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sait sur un petit cheval un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète; aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérable: et on lisait sur le visage de ce Moïse espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de chrétiens dans leur patrie.

Ces eaptifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre que pendant leur absence il ne soit arrivé dans leurs familles des évènements plus cruels pour eux que l'esclavage.

Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon; après avoir été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucune nouvelle de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq enfants qui ne sont pas de son bail. L'au

tre,

fils d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé de face, et sa crainte n'est pas sans fondement; son père et sa mère sont morts, et ses s frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mauvaise conduite.

J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est charmé de

n'être plus exposé à la bastonnade. Le captif que vous regardez, répondit le Diable, a grand sujet d'être joyeux de sa délivrance; il sait qu'une tante, dont il est unique héritier, vient de mourir; et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui remarquez.

Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté : une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause, Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé ; il a peur, que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été inébranlable. Et a-t-il été long-temps esclave? dit Zambullo. Dix-huit mois, répondit Asmodée. Oh! parbleu, répli qua Léandro Pérez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur, il n'a pas mis la constance de sa dame a une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer. C'est ce qui vous trompe, repartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant,

Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable; et Vous voyez dans cette figure hideuse le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous

conter.

Why Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut; et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maitre d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. Fabricio acheva ses étu¬ des, déjà commencées à Salamanque. Il y apprit ensuite à monter à cheval et à faire des armes ; en un mot, il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favorablement de dona Hypolyta, sœur d'un petit gentilhomme, qui avait sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.

Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabricio, qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hypolyta, de son côté, s'était bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considé rer avec beaucoup d'attention; elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.

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Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts, Cependant, quoique ses facultés ne lai permis

sent pas de la faire réparer, quofqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et de plus, il y avait une femme maure auprès de sa sœur.

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C'était une chose réjouissante que de voir pa raitre don Thomas dans le bourg, les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait, lorsqu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage.

Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolyta. Fabricio le savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eût l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte“ de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité trouva

moyen de les after sans les exposer à rougir. Seigneur, dit-il un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt, ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette obligation-là.

Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea volontiers de cette somme; et il ne l'eut pas sitôt entre les mains, qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités : un habit neuf d'un très beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hipolyta eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée : c'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il ne se fit point le moindre scrupule d'en user ainsi : il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme.

Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté qu'en faveur de ses espèces, don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'Hipolyta peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Vé

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