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que cela est un peu hasardé; mais c'est ce que je cherche. Que les petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation sans oser les franchir, à la bonne heure! il y a de la prudence dans leur timidité : pour moi, J'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point. Les captives sont donc couchées par terre. Phénix, gouverneur d'Achille, est avec elles i les aide à se relever l'une après l'autre; ensuite, il commence la protase par

ces vers:

Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille,
I e fier Agamemnon, le divin Camélus,
Nestor, pareil aux dieux, le vaillant Eumélus,
Léonte, de la pique adroit à l'exercice,
Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse.
Achille s'y prépare, et déjà ce héros
Pousse vers Ilium ses immortels chevaux;
Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,
Il leur dit : « Cher Xanthus, Balius, avancez;
Et, lorsque vous serez de carnage lassés,

Quand les Troyens fuyant rentreront dans eur ville,
Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille. »
Xanthus baisse la tête, et répond par ces mots :
Achille, vous serez content de vos chevaux,
Is vont aller au gré de votre impatience;
Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance. »
Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler,
Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font retentir le rivage de Troie.

Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
Paraît plus éclatant que l'astre du matin.
Ou tel que le soleil, commençant sa carrière,
S'élève pour donner au monde la lumière;

Ou brillant comme un feu que les villageois font
Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.

» Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de cette comparaison: Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..... Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, vous en devez être enchanté. Je le suis sans doute, a répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre tragédie du soin que prenait Thétis de chasser les mouches troyennes qui s'approchaient du corps de Patrocle.

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Ne

pensez pas vous en moquer, a répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer. Cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers pompeux ; je ne le raterai pas, sur ma parole. Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon coin. Aussi, quand je les lis, il faut voir comme or

les applaudit; je m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les jours des beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passe pas pour un Pradon. La grande comtesse de Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat ; je suis son poëte favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que sangloter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.» A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là; c'est une femme qui ne peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique qu'elle sort ordinai→ rement de sa loge après la grande pièce pour emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion. Que l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs qu'elle. Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation de mille personnes de qualité, tant mâ

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les que femelles...

Je me défierais encore

du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur comique; je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté d'un vers ou à la délicatesse d'un sentiment. Cela suffit pour leur faire louer tout un ouvrage, quelqu'imparfait qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas davantage pour décrier une bonne pièce. Eh bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du parterre. Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a répliqué l'autre; il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. I se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est vrai que, dans la suite, l'impression le désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.

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C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le tragique. On réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies: l'impression découvre leur

faiblesse, les comédies n'étant que des bagatelles, que de petites productions d'esprit... Tout beau ! monsieur l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau ! Vous ne songez pas que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi de la comédie avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous, il n'est pas plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer. Sachez qu'un sujet ingénieux, dans les mœurs de la vie ordinaire, ne coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet tragique. Ah! parbleu! s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de vous entendre parler dans ces termes. Eh bien! monsieur Calidas, pour éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je les ai méprisés jusqu'ici. Je me soucie fort peu de vos mépris, monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et, pour répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille parle à ses chevaux, ses chevaux lui répondent; il y a là-dedans une image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les piller de cette sorte; ils sont, à la

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