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me vois réduit pour subsister, à faire comme yous des civilités aux passants. Je sais bien que, de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque c'est d'être un peu plus honorable.

S'il était honorable, a répondu l'autre, il ne vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mêlerait. Vous avez raison, a repris le manchot: oh çà, je suis donc un de vos confrères, et je voudrais n'allier avec vous. Donnez-moi votre fille. Vous n'y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard; il lui faut un meilleur parti: vous n'êtes point assez estropié pour être mon gendre; j'en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriers. Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez déplorable situation?-Fi donc! a reparti l'autre brusquement, vous n'êtes que manchot, et vous osez prétendre à ma fille! Savez-vous bien que je l'ai refusée à un cul-de-jatte? »

J'aurais tort, continua le Diable, de passer la maison qui joint l'hôtel de la comtesse, et où demeurent un vieux peintre ivrogne et un poëte caustique. Le peintre est Borti de chez lui ce matin, à sept heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa femme malade à l'extrémité; mais il a rencontré un de ses amis qui l'a entraîné au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'à dix heures du soir. Le poëte, qui a la réputation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour

ses vers mordants, disait tantôt d'un air fanfaron dans un café, en parlant d'un homme qui n'y était pas : « C'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes bien en fonds. » Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujourd'hui chez un banquier de cette rue, nouvellement établi dans cette ville: il n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pérou avec de grandes richesses. Son père est un honnête capareto de Viejo et de Mediana, gros village de la Castille vieille, auprès des montagnes de Sierra d'Avila, où il vit, très content de son état, avec une femme de son âge, c'est-à-dire de soixante ans. Il y avait un temps considérable que leur fils était sorti de chez eux pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s'étaient écoulées depuis qu'ils ne l'avaient vu ; ils parlaient souvent de lui; ils priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas, tous les dimanches, de le faire recommander au prône par le curé, qui était de leurs amis. Le banquier, de son côté, ne le mettait pas en oubli. D'abord qu'il eut fixé son établissement, il résolut de s'informer par lui-même de la situation où ils pouvaient être. Pour cet effet, après avoir dit à ses domestiques de n'être pas en peine

de lui, il partit, il y a quinze jours, à cheval, sans que personne l'accompagnåt, et il se rendit au lieu de sa naissance.

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Il était environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait auprès de son épouse, lorsqu'ils se réveillèrent en sursaut, au bruit que fit le banquier en frappant à la porte de leur petite maison. Ils demandèrent qui frappait. « Ouvrez, ouvrcz, leur dit il, c'est votre fils Francillo. A d'autres, répondit le bonhomme; passez votre chemin, voleurs, il n'y a rien à faire ici pour vous Francillo est présentement aux Indes, s'il n'est pas mort.Votre fils n'est plus aux Indes, répliqua le banquier, il est revenu du Pérou : c'est lui qui vous parle; ne lui refusez pas l'entrée de votre maison. - Levons-nous, Jacques, dit alors la femme. Je crois effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaître à sa voix. » Ils se levèrent aussitôt tous deux : le père alluma une chandelle, et la mère, après s'être habillée à la hâte, alla ouvrir la porte; elle envisagea Francillo, et, ne pouvant le méconnaître, elle se jette à son cou et le serre étroitement entre ses bras. Maître Jaques, agité des mêmes mouvements que sa femme, embrasse à son tour son fils; et ces trois personnes, charmées de se voir réunies après une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de s'en donner des marques. Après des transports si doux, le ban

quier débrida son cheval, et le mit dans une étable où gîtait une vache, mère nourrice de la maison; ensuite il rendit compte à ses parents de son voyage, et des biens qu'il avait apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des auditeurs désintéressés; mais un fils qui s'épanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention d'un père et d'une mère: il n'y a pas pour eux de circonstance indifférente; ils l'écoutaient avec avidité, et les moindres choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impres➡ sion de douleur ou de joie. Dès qu'il eut achevé sa relation, il leur dit qu'il venait leur offrir une partie de ses biens, et il pria son père de ne plus travailler. « Non, mon fils, lui dit maître Jacques, j'aime mon mé→ tier, je ne le quitterai pas. Quoi donc! répliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point de venir demeurer à Madrid avec moi; je sais bien que le séjour de la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prétends pas troubler votre vie tranquille; mais, du moins, épargnez-vous un travail pénible, et vivez ici commodément, puisque vous le pouvez. » La mère appuya le sentiment du fils, et maître Jacques se rendit. «Eh bien! Francillo, ditil, pour te satisfaire, je ne travaillerai plus pour tous les habitants du village, je raccommoderai seulement mes souliers et ceux de

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monsieur le curé, notre bon ami. » Après cette convention, le banquier avala deux œufs frais qu'on lui fit cuire, puis se coucha près de son père, et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un bon naturel sont seuls capables de s'imaginer. Le lendemain matin Francillo leur laissa une bourse de trois cents pistoles, et revint à Madrid. Mais il a été bien étonné ce matin de voir tout à coup paraître chez lui maître Jacques. « Quel sujet vous amène ici, mon père? lui a-t-il dit. Mon fils, a répondu le vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux vivre de mon métier; je meurs d'ennui depuis que je ne travaille plus. Eh bien, mon père, a répliqué Francillo, retournez au village, continuez d'exercer votre profession, mais que ce soit seulement pour vous désennuyer. Remportez votre bourse et n'épargnez pas la mienne. Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent? a repris maître Jacques. -Soulagez-en les pauvres, a reparti le banquier, faites-en l'usage que votre curé vous conseillera. » Le savetier, content de cette réponse, s'en est retourné à Médiana.

Don Cléophas n'écouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il allait donner toutes les louanges dues au bon cœur de ce banquier, si dans ce moment même des cris perçants n'eussent attiré son attention.

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