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moins par la grande connoiffance qu'il avoit de l'Antiquité, & par l'agrément de fa compofition. Mais comme de tous les Tragiques Latins, il ne nous refte qu'un très-petit nombre de pièces attribuées communément à Sénèque le Philofophe, il eft aifé de juger, en les lifant, que l'art étoit peu formé, ou que ce Philofophe en connoiffoit peu le génie. Toujours occupé du foin de fe montrer, il transforme tous fes personnages, hommes & femmes indiftinctement, en Philofophes: il leur prête fon langage & fes penfées, fouvent contraires, & à ce qu'ils doivent dire, & à la paffion qui les agite: il fatigue par une foule de maximes & de fentences, qu'il entaffe les unes fur les autres: fon langage, quoique ferme & précis, n'est jamais naturel, parce que c'est toujours le Bel-Esprit qui parle: il cherche plutôt à éblouir qu'à intéresser : en un mot, pour cacher la foibleffe de fa fable, il emploie toute la pompe de la Poéfie,

étale

mens,

étale les fentimens les plus élevés, mais il ignore le fecret d'aller au cœur. Voilà les défauts réels qu'on reproche généralement, & avec raison, à Sénèque. Cependant, en le condamnant comme un mauvais modèle nous devons lui rendre juftice fur la beauté des fentila fageffe des maximes, la folidité des réflexions politiques, fur la pureté même de la morale, qui brillent dans toutes fes Tragédies. Quoiqu'il ait affecté d'y faire dominer le ton philofophique, il n'en abuse jamais, pour y jeter à deffein ces maximes audacieuses, dont le but est d'opérer une révolution fubite ou infenfible dans les efprits. Citoyen autant que Philofophe, on voit qu'il chérit fa Patrie, qu'il en fuit les Loix, & qu'il refpecte les Dieux qu'elle révère: par-tout il montre à quel point il détefte le vice, par-tout il en inspire l'horreur; & lorfqu'il parle de la vertu, il en fait l'éloge avec un enthousiasme. fi vrai, que l'on voit qu'il exprime les

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fentimens de fon coeur. Si ces admirables qualités ne peuvent excufer les défauts du Poëte, elles doivent du moins faire estimer le Philosophe.

Il est aifé de voir combien le Théâtre de Rome étoit inférieur, en tout, au Théâtre d'Athènes. Ce n'eft pas que les Romains n'euffent autant de goût que les Grecs; mais ils n'avoient pas le génie de ce peuple créateur de tous les beaux Arts. Cette multitude de demi-Dieux, cette foule de Héros imaginaires dont ils prétendoient defcendre, ce fonds inépuifable de fables agréables & riantes, cette richeffe de connoiffances acquifes dans tous les Arts & dans toutes les Sciences; ce penchant naturel de la Nation à la raillerie, cette liberté de tout dire & de laiffer errer l'efprit à fon gré, tout offroit à l'imagination des Grecs une variété infinie de fujets propres à l'enflammer. Quel intérêt la Tragédie ne devoit-elle pas leur inspirer? C'étoit leur propre hiftoire qu'elle

leur rappeloit. De quelle malignité & de quelles plaifanteries pleines de fel attique la Comédie ne devoit-elle pas être affaifonnée ? C'étoient les premiers perfonnages de la République, les Magiftrats, les Gens riches, les Philofophes qu'elle attaquoit & qu'elle livroit à la rifée du Peuple. Les Athéniens aimables & frivoles, mais inftruits à fond des affaires publiques, & de tout ce qui pouvoit flatter leur vanité ou intéresser leur gloire, avoient donc tous les matériaux propres à la Tragédie & à la lá Comédie, & des hommes de génie pour les mettre en œuvre. Les Romains, au contraire peuple grave & férieux, long-temps pauvre & groffier, endurci

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aux exercices militaires & aux travaux

de la campagne, ne connoiffant d'autre

gloire que celle des armes, ignorant les Arts & les Lettres, d'une auftérité de mœurs fi grande, qu'elle auroit écarté à jamais toutes les connoiffances d'agrément, fi elle fe fût confervée dans toute

fa vigueur; les Romains, dis-je, avoient à vaincre tous les obftacles du caractère dominant de leur propre Nation, avant que de pouvoir parcourir, avec fuccès, une carrière où ils étoient entrés fi tard.

Plus de cinq cens ans, depuis la fondation de Rome, s'étoient écoulés lorfque le relâchement des mœurs autorifa l'établiffement des Jeux fcéniques. Quelle pouvoit être alors l'érudition des Poëtes? Leur Patrie ne leur en fournissoit dans aucun genre. Il falloit donc que le génie des Grecs leur fervît de guide & de flambeau; & comme ils n'étoient pas riches de leur propre fonds, ils fe contentoient d'imiter ou de copier les chefs-d'œuvre d'Athènes & les représentoient fur leur Théâtre. Cette imitation fervile & forcée, dont les Romains ne s'écartèrent point, même dans le bel âge de la Littérature Latine, nuifit beaucoup au progrès de la Tragédie; & fi la Comédie réuffit mieux ce n'eft pas que l'Art foit plus facile;

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