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LE

TÉLÉMAQUE

TRAVÉS II.

LIVRE TROISIEM E.

USSITÔT que le foleil eut le lendemain percé les vîtres de la chambre de Brideron, & que ce bel aftre eut réjouï de fes premiers rayons la terre; Phocion, en se frottant les yeux, & s'étendant, dit : Ah! morbleu ! que le métier d'un homme fage eft pénible ! Je ronflerois bien encore une ou deux heures; mais vîte, hors de notre couverture, Brideron & moi auffi: retournons à Mélicerte; elle vous attend, fans doute; il me femble la voir entourée de fes filles. Hier au foir, plus fucrée que de la régliffe, fa bou

che vous donnoit des qualités que vous n'aurez jamais. Ah! Brideron, défiez-vous de ces paroles entortillées dans un miel qui vous en fait avaler le sens, comme un goujon avale l'eau. A l'entendre, Polichinel, Arlequin, Scaramouche, & Télémaque, n'étoient que des Pigmées en mérite auprès de vous. Ah, la traitreffe! elle vous pelotte, elle fe gauffe, comme difent nos payfans; car elle fçait bien que vous n'êtes encore qu'au maillot de la fageffe. Cela dit, ils allerent à l'appartement de Mélicerte. La bonne Dame dormoit encore; le vin & les liqueurs du jour d'hier l'entretenoient dans un fommeil profond, , que l'indifcret Brideron vint rompre. Cet étourdi la croyoit obligée de fe ftyler à la conformité des actions de Calipfo, qui, dès le matin, fut prête à écouter Télémaque. Au bruit que nos deux vifionnaires firent en entrant dans la cham→ bre, elle s'éveilla: Charlotte, eft-ce vous, ditelle ? chienne de borgneffe, que viens-tu faire fi matin? me prends-tu pour une poule ? non, Madame, répondit Bridèron, vous n'êtes point une poule, & je ne fuis point la borgneffe. Ah! mon fils, c'est vous, dit-elle. Oui, Madame répartit-il ; le foleil dore les montagnes; j'ai cru être obligé de venir vous raconter le refte de

ma vie. Attendez donc, mignon, dit-elle, que je raccommode ma cornette. Je fuis fi mal bâtie, la pefte étouffe la blanchiffeufe! il y a trois femaines que j'ai cette cornette à la tête. Petit garçon, cria-t-elle en continuant, qu'on faffe lever les filles. C'eft bien dit, Madame, répondit Brideron; car il faut qu'elles entourent votre lit, afin que je continue dans les regles.

Les filles arriverent de méchante humeur les yeux à demi-collés. Mélicerte refta dans fon lit, en laiffant entrevoir adroitement une gorge très-blanche ; &, pour le refte, dans l'attitude d'une beauté entre deux fers, Brideron, lorgnant un moment, commença de cette maniere.

A peine étois-je éloigné d'une demi-lieue, que je rencontrai une grande charrette couverte, pleine d'hommes & de femmes. Oh, oh! dit une des femmes en me voyant marcher, voilà un jeune garçon qui a l'air de bonne famille; il eft bien fait. J'entendois que l'une me trouvoit les yeux noirs ; l'autre, les joues rouges; l'autre, le nez court, la bouche petite. Je ne fçais pas fi elles ne parlerent pas de tous mes membres; tant y a qu'on m'appella. Parlez donc, jeune gas, me dit un homme, où allezvous à pied de cette maniere ? Eh ! Monfieur- 2

répondis-je, je cherche mon pere, & j'enfile, pour le trouver, le premier chemin que je

trouve.

A ces mots, je vis que tout le monde s'intéreffoit pour moi. Eft-ce que vous l'avez perdu à quelque foire, votre pere ? Eh! vraiment répondis-je; il eft parti de chez nous pour aller à l'armée ; &, comme il n'est pas revenu, je fuis bien-aife de fçavoir où il eft; peut-être nous rencontrerons-nous, fi Dieu le veut.

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Là-deffus ils me firent monter dans leur charrette, difant que je vînfle avec eux. Je dis alors en moi-même, cette voiture est mise ici pour moi, à la place du vaiffeau des Cypriens, avec lefquels Télémaque fe trouva en fortant de Tyr.

Je caufai quelque temps avec ces hommes & ces femmes, & je m'endormis tout en parlant. Admirez cela, Madame: il falloit bien que je m'endormiffe car dans ce temps-là Télémaque dormit auffi. Mais voilà bien davantage : il rêva qu'il voyoit Vénus & Cupidon : eh bien ! je rêvai ce que vous allez entendre: je vis donc une jeune fille, dont le cotillon étoit court; elle n'avoit que des fabots, mais ils étoient tout neufs; elle avoit une gorgerette charmante; elle tenoit une houlette à fa main, c'étoit comme une Ber

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gere; elle m'en donna un coup fur l'épaule, & me dit beau garçon, que vous allez vous divertir, fi vous voulez ! Me trouvez-vous à votre gré? Regardez-moi tout à votre aife. Voilà ce qu'il faut, & non pas un voyage de malheureux, dans lequel vous n'uferez que vos fouliers, & ne boirez le plus fouvent que de l'eau. Tenez, voici une bouteille pleine de vin; avalez-moi cela pour vous réjouir le cœur, & fongez à aimer; elle me careffoit après pendant que je me préparois à vuider ma bouteille, j'avois déjà le goulot dans la bouche, quand une groffe femme parut tout-d'un-coup, & m'arracha la bouteille qu'elle jetta à terre. Cette créature n'étoit pas belle & mignonne comme l'autre ; elle avoit même un peu de barbe au menton; mais elle avoit l'air mâle & grand, les pieds larges & les mains à l'avenant; les traits groffiers; deux bons gros yeux qui lui fortoient de la tête, & une belle & large bouche. Teftubleu! qu'elle eût bien été la femme d'un foldat aux Gardes !

Hors d'ici, dit-elle à la Bergere, avec ta bouteille; tu veux grifer ce pauvre innocent pour le rendre libertin : le vin & les femmes, voilà de quoi l'accommoder de toutes pieces. Retirezvous, petite carogne; ne le mettez point au

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