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MELICERTE, trifte & rêveuse, réfléchissoit toujours au bonheur dont elle avoit jouï du temps de fes amours avec M. Brideron le pere; fes chagrins la réveilloient fouvent avant le jour; les fleurettes de ceux qui lui en contoient, lui donnoient de l'ennui: elle étoit brufque comme eux, & le foin de fon teint & de fa parure ne l'occupoit plus; coiffée le plus fouvent en mauvais battant l'oeil, elle ne dédaignoit plus

d'aller affronter la poudre qui s'élevoit des tas de bled remués: le Soleil le plus ardent ne lui fesoit plus de peur, elle couroit les risques du hâle pour aller voir moissonner. Ce n'étoit plus cette beauté délicate qui redoutoit fi fort le grand air: des habits de fatigue, plus de malques, plus de bracelets, plus de pendants d'oreilles; elle ne vouloit plaire à personne, fouvent elle alloit rêver dans les allées d'un vafte jardin, ou bien dans un verger, dont chaque arbre, du temps de M. Brideron, lui avoit préfenté de fes fruits; de ce verger, fes yeux fuivoient triftement la trace d'un chemin creux, bordé de deux haies, au travers duquel elle avoit vu fon volage preffer les flancs de fon courfier, & s'éloigner plus vite qu'un éclair, malgré les boues épaiffes & profondes, dont il étoit pour lors rempli.

Elle étoit dans ce verger, les yeux fixés fur ce chemin, quand un affez triste spectacle la retira de fa rêverie; c'étoit une charrette conduite par un petit garçon, qui, pour éviter un chemin creux, avoit fait monter fon cheval fur un terrein femé d'orge, qui appartenoit à Mélicerte. Deux inconnus étoient dans la charrette dont l'un jeune, quoiqu'en chemise & d'un air triste, étoit

cependant aimable & beau garçon; l'autre vieux, d'une phyfionomie févere, mais affez prudente. Elle examina le premier, & vit qu'il reffembloit beaucoup à l'infidèle dont la mémoire ne pouvoit mourir dans fon efprit; il avoit la grandeur & la vive noirceur de fes yeux, le brun rubicond de fon teint, elle jugeoit qu'il en avoit la démarche, quand il étoit fur les pieds. Émue par cette reffemblance, elle s'avance, & va cacher fon trouble par ce difcours de méchante humeur Parlez- donc, petit garçon, & vous autres qui ne valez pas mieux, fçavez-vous que fi j'appelle, je vais faire culbuter votre charrette dans l'orniere? Voyez donc l'impertinence de gâter ainfi une terre enfemencée ! j'ai déjà fait donner les étrivieres à tous ceux qui en ont fait autant.

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Elle tâchoit, fous ce feint courroux, de dérober les inquiets & curieux regards qu'elle jettoit fur le jeune inconnu.

A ces mots, le petit Chartier s'arrêta, & d'un air honteux lui dit: Je vous demande bien pardon, Madame; mais je ne croyois pas vous rencontrer, une autre fois j'irons droit comme un fil.

Pendant cette courte répartie, Phocion, qui

étoit le vieillard, à qui le courroux & la rencon→ tre de Mélicerte entourée de trois à quatre filles, rendoient une idée vive de l'aventure de Télémaque dans l'Ifle de Calipfo, quand il aborda cette Ifle, prefloit Brideron, le poing dans les reins, de répondre, car c'étoit à lui à parler; mais le jeune campagnard déconcerté, le dos courbé, les yeux baiffés, les deux mains dans fon chapeau, fe tenoit auffi immobile qu'une ftatue. Allons donc, lui difoit Phocion, ô le plus lâche de tous les garçons! ô baudet, â fouche & bœuf tout ensemble! votre langue eft. elle à votre talon ?

Ces reproches réveillerent le ftupide : il prend fa fecouffe, faute de la charrette à terre, & fefant une révérence de deux pieds : Madame, ou bien, ô vous, qui que vous foyez, car à votre air grand, on ne fait pas bien deviner qui vous êtes.... A ga ftilà, dit alors le petit ruftre ! eft-ce que Madame eft un tonneau ?

Brideron regarda d'un air fâché l'étourdi qui l'interrompoit, & reprit ainfi : Or donc vous, qui que vous foyez, ayez pitié d'un malheureux garçon qu'on vient de dévalifer dans le maudit bois dont nous fortons. Si vous voulez fçavoir le fujet de mon malheur, apprenez, ô beauté

qui paffe de fix pieds la beauté d'une Reine, que je voyage pour chercher mon pere,

Et comment le nommez-vous votre pere, répliqua Mélicerte, avec précipitation? Il s'appejle, dit-il, M. Brideron, Bourgeois de village, & maintenant Capitaine dans un Régiment Allemand, s'il vit encore ; & Dieu lui faffe paix, s'il eft mort. Or, je le cherche; jamais homme ne fit tant de bruit dans nos cantons; ce fut lui qui remporta toujours la victoire, quand on tiroit à l'oie ; il étoit craint comme le tonnerre, on n'ofoit pas lui marcher fur le pied, il dégaînoit auffi vîte qu'il ôtoit fon chapeau. Plus fage qu'un Avocat dans fes confeils, ce fut lui qui fit gagner le procès au bon M. Vignard, qui l'auroit perdu fi mon pere n'avoit été au monde. Patient & doux comme un mouton, une épine un jour lui entra dans le pied: demandez à mon oncle que voilà, s'il dit autre chofe que hai! quand on la lui retira? Hélas! le grand-homme voulut aller à la guerre, car le fang lui pétilloit dans le corps comme de la poudre dans le feu: depuis ce temps, nos yeux ne l'ont pas vu, nos mains ne l'ont point touché, & peut-être un faquin de Patron chez les Turcs, l'oblige à fumer ou à labourer la terre; peut-être eft-il enterré dans

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