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sont pas si tendres, et si vous voulez savoir la différence qu'il y entre un Français et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à l'heure :

CHANSON ESPAGNOLE 1.

Ardo y lloro sin sosiego,
Llorando y ardiendo tanto,
Que ni el llanto apaga el fuego,
Ni el fuego consume el llantc.

Je brûle et je pleure sans cesse et sans que mes pleurs puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes.

C'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa dame; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas ces jours passés :

CHANSON FRANÇAISE.

L'objet qui règne dans mon cœur

Est toujours insensible à mon amour fidèle:

1 Chanson espagnole. On peut la rendre ainsi en

vers:

Je brûle et je pleure sans cesse:

Mais c'est en vain, mes pleurs n'éteignent pas mes feux, Mes feux ne peuvent pas, queique ardeur qui me presse, Tarir les larmes de mes yeux.

Mes soins, mes soupirs, ma langueur,
Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien?
Ah! puisque je ne puis lui plaire,

Je renonce au jour qui m'éclaire;

Venez, mes chers amis, m'enterrer chez Payen.

Ce Payen est apparen:ment un traiteur? dit don Cléophas.

Justement, répondit le Diable. Continuons, examinons les autres fous.

Passons plutôt aux femmes, répliqua Leandro, je suis impatient de les voir.

Je vais céder à votre impatience, repartit l'esprit; mais il y a ici deux ou trois infortunés que je suis bien aise de vous montrer auparavant vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur. Considérez, dans la loge. qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage pâle et décharné qui grince des dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre : c'est un honnête homme né sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mérite du monde, quelques mouvements qu'il se soit donnés pendant vingt années, il n'a pu parvenir à s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un très petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l'arithmétique, au haut de la roue de la fortune. Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé pour n'avoir pu

supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien ; il se contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser; il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère et parmi les fous. Je ne veux plus vous en faire observer qu'un : c'est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un senhor hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler ; ce n'était chez lui, tous les jours, que festins; et, quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait.

Il ne faut pas douter, dit Zambullo, q ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement ruiné.

Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le même train. Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il.

LE SAGE I.

6

Comment donc, s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! Il y a moins de folles que je ne croyais.

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Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure, dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine.

-Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cléophas, je m'en tiens à celles-ci.

Vous avez raison, reprit le boiteux; ce sont presque toutes des filles de distinction; vous jugez bien, à la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de lcur folie. Dans la première loge est la femme d'un corregidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit. Dans la seconde, demeure l'épouse d'un trésorier général du conseil des Indes; elle est devenue folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Médina-Cœli. Dans la troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande qui a perdu le jugement de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité nommée doña Béatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur. Cette dame avait une amie qu'on appelait doña Men

cia; elles se voyaient tous les jours. Un chevalier del'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales; elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de doña Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier. Doña Béatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait en bonne Espagnole, au fond de son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinthe de Romarate, autre amant de doña Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée. Cette lettre fut très agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinthe ôtât la vie à son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinthe, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de doña Béatrix de poursuívreen justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite, pour donner le temps à don Jacinthe d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si cher intérêt

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