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Oh! oh! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations; viendrait-il d'arriver quelque malheur?

Voici ce que c'est, dit l'esprit : deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes, dans ce tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement; le plus âgé est marié, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. «Malheureux enfant, dit le père en apostrophant son fils, qui ne saurait l'entendre, combien de fois j'ai-je exhorté à renoncer au jeu? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il te coûterait la vie? Je déclare que ce n'est point ma faute si tu péris misérablement. » De son côté, la femme se désespère. Quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apporté en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries qu'elle avait, et jusqu'à ses habits, elle est inconso-. lable de sa perte; elle maudit les cartes, qui en sont la cause; elle maudit celui qui les a inventées; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent.

Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cléophas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâce au

ciel, je ne suis point entiché de ce vice-la. - Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courtisanes? et n'avezvous pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire messieurs les hommes; leurs propres défauts leur paraissent des minuties, au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope. Il faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images tristes. Voyez, dans une maison, à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur un lit : c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite-nièce, bien loin de lui donner du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des recéleurs; après quoi ils auront tout le loisir de pleurer et de se lamenter... Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont deux frères; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se gouvernaient différemment : l'un avait une confiance aveugle en son médecin, l'autre a voulu laisser agir la nature. ils sont morts tous deux : celui-là pour avoir pris tous les remèdes de son docteur; celui-ci pour n'avoir rien voulu prendre.

Cela est fort embarrassant, dit Leandro. Et que faut-il donc que fasse un pauvre malade?

C'est ce que je ne puis vous apprendre,

répondit le Diable; je sais bien qu'il y a de bons remèdes, mais je ne sais s'il y a de bons médecins... Changeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la rue un charivari? Une femme de soixante ans a épousé ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutés pour célébrer ses noces par un concert bruyant de bassins, de poêles et de chaudrons.

- Vous m'avez dit, interrompit l'écolier, que c'était vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point de part à celui-là.

Non, vraiment, repartit le boiteux, je n'avais garde de le faire, puisque je n'étais pas libre; mais quand je l'aurais été, je ne m'en serais pas mêlé. Cette femme est scrupuleuse : elle ne s'est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles unions, je me plais bien davantage à troubler les consciences qu'à les rendre tranquilles.

- Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zambullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille.

Celui que vous entendez en dépit du charivari, répondit le boiteux, part d'un cabaret où il y a un gros capitaine flamand, un chantre français et un officier de la garde allemande, qui chantent en trio. Ils sont à table

depuis huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres... Arrêtez vos regards sur cette maison isolée, vis-à-vis celle du chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes, qui font la débauche avec trois hommes de la cour.

-Ah ! qu'elles me paraissent jolies! s'écria don Cléophas; je ne me m'étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu'elles font de caresse à ceux-là! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux!

-Que vous êtes jeune! répliqua l'esprit; vous ne connaissez guère ces sortes de dames; elles ont le cœur encore plus tardé que le visage. Quelques démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs; elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimés, au contraire, tout payeur est traité comme un mari; c'est une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs valets, qui les attendent dans la rue, se consolent dans la douce espérance de les avoir gratis.

Expliquez-moi, de grâce, interrompit

Leandro Perez, un autre tableau qui frappé mes yeux. Tout le monde est encore sur pied danscette grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient à gorge déployée et que les autres dansent? On y célèbre quelque fête apparemment ?

Ce sont des noces, dit le boiteux ; tous les domestiques sont dans la joie. Il n'y a pas trois jours que, dans ce même hôtel, on était dans une extrême affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie de vous raconter; elle est un peu longue, à la vérité, mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera pas. En même temps il la commença de cette sorte :

IV. Histoire des amours du comte de Belflor
et de Léonor de Cespedes.

Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amou reux de la jeune Léonor de Cespedes. Il n'avait pas dessein de l'épouser, la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui; il ne se proposait que d'en faire sa maîtresse. Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler, ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, ap pelée la dame Marcelle. Il en était au déses◄

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