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LE BEL ESPRIT.

IV. ENTRETIEN.

UGENE & Arifte commencerent leur promenade par la lecture d'un ouvrage mêlé de profe & de vers qu'un de leurs amis avoit compofé depuis peu. Ils le lurent attentivement, comme on lit toujours les pieces nouvelles ; & après l'avoir examiné à loifir, ils jugerent tous deux que de long-temps il ne s'étoit rien fait de plus raifonnable & de plus fpirituel.

Il faut avoir bien de l'efprit, dit Eugene, pour faire de ces fortes d'ouvrages où l'efprit brille par tout, & où il n'y a point de faux brillans. Il ne fuffit pas pour cela d'avoir beaucoup d'efprit, répondit Ariste, il faut en avoir d'une espece particu

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here. Il n'y a que le bel efprit quis foit capable de ces chef-d'œuvres :: c'eft lui proprement qui donne aux pieces excellentes ce tour qui les diftingue des pieces communes, & ce caractere de perfection, qui fait qu'on y découvre toujours de nouvelles graces..Mais tout le monde n'a pas de ce bel efprit dont je parle,. ajouta-t-il ; & tel qui fait le bel efprir, en a peut-être moins qu'un au-tre. Car il y a bien de la différence en-tre être bel efprit de profeflion, & avoir l'efprit beau. d'une certaine beauté que je me figure.

Si cette beauté d'efprit que vous vous imaginez eft une chofe fort rare, dit Eugene, la réputation de bel efprit eft affez commune: il n'y a point de louange qu'on donne plus: aifément dans le monde. Il me femble même qu'il n'y a point de qualité qui coûte moins à acquérir. On en eft quitte pour favoir l'art de faire agréablement un conte, ou de bien tour-ner un vers une folie dite de bonne grace, un madrigal, un couplet de chanfon eft affez fouvent le mérite par lequel on s'érige en bel efprit ;;

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&.vous m'avouerez que ce n'est res que de ces difeurs & de ces fai feurs de jolies chofes dont on a coutume de dire, Il eft bel efprit.

J'avoue, repartit Arifte,,qu'on a ufurpé ce titre dans notre fiecle avec autant de liberté & d'injuftice, que· celui de Gentilhomme. &. de Marquis ; & fi les ufurpateurs étoient punis dans l'empire des Lettres auffi féverement qu'ils le font depuis quelques années dans la France, il y auroit bien des gens dégradés de bel efprit, comme il y en a beaucoup qui font dégradés de nobleffe. Ces Meffieurs les beaux efprits auroient beau faire valoir leurs madrigaux, leurs bouts-rimés & leurs impromptus, pour fe maintenir dans la pol pos feffion où ils font je m'affure qu'ils› ne trouveroient pas dans leurs papiers de quoi juftifier leur qualité prétendue. Tous leurs titres ne font pas meilleurs que ceux des faux nobles :: le nom qu'ils portent, eft un nom en l'air, qu'il n'eft foutenu de rien; ils ont la réputation de bel efprit, fans en avoir le mérite ni le caractere..

C'est un caractere ridicule que ces

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Eui de bel efprit, dit Eugene; & je ne fai fi je n'aimerois point mieux être un peu bête, que de paffer pour ce qu'on appelle communément bel efprit. Toutes les perfonnes raisonnables font de votre goût, reprit Arifte. Le bel efprit eft fi fort décrié depuis la profanation qu'on en a faire en le rendant trop commun, que les plus fpirituels s'en défendent, & s'en cachent comme d'un crime. Ceux qui s'en font le plus d'honneur ne font pas les plus honnêtes gens du monde; ils ne font pas même ce qu'ils penfent être ; ils ne font rien moins que de beaux efprits: car la véritable beauté de l'efprit confifte dans un difcernement jufte & délicat que ces. Meffieurs-là n'ont pas. Ce difcernement fait connoître les chofes telles qu'elles font en elles-mêmes, fans qu'on demeure court, comme le peuple qui s'arrête à la fuperficie; ni auffi fans qu'on aille trop loin, comme ces efprits rafinés, qui, à force de fubtilifer, s'évaporent en des imaginations vaines & chimériques.

Il me femble, interrompit Eugene, que ce difcernement exquis appar

tient plus au bon fens qu'au bel efprit. Le vrai bel efprit, repartit Arifte, eft inféparable du bons tens; & c'eft fe méprendre que de le confondre avec je ne fai quelle vivacité qui n'a rien de folide. Le jugement eft comme le fond de la beauté de l'efprit, ou plutôt le bel efprit eft de la nature de ces pierres précieufes, qui n'ont pas moins de folidité que d'éclat. Il n'y a rien de plus beau qu'un diamant bien poli & bien net; il éclate de tous côtés & dans toutes fes parties..

Quanta födezza, tanto ha fplendore... C'est un corps folide qui brille; c'eft un brillant qui a de la confiftenee & du corps. L'union, le mélange, Paffortiment de ce qu'il a d'éclatant & de folide, fait tout fon agrément & tout fon prix. Voilà le fymbole du bel efprit, tel que je me l'imagine.. Il a du folide & du brillant dans un égal degré : c'eft, à le bien définir, lebons fens qui brille. Car il y a une efpece de bon fens fombre & morne, qui n'eft gueres, moins oppofé à la Beauté de l'efprit que le faux brillant.. Le bons fens dont je parle eft d'une

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