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la félicité publique jetoit tous les efprits, fut le moment que choifit Virgile, pour enfanter l'Enéide, chef-d'œuvre de l'esprit humain, où se trouvent réunies à la fois les beautés de l'Iliade & de l'Odyffée. Homère jufqu'alors avoit régné feul fur le Parnaffe, il étoit le créateur de l'Epopée : Virgile a partagé fon fcèptre. Il doit fans doute fa gloire à Homère; car fans le Poëme divin du Chantre d'Achille, peut-être n'aurionsnous pas le Poëme immortel du Chantre d'Énée. Mais fans le feu de fon génie, auroit-il pu s'élever jufqu'à la hauteur de fon modèle, l'égaler, le furpaffer même quelquefois? Rien n'affervit le génie; il imite en maître, il crée même lorfqu'il copie, & fa touche libre & vigoureufe eft toujours originale. Qu'on examine avec attention tous les morceaux que Virgile a empruntés d'Homère; il n'en eft aucun qu'il n'ait paré de grâces nouvelles, & qu'il n'ait embelli. Homère, du côté de l'imagination,

l'emportera toujours fur Virgile. L'Auteur de l'Iliade vivoit dans un temps plus voifin du berceau du monde. La nature, fimple encore, offroit à fa vafte & brillante imagination, des tableaux d'une étonnante & merveilleuse variété, que perfonne avant lui n'avoit entrepris de deffiner & de peindre. Il les a faifis le premier, & fous fes crayons divins, ils ont confervé leur couleur franche & pure, leurs beautés naturelles, toute leur vigueur & toute leur vérité. Les mœurs qu'il a peintes, toutes groffières qu'elles paroiffent aux yeux de la fauffe délicateffe de nos jours, atteftent du moins, malgré les paffions inféparables de l'humanité, l'aimable fimplicité de ces temps héroïques.

Né près de mille ans après Homère, Virgile ne pouvoit plus que l'imiter. Tout étoit changé alors. La nature n'avoit plus fa fraîcheur : les paffions développées, accrues, multipliées, avoient altéré fa première innocence,

& défiguré fes traits. La folle ambition, la foif de l'or, le luxe, le faste, les plaifirs régnoient dans Rome, lorsque Virgile commença fon Enéide. Ainfi, quoiqu'il eût choifi des héros auffi anciens que ceux d'Homère, comme c'étoit à fa Patrie & à une Monarchie naiffante qu'il confacroit fes chants, il falloit bien qu'il s'éloignât des mœurs antiques, pour se rapprocher de celles qui dominoient alors. Il est vrai qu'Homère lui a fourni la fable, le plan, les beautés poétiques de l'Enéide. Mais avec quel génie a-t-il fu fe les approprier? Tout ce qui eft beau, grand, parfait dans Homère, l'eft également dans Virgile, & la copie ne le cède en rien à l'original: fouvent même on y trouve plus de fentiment & de délicateffe, plus de jufteffe & de pensées, plus d'exactitude & de correction. En cela rien d'étonnant, ni qui puiffe faire tort à la gloire du Père de la Poéfie, fi l'on confidère que, dans l'espace de près de dix fié

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cles, la civilisation devoit avoir mis néceffairement plus d'ordre dans les idées, plus de fineffe dans le tact, plus de délicateffe dans le goût. Le Poëte Grec étale une richeffe de ftyle, une magnificence d'expreffions dont fa langue feule abonde; Virgile, malgré le peu de moyens que lui fourniffoit la fienne, n'est ni moins riche en style, ni moins magnifique en expreffions. S'il n'eût été que bel-efprit, loin de concevoir le vaste plan de l'Enéide, & d'exécuter ce grand & parfait ensemble qui y régne, il n'auroit fait de fon Poëme qu'un ouvrage découpé, chargé de faux brillans, fans plan, fans intérêt & fans unité. Au lieu de l'Episode fi touchant des Amours de Didon, qu'on ne peut lire fans attendriffement, & fans plaindre cette amante infortunée, il auroit avili fon héros, par une aventure indécente de Roman, indigne de l'Epopée. Que feroient devenus fous les crayons de Virgile bel-efprit, cette peinture

charmante du tranquille Élysée, & ces tableaux effrayans du Tartare, rendus avec tant de force & de vérité ? Qu'aurions-nous à la place de cet admirable entretien, où Anchife découvre à fon fils fes hautes deftinées & celles de fa Nation, où il lui montre fon illuftre postérité, & lui nomme, parmi une foule immenfe d'ames errantes, celles deftinées à animer cette longue fuite de héros qui doivent rendre fon nom immortel, & tous les grands Hommes qui doivent faire un jour l'honneur & la gloire de la République ? Ce fuperbe morceau plein d'ame & de vie, terminé par l'éloge fi noble & fi touchant du jeune Marcellus, n'auroit été qu'une lifte froide & monotone de quelques Héros foiblement efquiffés, & rangés comme pour être vus l'un après l'autre dans un verre magique.

Ce n'eft donc pas le bel-efprit qui fait les Poëtes, mais le génie : l'imagination même, quelque brillante qu'elle foit,

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