J'avouerai même encore qu'en y regardant de près on reconnaîtra dans le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan. Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en France je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? j'ai passé à Paris pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol, et qu'elle y est devenue un original. J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition, que je vous adresse encore, seigneur Luis Velez ; mais pour le rendre plus digne de revoir le jour, après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit tou jours le même, il s'y fait une succession continuelle d'originaux, qui semble y apporter quelque changement. Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage, je l'ai refondu, et augmenté d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle. Après avoir reconnu, seigneur de Guevara, que votre Diable a toujours hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco Santos, auteur du livre intitulé Dia y Noche de Madrid. Quoique le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait, afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs, qui, pour ven dre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les armoiries. Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition qu'il a reçu la première! Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage soit plus nourri qu'il n'était, et que j'aie fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût. DIABLE BOITEUX L-Quel diable c'est que le diable boiteux. Où et par quel hasard don Cléophas Léandro Perez Zambulla fit connaissance avec lui. Une nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs mattresses; déjà le son des guitares causait de l'inquiétude aux pères, et alarmait les maris jaloux; enfin, il était près de minuit lorsque don Cléophas Léandro Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne d'une maison où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur en s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadessins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre. Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du naufrage. Il regarda d'abord de toutes parts; et fort étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachée au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un côté, des fioles et des cadrans de l'autre ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit. Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain, ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina |