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va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une fille; il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils, qui, plus heureux que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.

· Quelle satisfaction! reprit l'écolier, quel ravissement pour ce fils de revoir son père, et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et tranquilles!

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- Vous parlez, reprit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de sentiment; le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie; au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuzcoa, et de ne rien épargner pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire concierge d'une de ses terres... Derrière ce aptif qui vous paraît de si bonne mine, il y en un autre qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe : c'est un petit médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi eux ; ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne...

Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger, pendant douze ans, chez un renégat anglais, son patron!

-Et qui est ce pauvre captif? dit Zambullo.

C'est un cordelier de Navarre, répondit le démon ; je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent esclaves chrétiens de prendre le turban.

Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléophas, que je suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un barbare.

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Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, repartit Asmodée. Ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule à combattre des tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.

- Le premier captif après ce cordelier, dit Leandro Perez, a l'air bien tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.

Vous me prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père in

fortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté de vous apprendre sa pitoyable histoire et de laisser là le reste des captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures méritent de vous être racontées.

L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le Diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.

XX.

De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, fi fui coui à coup Interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Cléophas et lui furent séparés.

Pablos de Bahabon, fils d'un alcade de village de la Castille-Vieille, après avoir partagé avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de l'université. Il était bien fait, il avait de l'esprit, et il entrait dans sa vingttroisième année. Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié; c'était à qui serait des parties de plaisir que don. Pablos faisait tous les jours : je dis don Pablos, parce qu'il avait pris le don pour être en droit de

vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource. Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de Tormès, il rencontra une personne de sa connaissance qui lui dit « Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville. » Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-lechamp la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter ses om

bres pour continuer sa marche plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs feuilles : il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'enveloppaient de leurs feuillages. Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la débauche, et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin. Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait dans ce bois; et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou trois fois.

Le Diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit :

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