Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Bouillon, qui tenait bureau d'esprit, voulut l'entendre. Le Sage, retenu fort avant dans l'après-dînée au palais, par un procès qu'il avait perdu, arriva en retard chez la ducheffe qui le reçut d'un air froid, avec des mots aigres. « Madame, lui dit le bon Le Sage, je vous ai fait perdre deux heures, il eft bien jufte que je vous les faffe regagner. Je ne vous lirai point ma comédie. » Il mit fon manufcrit dans fa poche, & fortit fans qu'on pût le retenir. C'était bien tout le grand & plat fiècle qui fortait en même temps que ce bourgeois du noble hôtel. L'homme de lettres devenait indépendant; mais il mourait de faim.

L'année 1715 vit la mort de Louis XIV & l'apparition de Gil Blas. Il était temps, & pour beaucoup de caufes, que le vieux monarque defcendît dans les caveaux de Saint-Denis. Ce feul livre de Gil Blas montre combien les mœurs avaient changé. C'est un livre vrai, fimple, qui peint les hommes, les plus petits comme les plus grands. Et les plus grands s'y montrent tous petits. La littérature de pompe & d'apparat eft morte comme le roi. Les marques font tombés & tous les voiles.

La fociété fe montre nue & déjà un Le Sage eft là pour la peindre nue, non pas tout à fait celle-là, mais celle d'à côté, la fociété espagnole, fi pittorefque avec fes courtifanes, fes feigneurs magnifiquement gueux, fes mendiants armés d'escopettes fur les routes, fes cuiftres de tous genres & fes inquifiteurs. Mais l'Efpagne & la France fe reffemblent en bien des points. Ici comme là le fafte de quelques-uns couvre la mifère de tous, & les coquins abondent.

Quant à la perfonne de Gil Blas, ni bon, ni mauvais, tout d'inftincts & d'appétits, dupé, dupant, c'eft l'homme même.

Le Sage était fourd quand il fit ce beau livre où les plus légers murmures de l'amourpropre & des paffions font exactement notés.

Et ce livre eft d'un pauvre homme qui travaillait pour vivre. L'oncle Gabriel, qui ruina fon neveu, eft bien l'oncle de Turcaret & de Gil Blas.

Le Sage a quarante-fept ans; il a produit deux ou trois chefs-d'œuvre, il a accompli le miracle du roman. Il faut que de fa tête, dont un monde eft forti, il tire encore de quoi faire vivre les fiens. Il travaille & travaillera pour la foire. Là, il n'a pas à fubir l'ineptie fu

perbe des comédiens. Là, on confomme des pièces, il en produira. Il fabriquera la fatire au gros fel qu'Arlequin, Colombine, Scaramouche & Pierrot débiteront fur les tréteaux aux laquais & aux chambrières, entre la boutique de la marchande d'éventails & le char de l'opérateur. A l'aide de quelques bons compagnons il aura fait vingt, trente, quarante, foixante, foixante-dix arlequinades. Cela fe débite. Pour faire rire la foule, vous favez de quoi il faut parler. Il y a des fujets qui ont le don d'égayer. Parfois, dans les couplets de la foire, la rime, inexacte à deffein, fuggérait au spectateur le mot propre, c'est-à-dire le gros mot. Le mot propre échappa une fois à la comédienne, qui alla paffer quelques jours à la Salpêtrière. Le Régent, qui n'avait pas de préjugés, voulut entendre à fon aife ces chofeslà & fit venir au Palais-Royal les comédiens de la foire.

Après tout, je ne vois pas pourquoi on rit des maris trompés ni de tout ce qui concerne le petit train conjugal, mais je vois encore moins pourquoi on n'en rirait pas. Il faut bien croire qu'il y a dans l'animal humain un fond de ridicule. C'est même là fa plus incon

testable supériorité fur les bêtes. Un héros eft fouvent comique, un cheval jamais.

Mais il ne faut pas toucher au roi. Le roi était alors Voltaire. Le Sage fit dire un jour à un arlequin qui ramaffait un livre fur les planches: Je prends mon vol terre à terre (mon Voltaire à terre). Voilà certes un bien mauvais calembourg. Voltaire s'en vengea en difant & en imprimant que Gil Blas était traduit de l'efpagnol. Il arriva que les Espagnols crurent Voltaire. Ce fut une bien grande erreur. Ils ont la Célestine, le Don Quichotte, Lazarille, vingt bons romans picaresques. Mais Gil Blas n'eft pas de chez eux.

Ce n'eft pas affez pour vivre en honnête bourgeois que de faire parler Scaramouche & Caffandre. Le Sage vieilliffant traduit, imite, combine. Il donne Roland amoureux de 1717 à 1721, Guzman d'Alfarache & les Avantures de M. Robert, dit Beauchefne, en 1732. Dès ce moment le public devine qu'il se fatigue. Un curieux écrit en janvier 1733 fur le journal qu'il tient :

« Le Sage, Auteur de Gil Blas vient de donner la vie de M. de Beauchefne, capitaine de flibuftiers. Ce livre ne faurait être mal écrit,

étant de Le Sage, mais il eft aifé de s'apercevoir par les matières que cet auteur traite depuis quelque temps, qu'il ne travaille que pour vivre & qu'il n'eft plus le maître, par conféquent, de donner à fes ouvrages du temps & de l'application. Il y a 6 ou 7 ans que la Ribou lui a avancé cent piftoles fur fon quatrième volume de Gil Blas qui n'eft pas encore fini & ne le fera pas de fi-tôt. »

Non certes, il n'était plus le maître de donner à fes ouvrages de l'application & du temps. Il publia en 1734 l'histoire d'Estevanille Gonzalès; l'année suivante, Une Journée des Parques; en 1736, le Bachelier de Salamanque. Il vidait fon fac & il était bien près, le pauvre grand homme, d'en trouver le fond. En 1740, dans la Valife trouvée, il reprit les malheu reufes Lettres d'Arifténite qu'il avait traduites, étant jeune, avec tant d'inexpérience. Enfin il fut réduit, en 1743, à éditer un recueil de bons mots! (Mélange amufant de faillies d'efprit.) Pourtant il avait la réputation, si méritée, d'un grand écrivain & tous ceux qui le connaissaient l'aimaient, car il était aussi bon qu'intelligent. Sa converfation était fi agréable que lorsqu'il était affis dans fon café favori de la rue Saint

« AnteriorContinuar »