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je vous demande encore la permiffione de vous en aller rendre compte, & de « toutes les autres qui me regardent, se & que je ne pourrois que tres-mal-ai- « fément vous exprimer dans une Let- «<

tre.

Une des plus grandes graces de Dieu, eft de nous dérober la vûë & le fentiment de nos bonnes actions, & de nous mettre dans cette heureuse fituation,, qui fait que nous nous regardons toujours comme des ferviteurs inutiles; fans cela l'amour propre eft fujet à des retours fur nous-mêmes, qui mettent la vertu la plus folide dans un tres-grand danger. C'eft la difpofition où Dieu avoit mis l'Abbé de Rancé. J'efpere toûjours, ajoûte-t-il, dans la continuation de vos prieres, & je vous convie à ne vous point laffer de demander à Dieu ma converfion.

Un homme qui fe donnoit à Dieu d'une maniere fi parfaite, fembloit avoir lieu d'efperer qu'il détruiroit enfin tous les obftacles qui le retenoient malgré lui dans le monde; mais les voyes de Dieu font auffi éloignées de celles des hommes que le Ciel eft élevé au deffus de la terre. Il falloit que fa foy s'affermît, & cela ne fe pouvoit faire que par les contra

dictions; il lui en arrivoit tous les jours de nouvelles. Aprés avoir furmonté les difficultez, dont on a parlé du côté de la Cour, il lui en furvint d'autres & en‹ plus grand nombre pour la vente de fon patrimoine. Celuy de fes parens qui devoit acheter Veret, aprés l'avoir fait atrendre deux mois, lui manqua de parole, foit que fa famille y mit fous maindes obftacles, ou pour d'autres raisons qui font inconnues; plufieurs autres perfonnes à qui il s'adreffa en uferent de même, toujours à la veille de conclure fans pouvoir terminer aucune affaire.

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C'est ainsi qu'il en parle à l'Evêque » d'Alet dans la même Lettre. Je ne puis » manquer de vous dire que le marché » de ma maison a été fait & arrêté plu» fieurs fois; & quelque diligence que j'y aye pû apporter, les chofes ont toujours manqué. Je fuis à la veille » de les finir, à ce que je pense; mais »jufques ici lorfque je les ai crû terminées, je les ai vû fe renverfer en un moment avec d'extrêmes dégoûts. Pour moi je vous avouë que mes impatiences fur cela ont été extraordinaires, & que je n'ai jamais rien defiré avec tant d'ardeur que de m'ac

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quitter de cette obligation.

Il y avoit environ deux ans que l'Abbé de Rancé fe trouvoit dans cet eme barras avec autant d'ardeur pour le dépoüiller de fon bien, que d'autres en ont pour en acquerir, lorfque l'Abbé · d'Effiat fe prefenta pour acheter Veret. L'affaire fut bien-tôt concluë; il luy en compta deux cent dix mille livres, & fe vit par là en poffeffion d'une des plus belles maifons de la province de Touraine. L'Abbé de Rancé vendit dans ce même temps tout ce qui lui reftoit de bien, & donna deux maisons qu'il avoit encore à Paris à l'Hôtel-Dieu de la même ville. Tous ces biens étoient estimez environ trois cent mille francs. Auffitôt que l'Abbé de Rancé fe vit entre les mains le prix des terres qu'il avoit vendues, il donna à fon frere & à fa fœur tout ce qu'ils pouvoient prétendre fur la fucceffion de leur pere. Il paya les dettes de Monfieur de Rancé car pour lui il avoit eu l'équité de n'en point faire. Il récompenfa largement tous fes domeftiques, & donna jufques. à treize ou quatorze mille livres à un valet de chambre qui l'avoit fervi depuis fon enfance, & qui feroit demeuré dans l'indigence fans cette liberalité. I

ne conferva que deux valets, dont l'un le fuivit dans fa retraite, & fut un des plus fervents Religieux de la Trappe, où il a vécu long-temps fous le nom de Frere Antoine. Il fe referva encore quel que argent qui lui étoit dû pour s'en fervir aux reparations de la Trappe, dont tous les bâtimens étoient ruinez. Il donna tout le refte de fon bien à l'Hôtel Dieu & à l'Hôpital general de Paris & fe contenta d'environ trois mille livres de rente, à quoy fe réduifoit tout le revenu de l'Abbé de la Trappe.

On jugea cependant diverfement de rous ces grands facrifices que l'Abbé de Rancé avoit fait en fr peu de temps. Les perfonnes de pieté ne pouvoient fe laffer d'admirer la grandeur de fa foy. Jufqu'où, difoient-ils, n'ira pas un hom me qui fait de fi grandes démarches dès le commencement de fa conversion, & qui répond à la grace avec tant de fidelité ? Que n'en doit-on point attendre ? A quel degré de perfection n'arrivera-t-il pas à la fin?

Les gens du monde en jugeoient tout autrement; ils le regardoient comme la victime d'une morale outrée, qui ne ménageoit rien, & qui exigeoit de la

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foibleffe des hommes ce que Dieu luimême n'en demandoit pas. D'autres difoient qu'il n'avoit fait que fuivre fon genie; qu'il avoit toujours été extrê me; que la moderation n'avoit jamais été de fon goût. Prefque tous lui prédifoient de triftes repentirs, des retours honteux vers le monde; ils ne pouvoient s'imaginer qu'un efprit auffi vif pût jamais s'accommoder du repos de la folitude..

L'Abbé de Rancé avoit bien d'au tres fentimens. Il fe regardoit comme un homme qu'on a tiré d'une longue captivité, dont on a rompu les fers; & qui fe voit enfin dans une entiere liberté. Il ne pouvoit comprendre comme il avoit pû vivre fi long-temps fans fentir la pefanteur de fes chaînes, & toutes les horreurs de l'esclavage dont Dieu venoit de le tirer. Il n'étoit occupé qu'à l'en remercier, & dans les tendres mouvemens d'une reconnoiffance infinie, il repetoit fans ceffe : Vous avez rompu mes liens, je vous offri ray tout le reste de ma vie un facrifice de Louanges.

Ce fut pour y vacquer tout entier, qu'ayant terminé toutes les affaires qu'il avoit à Paris & ailleurs, il fit deffein

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