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meffe,& me mit dès ce jour-là chez D. Vincent de Guzman, dont il connoissoit l'homme d'affaires.

Je ne pouvois entrer dans une meilleure maison. Auffi ne me fuis-je point repenti dans la fuite d'y avoir demeuré. D. Vincent étoit un vieux Seigneur fort riche, qui vivoit depuis plufieurs années fans procès & fans femme, les Medecins lui ayant ôté la fienne, en voulant la défaire d'une toux qu'elle auroit encore pû conferver long-tems, fi elle n'eût pas pris leurs remedes. Au lieu de fonger à fe remarier, il s'étoit donné tout entier à l'éducation d'Aurore, fa fille unique, qui entroit alors dans fa vingt-fixiéme année, & pouvoit paffer pour une perfonne accomplie. Avec une beauté peu commune elle avoit un efprit excellent & très-cultivé. Son pere étoit un petit genie; mais il poffedoit l'heureux talent de bien gouverner fes affaires. Il avoit un défaut qu'on doit pardonner aux vieillards: il aimoit à parler, & fur toutes chofes, de guerre & de. combats. Si par malheur on venoit à toucher cette corde en fa prefence,il embouchoit dans le moment la trompette heroïque, & fes auditeurs fe trouvoient

trop heureux, quand ils en étoient quit tes pour la relation de deux fieges & de trois batailles. Comme il avoit confumé les deux tiers de fa vie dans le fervice, fa mémoire étoit une fource inépuisable de faits divers, qu'on n'entendoit pas toujours avec autant de plaifir qu'il les racontoit. Ajoutez à cela qu'il étoit begue & diffus; ce qui rendoit fa maniere de conter fort agréable. Au refte, je n'ai point vû de Seigneur d'un fi bon caractere. Il avoit l'humeur égale. Il n'étoit ni entêté, ni capricieux; j'admirois cela dans un homme de qualité. Quoiqu'il fût bon ménager de fon bien, il vivoit honorablement.Son domestique étoit compofé de plufieurs valets & de trois femmes qui fervoient Aurore. Je reconnus bientôt que l'Intendant de D. Mathias m'avoit procuré un bon poste, & je ne fongeai qu'à m'y maintenir. Je m'attachai à connoître le terrain; j'étudiai les inclinations des uns & des autres; puis reglant ma conduite là-deffus, je ne tardai gueres à prévenir en ma faveur mon maître & tous les domeftiques.

Il y avoit déja plus d'un mois que j'étois chez Dom Vincent, lorfque je

crus m'appercevoir que fa fille me dif nguoit de tous les valets du logis. Toutes les fois que fes yeux venoient à s'arrêter fur moi, il me fembloit y remar quer une forte de complaifance que je ne voyois point dans les regards qu'elle laiffoit tomber fur les autres. Si je n'euffe pas frequenté des Petits-Maîtres & des Comediens,je ne me ferois jamais avifé de m'imaginer qu'Aurore penfàt à moi; mais je m'étois un peu gâté parmi ces Meffieurs, chez qui les Dames même les plus qualifiées ne font pas toujours dans un trop bon prédicament. Si, difois-je, on en croit quelques-uns de ces hiftrions, il prend quelquefois à des femmes de qualité certaines fantaisies dont ils profitent; que fçai-je fi ma maîtreffe n'eft point fujette à ces fantaisieslà? Mais non, ajoutois-je un moment après, je ne puis me le perfuader. Ce n'est point une de ces Meffalines qui démentant la fierté de leur naiffance, abbaiffent indignement leurs regards jufques dans la pouffiere,& fe deshonorent fans rougir. C'eft plutôt une de ces filles vertueules, mais tendres, qui fatisfaites des bornes que leur vertu prefcrit à leur tendreffe, ne fe font pas un fcrupule

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d'inspirer & de fentir une paffion délicate qui les amuse fans peril.

Voilà comme je jugeois de ma maîtreffe, fans fçavoir précisément à quoi je devois m'arrêter. Cependant forfqu'el qu'elle me voyoit, elle ne manquoit pas de me foûrire & de témoigner de la joye. On pouvoit fans paffer pour fat donner dans de fi belles apparences. Auffi n'y eut-il pas moyen de m'en défendre. Je crus Aurore fortement éprise de mon merite, & je ne me regardai plus que comme un de ces heureux domestiques à qui l'amour rend la fervitude fi douce. Pour paroître en quelque façon moins indigne du bien que ma bonne fortune me vouloit procurer, je commençai d'avoir plus de foin de ma perfonne, que je n'en avois eu jufqu'alors. Je depenfai en linges, en pommades & en effences tout ce que j'avois d'argent. La premiere chofe que je faifois le matin c'étoit de me parer & de me parfumer, pour n'être point en négligé, s'il falloit me prefenter devant ma maîtreffe. Avec cette attention que j'apportois à m'ajuf ter & les autres mouvemens que je me donnois pour plaire, je me flattois que mon bonheur n'étoit pas fort éloigné..

Parmi les femmes d'Aurore, il y en avoit une qu'on appelloit Ortiz. C'étoit une vieille perfonne qui demeuroit depuis plus de vingt années chez D. Vincent. Elle avoit élevé fa fille, & confervoit encore la qualité de Duegne; mais elle n'en rempliffoit plus l'emploi pénible. Au contraire, au lieu d'éclairer comme autrefois les actions d'Aurore,. elle ne s'occupoit alors qu'à les cacher. Un foir la Dame Ortiz ayant trouvé l'occafion de me parler, fans qu'on pût nous entendre, me dit tout bas, que fi j'étois fage & difcret, je n'avois qu'à me rendre à minuit dans le jardin; qu'on m'apprendroit là des chofes que je ne ferois pas fâché de fçavoir. Je répondis à la Duegne en lui ferrant la main que je ne manquerois pas d'y aller, & nous nous féparâmes vite, de peur d'être furpris. Que le tems me dura depuis ce moment jufqu'au fouper, quoiqu'on foupât de fort bonne heure, & depuis le fouper jufqu'au coucher de mon maître! Il me fembloit que tout fe faifoit dans la maison avec une lenteur extraordinaire. Pour furcroît d'ennui, lorfque Dom Vincent fut retiré dans fon appartement, au lieu de fonger à fe repofer,

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