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ALZIRE

OU

LES AMERICAINS,

TRAGEDIE.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

D; ALVARE'S, D. GUSMAN.

D

ALVARE's.

U Confeil de Madrid l'autorité fupréme,
Pour fucceffeur enfin, me nomme un fils
que j'aime.

Faites régner le Prince, & le Dieu que je fers
Sur la riche moitié d'un nouvel Univers.
Gouvernés cette rive en malheurs trop féconde,

A

Qui produit les tréfors & les crimes du monde :
Je vous remets, mon fils, les honneurs fouverains
Que la vieilleffe arrache à mes débiles mains.
J'ai confumé mon âge au fein de l'Amérique ;
Je montrai le premier * aux Peuples du Méxique
L'apareil inoüi pour ces mortels nouveaux,

De nos châteaux aîlés qui voloient fur les eaux ;
Des mers de Magellan, jufqu'aux aftres de l'Ourse
** Cortez, Herman, Pizare ont dirigé ma course;
Heureux fi j'avois pû, pour fruit de mes travaux,
En Chretiens vertueux changer tous ces Héros !
Mais qui peut arrêter l'abus de la victoire ?

Leurs cruautés, mon fils, ont obfcurci leur gloire,
Et j'ai pleuré longtems fur ces triftes vainqueurs,
Que le Ciel fit fi grands fans les rendre meilleurs.
Je touche aux derniers pas de ma longue carriere;
Et mes yeux fans regret quitteront la lumiére,
S'ils vous ont vû régir fous d'équitables Loix,
L'Empire du Potofe, & la Ville des Rois

GUSMAN.

J'ai conquis avec vous ce fauvage Hémisphere.
Dans ces climats brûlants, j'ai vaincu fous mon pere.
Je dois de vous encore aprendre à gouverner,

1

*Il est très-aisé qu'Alvarés fe foit trouvé à ces deux Expeditions, la Conquête du Méxique ayant été commencée en 1517. & celle du Perou en 1525.

**Rien n'eft plus connu que les exploits & les barbaries de Ferdinand Cortez & des Pizare.

Et recevoir vos loix plutôt que d'en donner.
ALVARE's.

Non, non, l'autorité ne veut point de partage.
Confumé de travaux, apefanti par l'âge,

Je fuis las du pouvoir: c'eft affez fi ma voix,
Parle encor au Confeil, & regle vos exploits.
Croy és-moi, les humains, que j'ai trop fçû connaître,
Méritent peu, mon fils, qu'on veuille être leur maître.
Je confacre à mon Dieu, négligé trop longtems,
De ma caducité les reftes languiffans."

Je ne veux qu'une grace: elle me fera chere,
Je l'attends comme ami, je la demande en pere.
Mon fils, remettez-moi ces Efclaves obscurs,
Aujourd'hui par votre ordre arrêtés dans nos murs.
Songés que ce grand jour doit être un jour propice,
Marqué par la clémence, & non par la justice.

GUSMAN..

Quand vous priés un fils, Seigneur, vous commandes i
Mais daignés voir au moins ce que vous hazardés.
D'une Ville naiffante, encor mal affurée
Au Peuple Américain nous défendons l'entrée :
Empêchons, croyez-moi, que ce Peuple orgueilleux
Au fer qui l'a dompté n'accoûtume fes yeux ;
Que meprifant nos loix, & prompt à les enfraindre,
Il n'ofe contempler des maîtres qu'il doit craindre.
Il faut toûjours qu'il tremble, & n'aprenne à nous voir,
Qu'armés de la vengeance ainfi que du pouvoir,
Áij

L'Amèricain farouche eft un monftre fauvage,
Qui mord en fremiffant le frein de l'esclavage;
Soûmis au châtiment, fier dans l'impunité,
De la main qui le flatte il fe croit redouté.
Tout pouvoir en un mot périt par l'indulgence,
Et la févérité produit l'obéïffance.

Je fçai qu'aux Caftillans il fuffit de l'honneur ;
Qu'à fervir fans murmure ils mettent leur grandeur:
Mais le refte du monde, efclave de la crainte,

A befoin qu'on l'oprime, & fert avec contrainte.
Les Dieux même * adorés dans ces climats affreux,
S'ils ne font teints de fang, n'obtiennent point de vœux.

ALVARE's.

Ah mon fils, que je haïs ces rigueurs tiranniques!
Les pouvés-vous aimer ces forfaits politiques,
Vous Chrétien, vous choisi pour régner deformais
Sur desChrétiens nouveaux, au nom d'un Dieu de paix?
Vos yeux ne font-ils pas affouvis des ravages
Qui de ce Continent dépeuplent les rivages?
Des bords de l'Orient n'êtois-je donc venu
Dans un monde idolatre, à l'Europe inconnu,
Que pour voir abhorrer fous ce brûlant Tropique,
Et le nom de l'Europe, & le nom Catholique?
Ah! Dieu nous envoyoit, par un plus heureux choix,

Au Méxique & au Perou on immoloit des hommes à ce qu'on apelloit la Divinité; & ce qu'il y a de plus horrible, c'eft que prefque tous les Peuples de la terre ont été coupables de pareils facrileges par religion.

Pour annoncer fon nom, pour faire aimer fes Loix;
Et nous, de ces climats deftructeurs implacables,
Nous, & d'or & de fang toujours infatiables,
Déferteurs de ces Loix qu'il falloit enfeigner,
Nous égorgeons ce Peuple au lieu de le gagner.
Par nous tout eft en fang, par nous tout eft en poudre,
Et nous n'avons du Ciel imité que la foudre.
Notre nom, je l'avouë, infpire la terreur :

Les Espagnols font craints; mais ils font en horreur.
Fleaux du nouveau monde, injuftes, vains, avares,
Nous feuls en ces climats, nous fommes les Barbares.
L'Américain farouche, en fa fimplicité,

Nous égale en courage, & nous paffe en bonté.
Helas! fi comme vous il étoit fanguinaire,

S'il n'avoit des vertus, vous n'auriés plus de pere.
Avés-vous oublié qu'ils m'ont fauvé le jour ?
Avés-vous oublié, que près de ce féjour

Je me vis entouré par ce Peuple en furie,
Rendu cruel enfin par notre barbarie?

Deux des miens à mes yeux terminérent leur fort.
J'étois feul, fans fecours, & j'attendois la mort;
Mais à mon nom, mon fils, je vis tomber leurs armes.
Un jeune Américain, les yeux baignés de larmes,
Suivi de tous les fiens embraffa mes genoux:

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Alvarés, me dit-il, Alvarés, eft-ce vous ? *

,, Vives: votre vertu nous eft trop néceffaire,

* On trouve un pareil trait dans une Relation de la nouvelle Espagne.

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