfium, apud Script. folùm in congreffu, ultima fuit in regreffu, cùm Italicos, tom. 8, col. 1098. In illo die, fi non ad foffatum Chriftianorum rediret, fubfticie adeffet Rex Johannes & Hofpitalarii, & Tem- foris, ut interiores intra moenia, quantum pofplarii, & Alamanni omnes Chriftiani effent fibile fuit, reduceret. decollati & ducti in captivitatem. PIERRE DE on fonderoit les difpofitions des affiégés. Le lendemain, deux Chevaliers du Temple & deux de l'Hôpital, accompagnés des MONTAIGU. Emirs, entrerent dans Damiete pour parler d'accommodement. Sur 1219. leur rapport, les avis fe partagerent: les uns vouloient qu'on abandonnât le fiége; d'autres, fur-tout les Chevaliers, qui étoient le plus au fait des artifices de l'ennemi, & qui connoiffoient l'état de la place, refuferent les offres de Mélédin & de Coradin, pré. tendant que fous le fpécieux prétexte d'une paix fimulée, on ne cherchoit qu'à diffiper les forces actuelles des Chrétiens; qu'en s'offrant à rendre la vraie Croix, l'ennemi promettoit plus qu'il ne pouvoit tenir; que la Palestine, qu'il vouloit rendre en échange, étoit prefque entiérement dévastée; enfin qu'il n'étoit ni avantageux ni honorable de tranfiger avant la reddition de Damiete (14). Cette réfolution n'empêcha pas les Mufulmans de tenter fur-lechamp un nouvel effort: la nuit du trois novembre, fix cents des plus réfolus s'étant avancés par un endroit marécageux, pour fe jetter dans la ville, furent découverts par une Lavandiere, qui, criant aux armes de toutes fes forces, avertit ceux du Temple & de l'Hôpital, qui étoient près de là occupés à réciter leurs matines. Accourus en diligence, ils arriverent à tems: on en vint aux mains; deux cents des ennemis refterent dans les marais, & près de cent furent faits prifonniers. Cet avantage affermit les Chevaliers dans le deffein où ils étoient de ne pas abandonner le fiége: le Légat penfoit de même, & la défunion des Chefs fur ce point lui faisant tout appréhender, il exhorta les plus braves de fes Italiens à faire un dernier effort pour emporter la ville d'emblée. S'étant munis le lendemain de tout le néceffaire pour une attaque opiniâtre, ils établirent fur le foffé, à la faveur d'une nuit obfcure, un pont affez folide pour foutenir leurs échelles, s'attendant à effuyer, en montant, une nuée de traits & de feux. Parvenus au haut du mur, & furpris de n'avoir éprouvé prefque au (14) Jacob de Vitriaco. Bernard Thefaur. de acquifitione Terra Sancta, cap. 198, PIERRE DE 12190 cune réfiftance, ils s'emparerent d'une tour voifine, du haut de MONTAIGU. laquelle ayant crié victoire, & invité leurs compagnons à les fuivre, dans peu il y eut une porte enfoncée, une autre brûlée, & la ville fut prife avant que les Sultans fuffent informés de l'affaut, après neuf mois de fiége en forme, le cinquieme novembre, fans`combat, fans défordre, car à peine y avoit-il cent hommes en état de fe défendre, de quarante mille dont on prétend que la garnifon étoit compofée. Cette ville, qui étoit alors mouillée des eaux de la mer, en est aujourd'hui à plufieurs milles de diftance, foit qu'elle ait été rebâtie plus haut, foit que la mer s'en foit éloignée. On y entroit par vingtdeux portes; elle étoit défendue par une enceinte double d'un côté & triple de l'autre. Le premier mur, destiné à la défense du foffé, & le moins haut des trois, étoit flanqué de quarante tours; le fecond, plus élevé, ne l'étoit que de vingt-huit, dont aucune ne fut endommagée que celle qui avoit été en butre aux machines des Templiers; le troifieme, qui dominoit les deux premiers, étoit foutenu de quarante deux forts ou châteaux, confiés à la garde d'autant d'Émirs. A leur entrée, les victorieux ne rencontrerent que des objets d'horreur & de compaffion : une odeur infecte, exhalée des cadavres fans fépulture, & entaffés en plufieurs endroits, penfa leur faire rebrousser chemin. On trouva près de dix mille malades, dont plufieurs étoient dans le même lit, gifant avec des morts, qu'ils n'avoient pas la force de transporter. Il n'y avoit plus que très-peu de provifions de bouche, mais en meubles, étoffes & marchandises, le butin fut immenfe; chacun y eut part, jusqu'aux femmes & aux enfans. De quatre-vingt mille perfonnes, tant bourgeois que foldats, qui s'étoient renfermés dans la place, à peine en put-on réserver trois cents notables pour être échangés. On n'eut pas plutôt reconnu la ville, que, pour éviter les fuites de l'infection & du mauvais air, on fe vit obligé de retourner dans le camp. Au premier bruit de tous ces mouvemens & de la perte de leur ville, les Sarrafins retranchés mirent le feu PIERRE DE à leurs logemens, & fe retirerent les uns devant le château des Pélerins, pour l'infulter de nouveau, les autres au Caire, pour le MONTAIGU. mettre en état de défense. Après quelques débats entre le Roi & les Eccléfiaftiques, pour favoir à qui appartiendroit Damiete & fes dépendances, elle fut adjugée à Jean de Brienne. Son premier foin fut de purifier la principale mosquée : c'étoit un édifice quarré, prefque auffi large que long, foutenu de cent quarante-neuf colonnes de marbre, environné de plufieurs portiques, ayant à la voûte une large ouverture, par où paffoit la pointe d'un obélifque, chargé fans doute d'hieroglyphes, car fouvent les Temples fervirent de monument à l'Hiftoire. Dans le partage qui fe fit des quartiers de la ville, le Légat eut la porte de Babylone, qui changea de nom, & fut nommée la porte Romaine; les autres forts furent diftribués aux nations & Ordres Militaires à proportion du monde que chacun avoit fourni. On ne tarda pas à donner au Pape l'agréable nouvelle de cette conquête. Ceux qui s'en chargerent, c'eft-à-dire les Prélats & les trois GrandsMaîtres fupplient Sa Sainteté de leur procurer au plutôt les moyens de pénétrer plus avant dans l'Egypte, en leur envoyant du monde & des fubfides: « ce qui ne vous fera pas, difent-ils, beaucoup » à charge; il ne s'agit que d'obliger l'Empereur à tenir fa parole, " & de ne plus permettre à ceux qui prennent la croix de faire » commuer leurs vœux en fommes d'argent. Cette permiffion, trop "facilement accordée, n'a jamais pu nous être que très-nuifible. "Pour ce qui eft du vingtieme, que le Concile général avoit fpé"cialement confacré au fecours de la Terre-Sainte, c'eft à vous, ajoutent-ils, de voir en quelle conscience on a pu le destiner » à d'autres ufages (15). " Tout le tems qu'on fut devant Damiete, c'est-à-dire pendant feize mois, les Chrétiens de Palestine & d'Egypte, fur tout les Melchites, furent expofés à la fureur du Mufulman. Non content (15) Martenne veterum Scriptorum collect. ampliffima, tom. 5, colum. 1480. Tome I. PP 1219. 1 PIERRE DE d'avoir rafé les murs de Jérufalem, pour qu'on ne fût plus tenté MONTAIGU. d'y prendre pofte, il démolit encore la belle Eglife de Saint-Marc, 1219. qui étoit dans le fauxbourg d'Alexandrie, craignant qu'on ne s'en fervît comme d'une tour pour attaquer cette ville. Les Templiers furent de ceux qui perdirent le plus durant cette expédition; on leur réduisit en cendres le fameux fort Saphet, dont Saladin luimême n'avoit pu fe rendre maître qu'après un long fiége, & d'où les Chevaliers ne voulurent fortir qu'après en avoir demandé la permiffion au Grand - Maître, quoique toutes les provifions leur manquaffent. L'événement apprit aux vainqueurs de Damiete, qu'au lieu de fe tenir oififs à l'entour de cette ville, ils auroient gagné à pourfuivre l'ennemi; car un de leurs détachemens s'étant préfenté devant une autre place importante, la garnifon effrayée s'enfuit, & abandonna tout aux Croisés. Ceux-ci, malheureufement, étoient en méfintelligence au milieu de leur fuccès: le Légat avoit pris fur eux un afcendant qui les irritoit; c'eft ce qui obligea Jean de Brienne à fe retirer en Palestine. Montaigu le fuivit, & ne fut pas plutôt arrivé dans Acre, qu'il manda à un Evêque d'Angleterre l'état où en étoient les chofes en Egypte, par une lettre datée du 20 septembre. On y voit que malgré le bon nombre de Pélerins qui aborderent au printems de cette année, les chefs de l'armée, preffés par le Légat d'aller à l'ennemi, refuferent de marcher, ne fe fentant pas affez forts pour attaquer; que Mélédin, campé près de Damiere, avoit conftruit des ponts fur les deux bras du Nil pour s'opposer aux progrès des Chrétiens; que ceux-ci, toujours retranchés fous les murs de la ville, n'étoient pas peu embarraffés, apprenant de jour à autre, que l'ennemi, maître de la mer, interceptoit leurs vivres, & faifoit main-baffe fur les caravanes de Pélerins; que les Francs de Paleftine n'étoient pas moins à plaindre, d'autant que les villes d'Acre & de Tyr fe trouvant deftituées de garnifon, il étoit impoffible d'obvier à tous les maux que Coradin leur faifoit fouffrir. « Nous attendons, dit Montaigu |